Selon les auteurs d’un ouvrage récemment paru sur la montée du sécuritaire dans les « pays occidentaux », les mesures décidées et appliquées au nom de la « lutte anti-terroriste » ne s’inscriraient pas dans « une stratégie de long terme des gouvernements pour s’exonérer de la loi ordinaire et instaurer un climat de surveillance nous faisant sortir de la démocratie » [1].
Une telle interprétation,
« répandue chez les défenseurs des libertés publiques », serait, en effet,
« aussi caricaturale » que celle de leurs adversaires pour qui l’ampleur de la menace terroriste « justifie le recours à des pratiques d’exceptions temporaires permettant seules de sauver les valeurs démocratiques ». Bref, les premiers ne feraient qu’« inverser le raisonnement des seconds » puisque les uns et les autres omettraient un « point crucial » : « tous les citoyens n’ont pas à subir les affres des politiques anti-terroristes ».
Un oubli qui autoriserait à renvoyer dos à dos les tenants de ces thèses opposées.
À l’appui de cette appréciation, une argumentation est avancée qui, s’il elle n’est pas, elle aussi, « caricaturale », est pour le moins effarante de naïveté, et de toute manière, en contradiction avec la simple observation. « Ces politiques, affirment les auteurs, contribuent à cliver les sociétés entre individus “ conformes ” et individus “suspects ” ou “ déviants ”, assujettis à des traitements différents : les uns continuent de bénéficier de la protection et des libertés démocratiques, alors que les autres sont soumis à des pratiques extralégale. [2] » Comme si ce tri et les discriminations de traitement qui s’ensuivaient n’impliquaient pas au préalable l’extension du fichage et d’une surveillance généralisée à l’ensemble de la population : de tout temps, pour pouvoir distinguer entre les « bons » et les « méchants », il a bien fallu, par définition, les amalgamer au départ !
Caméras de surveillance, contrôle du courrier électronique, badges en tous genres, bornes biométriques, carte Vitale, pass Navigo, fichage de facto des passagers des vols vers les États-Unis, et autres artéfacts déjà en usage ou qui le seront d’ici peu : nul n’échappe à la suspicion a priori, qu’elle soit ou non justifiée, d’ailleurs, par la « lutte contre le terrorisme ». Faut-il, pour rester dans l’actualité, mentionner les projets de fichage Edvige ou Cristina ? Et c’est précisément contre cela que s’insurgent les « défenseurs des libertés publiques ». Ils n’acceptent pas que chacun puisse être considéré comme un délinquant voire un criminel sinon un « terroriste » potentiel, ou encore, avec la criminalisation en cours des comportements non conformes, au moins comme un individu porté aux « incivilités ».
Laissons de côté, ici, les problèmes politiques de fond que soulève la double assertion non fondée selon laquelle, d’une part, ce « climat de surveillance » imputé à tort, selon les auteurs de l’ouvrage, à nos gouvernants, ne serait encore que virtuel, et, d’autre part, que son instauration éventuelle nous ferait « sortir de la démocratie » alors qu’on est en droit de douter que nous y soyons entrés, au vu de la nature et du fonctionnement oligarchiques des pouvoirs en place. À s’en tenir au pied de la lettre de l’argumentation, il est confondant, en tout cas, de voir que l’on puisse encore faire appel aujourd’hui, dans un ouvrage qui se veut par ailleurs critique à l’égard des « dispositifs de gestion de l’insécurité », au distinguo fallacieux entre, d’un côté, « la protection » — laquelle ? celle assurée par l’État ? — et « les libertés démocratiques », et, de l’autre, les « pratiques extralégales ».
Sans même évoquer le « Patriot Act » étasunien, il ne devrait pas être besoin de rappeler que le propre d’une loi liberticide est justement, si l’on peut dire, de rendre légales des pratiques qui ne l’étaient pas, et de porter atteinte à ladite « protection » que le citoyen est en droit d’attendre de l’État — pour peu que l’on croie encore à cette fable —, et aux « libertés démocratiques » que celui-ci est censé garantir. Or, ce ne sont pas les lois liberticides qui ont manqué en France, depuis celle mise sur orbite par le garde des Sceaux Alain Peyrefitte à la fin des années 70 du siècle dernier jusqu’à celles concoctées à un rythme soutenu depuis le début de celui-ci par la droite revenue au pouvoir.
Bien sûr, il est peu plausible que les membres des professions intellectuelles, chercheurs en tête, aient « à subir les affres des politiques antiterroristes ». Du moins dans un avenir immédiat. Mais, outre qu’un nombre déjà conséquent de citoyens de ce pays — pour ne rien dire des immigrés clandestins —, jeunes et pauvres en général, ont eu un avant goût, souvent amer, de ce que ces politiques signifient, lors d’un
« contrôle d’identité », par exemple, ou d’un séjour dans un commissariat, il n’en demeure pas moins que nul ne peut se vanter à l’avance, y compris parmi les sociologues ou les politologues, de ne jamais tomber à son tour dans les « filets du contre-terrorisme global ». Sauf, évidemment, ceux qui s’emploient et sont employés — appels d’offres et contrats de recherche à l’appui — à en resserrer les mailles.