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Jean-Pierre Garnier
Un peu d’huile sur le feu des « banlieues »
La rage et la révolte d’Alessi Dell’Umbria (Agone)
Article mis en ligne le 15 mars 2010
dernière modification le 28 février 2010

Avec ce petit livre décapant, et réjouissant aussi, oserait-on dire, par son style alerte et incisif, si le thème s’y prêtait, A. Dell’ Umbria jette un pavé rouge et noir du plus bel effet dans le parterre de roses des bons sentiments. Le thème ? La révolte des « jeunes de cités ». Publié il y a quatre ans sous le titre C’est de la racaille ? Et bien j’en suis ! (L’Échappée, 2006), c’est une version revue, complétée et corrigée de ce brûlot, munie d’une préface et d’une postface, qui paraît aujourd’hui.

Brûlot est bien le terme adéquat pour qualifier ce livre. Dans la foulée des émeutes de novembre 2005, « une pluie d’ouvrages pondus par des collectifs de sociologues, d’urbanistes ou de philosophes s’est abattue sur l’Hexagone », note l’auteur dans la préface. « Et la pluie éteint le feu ». Or, c’est à le raviver qu’il s’emploie au contraire, quitte à passer pour un complice intellectuel des incendiaires. Coupant court à la question rebattue — « comment cela a-t-il pu se produire, et, donc, comment éviter que cela se reproduise » — à laquelle les observateurs diplômés se plaisent à apporter leurs réponses aussi ineptes qu’attendues, A. Dell’Umbria résume en quelques mots les motivations des jeunes révoltés : « nés dans monde hostile, ils se montrent hostiles à tout le monde ».

Cette hostilité d’un monde qui ne leur promet qu’un avenir de déréliction, ils la ressentent bien avant de devenir adultes : « même s’ils n’ont que quatorze ans, ces incendiaires savent ce qu’il les attend ; et les plus âgés connaissent déjà la mécanique bien rodée qui conduit des petits boulots sans qualification et sans protection à l’ANPE, de celle-ci aux stages bidon ». L’optimisme, longtemps associé à la jeunesse, n’est donc pour eux plus de mise. « Quand on grandit dans une famille où l’on mange grâce au RMI du père et au deal de shit du grand frère, on n’a guère d’illusions sur le futur ».

Bien des facettes de cette survie au jour le jour ont déjà été étudiées sans que, pour autant, en soient tirés les enseignements politiques qui devraient logiquement en découler. Ainsi en va-t-il des zones de relégation, baptisées « zones sensibles » par les stratèges de la soi-disant « politique de la ville », où sont parquées les nouvelles générations de sous-prolétaires.

Depuis plusieurs décennies, c’est à qui parmi les architectes, urbanistes et autres praticiens ou théoriciens de l’aménagement urbain fustigera avec le plus d’énergie l’urbanisme fonctionnaliste des années 1950 et 1960, qui
« érigeait la ségrégation et l’isolement en principe », comme le rappelle A. Dell’ Umbria, en opérant « une rupture radicale avec le maillage complexe qui constituait les villes », en découpant arbitrairement l’espace à construire en zones monofonctionnelles, en favorisant le repli familial dans les bien dénommées « cellules » empilées ou juxtaposées dans les immeubles de logements dits « sociaux ». Car ce qui est souvent présenté comme une « erreur monumentale » obéissait et obéit toujours à l’une des finalités majeures imparties au logement social en régime capitaliste : « rendre impossible toute forme de rassemblement, de solidarité et de proximité ente les habitants. » Des HBM (habitations à bon marché) aux HLM en passant par les cités ouvrières nées de la bienveillance intéressée du patronat, l’objectif est resté le même : interdire les relations de voisinage, atomiser le peuple.

« Du côté des pouvoirs dits publics, rien ne changera : on dynamitera quelques tours par-ci, quelques barres par-là, mais la désintégration du tissu urbain se poursuivra, et avec elle la ghettoïsation inexorable des plus démunis. » Ce que confirme, la « rénovation urbaine » lancée au début des années 2000 dans les communes de banlieue populaires. Sous couvert de promouvoir la « mixité résidentielle », on a commencé à démolir en partie les grands ensembles et cités, en particulier là où résidaient les « familles lourdes » et autres « cas sociaux » — c’est-à-dire les ménages les plus pauvres — pour les disperser au large des agglomérations, et laisser ainsi la place à des bâtiments et des appartements de plus petite taille, susceptibles d’accueillir des habitants appartenant aux franges inférieures des nouvelles classe moyennes, pour qui se loger dans les parties centrales des villes est devenu hors de prix. Sous de nouveaux atours et parée de nouveaux discours, l’urbanisme reste ce qu’il a toujours été, surtout quand lorsqu’il s’agit de loger le peuple : une « organisation hiérarchique et autoritaire de l’habitat humain », selon A. dell’Umbria.

Ni sociologue ni journaliste, mais directement impliqué depuis longtemps dans les combats pour « le droit à la ville » aux côtés de ceux qui s’en voient de facto privés, ce Marseillais rompu à la critique sociale de l’urbanisation capitaliste, pourrait en remontrer à maints chercheurs spécialisés. Une à une, les laborieuses théorisations, prétendument scientifiques mais subtilement apologétiques, échafaudées par des universitaires vassalisés pour rendre compte des « mutations urbaines » contemporaines sont mises en pièces avec délectation.

Qu’advient-il, par exemple, de l’espace public, en lequel de bons apôtres du « vivre ensemble » dans une société plus clivée que jamais voient le garant spatial d’une préservation du « lien social » ? « Du fait qu’il est supposé appartenir à tous, répond A. Dell’umbria, il n’appartient en réalité à personne. La seule instance qui ait le droit de l’investir, c’est la police. L’espace public, c’est le territoire de l’État ». Et que dire de la « mobilité », synonyme de liberté pour les citadins automobilistes, si l’on en croit des sociologues stipendiés par la firme Peugeot ? Encouragée par la voiture, elle incarne comme celle-ci l’« enfermement croissant des néo-urbains dans des trajectoires solitaires : elle offre une liberté de mouvement en échange d’un isolement croissant, qui rend cette liberté illusoire. » Quid de la « métropolisation », processus décrété à la fois inéluctable et bénéfique, dont le Grand Paris, au dire de ses propagandistes, savants ou non, serait l’une des illustrations prometteuses ? « La capitale, rétorque
A. Dell’Umbria, dilatée aux dimensions de l’Ile-de-France, fonctionne comme un aspirateur, brasse et malaxe des millions d’individus délocalisés, comme une gigantesque machine à déraciner. » Dans leur immense majorité, en effet, « les Franciliens ne s’enracinent guère. À la limite, les seuls qui prennent racine — si tant est que des racines puissent prendre à travers le béton, sont les enfants d’immigrés, nés là de parents déracinés ». D’où l’apparition de ces « zones de non droit » dans la nomenclature policière, à « reconquérir », manu militari au besoin. « Pas étonnant, commente l’auteur, que ces jeunes damnés de la ville « finissent par considérer ce petit bout de territoire (les halls d’entrée, les caves, la pelouse teigneuse qui environne leur immeuble) comme le leur : ils
savent bien que “ les autres ” auront toujours la ressource d’aller vivre ailleurs […] ».

La réorganisation de l’espace urbain n’est pas seule en cause, cependant, pour expliquer la révolte des « jeunes de banlieue », et surtout en quoi elle diffère des insurrections prolétariennes d’antan. Sans doute, « les cités HLM n’ont plus rien de comparable avec ces quartiers qui, à l’époque du mouvement ouvrier, servirent de “ base arrière ” à une communauté ouvrière qui y trouvait à la fois un repère fort et un tissu de relations autonomes ». Mais, la relégation, comme d’ailleurs la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse, dont la première n’est après tout que l’inscription spatiale, ne suffisent pas à rendre compte de qu’ont d’inédites les « violences urbaines » imputées aux racailleux des cités. Aux facteurs de troubles d’ordre socio-économique qui font d’eux des fauteurs de troubles, s’en ajoutent un autre, de caractère politique : la disparition d’une opposition anti-capitaliste — socialiste ou communiste, peu importe — capable de fournir une alternative digne de ce nom — et non une « alternance » ! — à l’ordre des choses existant.

À l’aide d’un argumentaire aussi pertinent que percutant, A. Dell’Umbria dit tout le mépris que lui inspire une gauche « héritière en France, comme partout en Europe, d’un siècle de lâchetés, de mensonges et de trahisons », qui ne saurait être « la solution du problème », puisqu’elle « fait partie du problème ». Et cela avant comme après sa contribution à la « pacification » de l’Algérie, ainsi qu’elle l’a encore une fois montré par son silence qui valait approbation lors de l’instauration de l’« état d’urgence » pour mater la rébellion des « sauvageons ». « Faute d’avoir été jamais révolutionnaire », précise l’auteur, « elle n’a même plus les moyens d’être réformiste, et se contente de mobiliser des épouvantails — Le Pen hier, Sarkozy aujourd’hui — pour mobiliser ses troupes ».

Il faut dire qu’au-delà, ou en deçà, de la faillite de la gauche officielle, A. Dell’Umbria ne cache pas son allergie à tout « débouché politique », c’est-à-dire électoraliste, aux luttes menées sur le terrain par les dépossédés, que ce soit dans les « quartiers » ou sur les lieux de travail. « Voter n’est pas un acte, c’est une délégation de pouvoir », proclame-t-il, à l’encontre des Djamel Debbouze, Joey Starr et consorts, qui parce qu’ils « ont réussi dans la société française, se placent au point de vue de la promotion d’une upper middle class bronzée et noire, d’une beurgeoisie ». Peu après l’extinction des émeutes de novembre 2005, le rappeur de NTM avait lancé ce slogan : « Au-delà des mots, il faut passer aux actes », en brandissant sa toute nouvelle carte d’électeur. « Voilà que lorsque les jeunes passent concrètement à l’acte, il n’a rien d’autre à proposer que de passer à l’isoloir », ironise Dell’Umbria.

Il ne s’ensuit pas pour lui, néanmoins, que ces passages à l’acte ouvriraient automatiquement la voie à un bouleversement des rapports sociaux. Nul angélisme dans les appréciations de l’auteur à l’égard de ces jeunes gens par ailleurs aliénés comme le reste de la population par les mêmes valeurs mercantiles et consuméristes, que le désir de revanche sociale peut conduire de temps à autre à jouer en centre-ville « les guerriers de la banlieue » en s’en prenant physiquement aux collégiens et aux lycéens qui manifestent contre le gouvernement. Il faut dire qu’aux yeux de Dell’Umbria, « il est grand temps de remettre en cause le principe même » de la manifestation traîne-savates traditionnelle dans les artères principales du centre-ville. Encadrée à la fois par son « service d’ordre » et, de plus en plus, par les « forces de l’ordre », cette « promenade symbolique » est « conçue pour vider les gens de leur énergie ». Comme pour le scrutin électoral, il s’agit de « faire nombre. Mais ce nombre, converti en masse, n’a aucune importance stratégique puisqu’il s’agit seulement de se montrer ». Il y a belle lurette que les manifs ne sont plus des « démonstrations de force », mais bien plutôt des « démonstrations de faiblesse — tant de gens dans la rue pour y faire si peu de choses ! » Il est dès lors logique que « les excités de la banlieue ne s’y sentent guère chez eux, en plus du fait qu’elles se déroulent loin de leur territoire ».

Pour qu’il en aille autrement et que la manifestation montre à nouveau aux dominants « le péril que constitue la multitude assemblée », en empruntant au besoin, non pas un itinéraire imposé, mais « un parcours imprévisible et insaisissable », il faudrait au préalable que les jeunes révoltés de banlieue sortent du confinement socio-spatial auquel ils sont soumis. « Avec l’extension et la généralisation du salariat précaire, des formes inédites de lutte pourraient voir le jour » qui échapperaient à l’emprise des appareils syndicaux et politiques. Et des alliances inédites, également, face à l’oppression et l’exploitation. « La question est de savoir », affirme Dell’Umbria en guise de conclusion, « comment cette “armée de réserve du négatif ” pourra rencontrer d’autres troupes de l’insatisfaction sociale, celles des enfants des classes moyennes blanches à leur tour précarisés et confrontés à la violence d’État. »

« Aucun leader étudiant, même soutenu par le service d’ordre cégétiste, aucun SOS-Racisme ne pourrait empêcher que les jeunes des banlieues pauvres et de la “ middle class ” déclassée ne se retrouvent dans la rue — dans une gare, sur un parking d’hypermarché, n’importe où l’on peut créer la surprise ». À en juger par le renforcement continuel de l’appareil répressif, on devine que « cette possibilité hante les gouvernants ». Sur ce point, Nicolas Sarkozy donne d’ailleurs raison à Alessi Dell’Umbria : « S’il y avait connexion entre les étudiants et les banlieues, tout serait possible. Y compris une explosion généralisée et une fin de quinquennat épouvantable », augurait le président de la République en mars 2006 [1].