Jean Luc Debry
Ouvrière d’usine. Petits bruits d’un quotidien prolétaire
Sylviane Rosière (Les éditions libertaires)

Albert Camus écrivit, à propos de Compagnons, le chef d’œuvre de Louis Guilloux, qu’il n’y avait pas d’un coté « la littérature ouvrière » et de l’autre « la grande littérature » (lire, sur le site de Smolny, son texte paru dans Révolution prolétarienne, n° 447, daté de février 1960), mais simplement de la bonne ou de la mauvaise littérature. La chronique de Sylviane Rosière qui coure sur un an – du 28 novembre 2006 au 6 décembre 2007 - est assurément à classer dans la première catégorie tout en s’inscrivant dans une tradition qui de Malva, à Émile Guillaumin en passant par Henry Poulaille témoigne d’une condition sociale qui rend l’exercice littéraire encore plus admirable, ce dont convenait Camus dans l’article auquel nous faisons ici référence.

Ce livre, Ouvrière d’usine, publié par les bons soins des Editions libertaires, qu’elles en soient remerciées, est assurément une œuvre littéraire de qualité. L’équilibre maitrisé entre la sobriété du style et la justesse – et pour cause - de la peinture « des petits bruits du quotidien prolétaire » est tenue de bout en bout avec adresse, et une discrète sensibilité. Ce qu’en d’autres termes, on appelle le talent. La maitrise délicate de l’auteure a des douceurs généreuses lorsqu’elle fait exister en quelques traits suggestifs et un court dialogue ses compagnes et compagnons, Fafa, Loic, Pascal, Hichem, et tant d’autres. La pudeur avec laquelle elle évoque ses émotions fait ressortir, par contraste la grossièreté et l’inélégance industrielle de l’usine, ses audits, sa productivité et ses turpitudes. Un petit bout de femme lucide et énergique malgré l’usure d’une vie passé à être au service des machines nous compte la vie qu’on leur fait.

Son premier jour d’usine remonte à 1969 ; « j’avais 18 ans et un petit solex bleu, dit elle ». Elle en a aujourd’hui 57 ans, et la quitte malade. Son récit coule au rythme des jours qui s’égrènent. Il va telle une mélodie mélancolique écrite par petits jets, comme un murmure. Rédigé après avoir quitté son poste, entre fatigue et lassitude, porté par un souffle court mais tonique, qui laisse filer, du bout des lèvres, des phrases précises et syncopées, cette narration est animée par la lucidité de sa rédactrice.
Des vies multiples, et tout aussi discrètes que la sienne, résistent de mille et une manières, malgré tout ; jusques et y compris dans les petites confessions entre collègues, l’alcoolisme et la brutalité d’une condition sociale qui enferme plus d’un jeune embauché dans une fuite en avant qui se transformera en cauchemar lorsque le licenciement, la prison et pour certains la maladie leur rappelleront ce qu’il en est de leur avenir. Autant de captifs dont l’évasion sera fatalement de courte durée. Toute la brutalité de leurs échecs tient précisément dans cette absence d’échappatoire ailleurs, autrement. Parfois, un marteau vole dans l’atelier.
Ouvrière dans une usine de décolletage en Haute Savoie, dans une vallée où ceux d’en haut vivent du commerce de la neige et pleurnichent lorsqu’elle vient à manquer, et ceux d’en bas la maudissent lorsqu’elle rend dangereuse « la route blanche qui monte à Chamonix », Sylviane Rosière dit si bien cette fatigue qui, jour après jour, détruit insidieusement les plus résistants, rend dingue ou au contraire atone, perdue ; une organisation du travail en équipe qui énerve, dans les deux acceptions du terme. Une pesanteur de tous les instants qui aggrave la résignation. Plus particulièrement lorsqu’il faut subir le machisme d’une coutume étrangère à l’athéisme de la narratrice. Les pratiques culturelles de nature religieuse, tel que le ramadân, arc-boutées sur le refus d’accepter que l’on ne vieille pas croire en Dieu, pèsent de tous leur poids sur le couvercle de la marmite dans laquelle mijote l’oppression ordinaire qui, en plus du reste, accable les jeunes femmes d’origine étrangère.

La vie quotidienne de cette usine sent « la chaussette sale » et « la couverture qui est dans la niche du chien », l’huile et la laideur. L’on étouffe l’été sous la tôle et la charpente métallique. Des prénoms vont et viennent, presque des ombres furtives, saisis par petites touches. Ils sont comme traversés par des rumeurs de rachats et les possibles fermetures d’usine si nombreuses dans la vallée.

Une petite voix de femme, celle de Sylviane Rosière, laisse entendre, avec une délicate assurance, la scansion d’un univers bercé par le bruit des machines, et les vapeurs de trichlo, d‘antirouille et de produits à dégraisser le sol qui rongent les âmes autant qu’ils détruisent les corps. Apparaissent, disparaissent et réapparaissent ceux qui au gré des équipes et de l’intérim, sont autant de lueurs vacillantes dont on saisit la condition tragique par intermittence dans une succession de dialogues que l’auteure rapporte avec soin ; elle qui sait si bien écouter sans se renier.
Pathétiques souvent, dérisoires parfois, aucune de ces existences ne laisse le lecteur à l’extérieur de son exposition. Au file de ces jours qui s’égrainent, l’usure intime se fait de plus en plus prégnante. La maladie guette. Se déclare. Le cancer, le salaire amputé, la perte de la prime d’assiduité. Et s’éloigne une usine où l’on a plus rien à y faire !

Etre humain dans un univers déshumanisant, se tenir droit malgré tout, avoir sa conscience pour soi quoi qu’il en coutât, savoir préserver son quant-à-soi, ne jamais renoncer à l’essentiel, sont en soi des actes de résistances. Ils tracent le chemin de la dignité. Sylviane Rosière sait rendre familiers ceux qui comme elle se débattent sans illusion pour soutenir la productivité d’une usine que la spéculation financière et la mondialisation menacent.

L’oscillation émouvante de sa chronique est une source de fierté que nous aimerions être digne de pouvoir partager avec elle.