La Malédiction du béton
15 récits croisés de Fred Morisse (éditions chant d’orties)

Après ZUP ! Petites histoires des Grands ensembles paru en 2005 aux éditions L’Insomniaque, Fred Morisse publie des « récits croisés » sur la banlieue, dans la banlieue qui fait tant fantasmer et que l’on découvre bien différente des clichés et des idées reçues…
Plusieurs histoires, ou plutôt une histoire séquencée, un récit ancré dans la réalité du quartier, qui est aussi un personnage central, et des rencontres… Il y a Nassim, Matthieu, les copains, Noémie, le père Zepadbol qui travaille dans les beaux quartiers, un peu plus loin, où il ressent « quelque chose comme des rapports, non pas de classe comme chez les humbles, mais de caste comme chez ceux qui vivent en vase clos, en société ghettoïsée du dedans. […] Jamais [Zépadbol] n’aurait voulu vivre dans une telle ville. Elle non plus ne voulait pas de lui et de sa descendance, se protégeant de l’invasion d’indésirables. Elle le tolérait juste pour bâtir et entretenir ses immeubles. Alors il ne comprenait pas pourquoi on faisait une telle réputation à son quartier, où pourtant on était plus accueillant, où l’orgueil n’était pas mépris, juste fierté de réprouvés. Les gens ne lui semblaient pas plus sauvages qu’ailleurs. Plus pauvres. Oui. »

La Malédiction du béton est aussi une balade dans la cité, le soir, où l’on traîne à regarder les fenêtres et à imaginer la vie de ceux et de celles qui vivent là. Ou encore comme une caméra qui survole les vies, les espaces, le vécu de chacun et chacune. Le béton est partout avec sa malédiction, auquel s’ajoute — dernière trouvaille du maire, véritable Haussmann de banlieue — les « maisonnettes, sorte de préfabriqué amélioré et vite monté. À dominante rose, [qui tiennent] davantage de la maison d’une Barbie prolo qui attendrait son Ken rentrant du turbin, que du pavillon providentiel. »
Le décor est planté, comme pour un film, Short Cuts dans une banlieue
que Fred Morisse observe et raconte avec ironie et tendresse. Qui n’a jamais vécu dans une de ces banlieues découvre une vie de quartier où l’on aimerait bien discuter avec les philosophes du coin, les Platons locaux.
« Le pouvoir, soit il te broie, soit il t’absorbe » dit Nassim qui se moque des opportunistes et déclare : « Faudrait déjà qu’on change nos mentalités, et qu’on se sente capable de prendre la place du pouvoir, et construire autre chose ensuite… Parce que les maîtres voudront toujours s’approprier le pouvoir ; nous, on veut juste se réapproprier la vie. » La démocratie ?
« Ce mot n’a plus aucun sens. Ils l’ont souillé, vidé de sa substance. […] La vraie démocratie, c’est quand la rue gouverne. »

Fred Morisse [1] : Initialement, j’ai écrit la première nouvelle qui donne son titre au livre et traite de la destruction d’un quartier. Et j’ai pensé articuler autour d’elle toute une vie, des personnages, des événements, donner vie au quartier. J’ai toujours en tête le quartier où j’ai grandi qui nourrit en fait le récit, partagé entre imagination et réalité. L’histoire de cette famille, qui déménage plusieurs fois dans des immeubles promis à la destruction, est véridique et j’ai trouvé la situation tellement absurde que j’ai voulu en faire quelque chose, la raconter.
On parle beaucoup de mixité sociale, mais c’est évidemment un leurre.
On pensait tout résoudre en détruisant les barres et les tours, mais en construisant les petits pavillons, les mêmes problèmes demeurent, cette fois à l’horizontal. Et c’est aussi cela que je décris avec la vie de cette famille.
Christiane Passevant : Et l’humour est toujours présent…
Fred Morisse : Évidemment, l’humour fait partie du quartier. Il faut toujours trouver l’équilibre entre une réalité sociale parfois difficile et l’humour. Les langues aussi se mélangent, les parents, les jeunes, le chauffeur de bus. C’est l’ambiance du quartier…

Et en prime des textes détournés (fin du lvre) :
Extraits : La malédiction du béton – Fred Morisse
Frères condés qui après nous courrez,
Si nos vies pour vous n’ont aucun prix,
Refreiner vos envies de trop taper,
Nos darons sauront vous dire merci.
Vous nous voyez ci-menottés, neuf, dix,
Devant le radiateur, accroupis,
Ballonnés par nos kebabs engloutis ;
Ne prenez le risque de voir sourdre
Par nos bouches les frites dégluties.
Mais on sait, vous n’en avez rien à foutre !
–
Frères casqués s’il faut vous demander
Un peu d’indulgence et moins de mépris,
N’ayez crainte nul ne sera damné
Ni révoqué, vous n’aurez pas trahi,
Puisque sommes serrés, pris et repris
Entre vos murs où l’espoir s’est tari.
Desserrez les menottes qui nous lient,
Ne redoutez pas de subir les foudres
Du commissaire qui de nous se rit.
Mais on sait, vous n’en avez rien à foutre !
–
Dans vos sombres cellules, entassés
Dans cette atmosphère rance, on croupit.
Odeur moisie de ceux qui sont passés
Avant nous, ont subis vos avanies,
Vos moqueries et vos blagues pourries,
Vannes à deux balles et railleries.
Enclos pour bétail humain amoindri.
Cependant nul ne pourra se résoudre
À plier, à soumettre son esprit.
Mais on sait, vous n’en avez rien à foutre !
–
Monsieur juge toi qui est seul maître ici,
Omnipotent punisseur de délits,
Sois indulgent et daigne nous absoudre,
Nos darons d’avance te remercient.
Mais on sait bien, tu n’en a rien à foutre !

LA VOLAILLE
(Baudelaire serré)
Souvent pour s’amuser les hommes de la brigade
Prennent quelques perdreaux pauvres moineaux des villes
Qui esquivent en tremblant les coups et les brimades
Des hommes du fourgon à la matraque agile
–
A peine les ont-ils embarqués et parqués
Que ces gosses du béton se débattent et s’énervent
Les membres entravés les poignets bien serrés
Mais bouche béante ils insultent, sont en verve
–
Ces galériens blasés comme ils sont pleins de haine
Eux naguère si rieurs grimacent de dégoût
Du bout de son tonfa un condé les malmène
L’autre exhibe un taser et puis les met en joue
–
Le poète est semblable à ces enfants amers
Qui foulent le bitume et se rient des képis
Perdu sur les pavés qui grondent de colère
Cœur et poings enflammés il chante l’Utopie