À la librairie le Genre urbain, sise dans le XXème arrondissement, le philosophe Bruce Bégout était venu présenter récemment son dernier bouquin : Le Park. Un récit en forme de rapport rédigé par un bureaucrate quelque peu délirant pour décrire un lieu imaginaire où se réalise la fusion du parc d’attraction et du camp de concentration. Le ludique et le morbide réunis. Mauvais goût garanti. L’auteur, en plus, mijote un ouvrage de réflexion, sérieux selon lui, sur l’univers concentrationnaire. Cela promet !
Toujours est-il que, pour expliquer à ses auditeurs le fondement phénoménologique de ce récit, l’auteur nous a dit s’être appuyé sur la crainte/fascination inhérentes à l’être humain face à l’immensité, l’infinité, l’indéterminé, confrontées à la conscience de sa propre finitude. D’où, pour se rassurer, une obsession ancestrale de la délimitation voire de l’enfermement.
Vous le voyez, ça naviguait haut dans cette librairie « bobo » !
La suite, je vais la découper en 3 actes :
acte 1 : les question-réponses. La première émana d’une sémillante jeune femme : « Vous dites que l’humain a peur de l’infini. Ne croyez-vous pas que ce qui le préoccupe, au contraire, c’est la sensation de vivre dans un monde fini, aux ressources en voie d’épuisement ? » Suivit un topo sur la disparition des poissons sous l’effet de la pêche industrielle et de la pollution. « Il y avait des milliards de poissons [sic] où l’on pouvait puiser à volonté. Maintenant, on s’aperçoit qu’il faut limiter la pêche [elle avait oublié la pollution J-P G] sous peine de voir disparaître toutes les espèces. Ce qui effraie l’homme, ce n’est pas l’infini, mais au contraire la raréfaction, la limite, la finition. L’impératif, c’est pas la délimitation, mais la limitation. »
Je laisse la réponse de l’invité, un peu à côté de la plaque, à mon avis.
acte 2 : après le débat, je choppe la nana pour lui demander, faussement innocent : « Vous avez dit que la préoccupation majeure, du moins parmi les gens conscients de la crise environnementale, était la limite des ressources disponibles. Comment expliquez-vous, alors, que l’on parle de et même que l’on parie sur un « développement durable », c’est-à-dire illimité dans le temps pour ne pas dire éternel ? N’est-ce pas un peu contradictoire ? Je vous donne tout de suite ma réponse sur le sujet. Ce que l’on cherche à faire durer, en fait, c’est le système capitaliste en le recyclant, au plan pratique comme au plan idéologique. Outre atlantique, on appelle ça le « greenwashing ». Et moi d’enchaîner sur une brève argumentation en bonne et due forme, avec références bibliographiques à la clef, sur l’incompatibilité entre la survie de l’humanité et celle du capitalisme.
Mon interlocutrice ignorait apparemment qu’il y ait des scientifiques considérant le « développement durable » comme une mystification, pour ne pas dire une foutaise. Je lui ai répondu ceci : qu’ils étaient une infime minorité, en France, notamment. Et qu’outre que la crédulité devant les discours autorisés — je n’ose pas dire « l’idéologie dominante » pour ne pas paraître ringard — , qui n’épargne pas plus les savants ou prétendus tels que les profanes, cela s’expliquait. Cette thématique permet, en effet, à ceux qui la promeuvent de croûter. Et de ne pas subir les limitations qu’ils préconisent aux autres en matière de consommation. Autant dire que les esprits sceptiques et à plus forte raison critiques peuvent s’abstenir. Sauf si la critique est interne et ne remet pas en cause l’accumulation du capital, dynamique sans fin s’il en est. » Fin de mon envolée.
Comme cette interlocutrice avait l’air intéressée, bien que décontenancée, je lui ai demandé son e-mail pour lui envoyer mes papiers pondus sur ce thème, avant de lui poser la question qui me démangeait : « Sur quoi travaillez-vous ? » Réponse : « Sur le développement durable ». Ce à quoi j’ai rétorqué : « Bon courage ! Du moins si vous cherchez à aller à contre-courant de vos employeurs et vos collègues dans la profession. Sinon, c’est d’endurance dont vous aurez besoin, pour supporter sans broncher les conneries déversées en boucle pour accréditer ce mythe. »
Que n’avais-je pas dit !
acte 3 : J’ai cliqué, le jour suivant, le nom — Alice Audouin — de mon interlocutrice sur google pour savoir à qui j’avais eu affaire. Au cas où elle aurait quelque renom. Tu parles ! Vous devriez en faire autant. Elle apparaît, entre autre, dans différents clips, sûre d’elle-même et triomphante : c’est la grande prêtresse française de la « communication responsable » pour la « promotion du développement durable en entreprise ». Bref, c’est une célébrité dans les milieus d’affaires et les médias alignés.
Le reste, vous le trouverez sur google, œuvres littéraires de la dame — une « référence », selon un autre communiquant qui l’interview et à qui elle cire les bottes — comprise. Dont, outre des manuels de greenwasing entrepreneurial, un roman, Écolocash — cela ne s’invente pas ! Quatrième de couverture : « Une écologie de circonstance, les péripéties d’une jeune consultante en communication prête à tout pour sa carrière, jusqu’à devenir une “écolo” ». Le dossier de presse sur le livre, avec photos à l’appui, est impressionnant. Exemple : « fable comique et récit pamphlétaire, dénonce la récupération de l’écologie par le marketing à travers les mésaventures d’Émilie, jeune consultante en stratégie ». Ladite fable va être portée à l’écran, sous la supervision de l’auteure. L’intitulé du blog choisi par elle est à l’avenant : « Alice in warmingland ». [warming : réchauffement, pour les non anglophones].
Cette merveilleuse Alice au cynisme assumé est tout sauf une idiote. Je
lui laisse le mot de la fin, pêché lui aussi sur google, pour définir sa vocation : « Je ne fais que mettre des rustines, mais je ne change pas la roue ». Comme tous les écologistes d’État ou d’entreprise. Sauf qu’elle ne l’ignore pas. Et, de surcroît, ne s’en cache pas. Peu importe que, dévastation écologique aidant, on aille, tôt ou un peu plus tard, grâce à des gens comme elle, tous dans le mur. Seul semble compter pour eux, une fois rebadigeonné de vert, le mur d’argent. Pour y grimper, on l’aura deviné, et non pour le démolir.