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Christiane Passevant
Lea Tsemel, avocate et militante (3)
Femmes dissidentes au Moyen-Orient
Article mis en ligne le 12 janvier 2010
dernière modification le 1er août 2023

Entre les deux entretiens avec Lea Tsemel, sa lutte quotidienne s’est encore amplifiée. En 1999, la bataille menée devant la Cour suprême contre l’illégalité de l’utilisation de la torture sur des détenu-e-s au cours des interrogatoires a été victorieuse.

En juin 2001, vingt-trois survivant-e-s déposèrent une plainte en Belgique contre Ariel Sharon et les responsables — Israéliens et Libanais — des massacres de civils dans les camps de Sabra et Chatila du 16 au 18 septembre 1982. Une loi belge de 1993, amendée en 1999, permit aux juges « d’instruire rétroactivement les plaintes pour crimes contre l’humanité ou crimes de guerre, quels que soient la nationalité des plaignants ou le lieu des crimes [1] ». Toujours aussi déterminée dans sa lutte pour la justice, Lea Tsemel participa, en juillet 2001, à une conférence de presse organisée par LAW (organisation pour la défense des droits humains dans les territoires occupés) à Jérusalem. LAW avait retrouvé deux témoins des massacres de Sabra et Chatila et joignit leurs témoignages à ceux des survivant-e-s.

À cette occasion, Lea Tsemel souligna : « Il me semble important d’expliquer, d’éduquer et d’exiger de chaque Israélien qu’il assume son entière responsabilité pour chacun de ses actes. Certains actes qui ont lieu aujourd’hui sont totalement illégaux et peuvent être considérés comme des actes de guerre […] Nous n’avons pas le droit de créer d’autres réfugiés. Nous n’avons pas le droit de détruire des maisons ». Et d’ajouter vouloir « avertir ses compatriotes, et surtout ceux qui servent dans l’armée, qu’ils ne peuvent plus agir en toute impunité ou se retrancher derrière l’ordre d’un supérieur pour commettre un crime ». Elle lança également un appel à témoignage : « Je m’intéresse à Sabra et Chatila, mais si des soldats israéliens veulent venir me parler du massacre de Kybia ou de celui de Kafr Kassem [2], ou encore des crimes qui sont commis chaque jour contre les Palestiniens pendant cette Intifada, il est évident que je les recevrai à bras ouverts. »

Après la mascarade des accords d’Oslo, l’aggravation des conditions de vie dans les territoires occupés, avec l’accélération de la colonisation et l’escalade de la violence militaire sont apparus les attentats-suicides.

Lea Tsemel est alors devenue pour de nombreuses personnes « l’Israélienne qui défend les kamikazes palestiniens », un raccourci qui demanderait toutefois plus de nuances. Elle précise : « chacun se bat avec les moyens dont il dispose — les Israéliens ont des hélicoptères et des bombes tandis que les Palestiniens n’ont qu’eux-mêmes et des explosifs artisanaux très rudimentaires. […] Je ne soutiens pas de telles actions et je n’estime pas qu’elles constituent une solution, mais je peux parfaitement comprendre comment les attentats-suicides sont devenus un moyen de lutte populaire — tout d’abord parce que cela marche et, deuxièmement, parce que les gens sont prêts à tout risquer pour faire avancer leur lutte nationale. Ils ont le sentiment qu’ils doivent le faire. Aucun des Palestiniens que je connais n’y a été contraint. Ils se sont tous portés volontaires.Voir le film de fiction, Paradise Now (2005) de Hani Abu-Assad qui évoque les motivations et le processus qui entraîne deux jeunes Palestiniens de Naplouse à faire un attentat-suicide. Également le documentaire de Juliano Mer Khamis, Arna’s Children (Les enfants d’Arna) (2003). » Mais, ajoute Lea Tsemel, « Je ne vois pas pourquoi on s’indignerait de mes opinions. Si on demandait à un Israélien de se placer dans une telle situation d’occupation et d’oppression, il admettra qu’il se comporterait de la même manière. Je n’ai jamais entendu ceux qui sont choqués par de tels attentats-suicides, qui tuent des femmes et des enfants, émettre des critiques similaires quand il s’agit de bombes israéliennes qui tuent des civils palestiniens ». Et si l’on considère « la culture israélienne qui présente les combattants qui ont recours au suicide comme des héros, je ne comprends pas pourquoi les gens s’indigneraient de mes opinions. J’ai été élevée dans le mythe du “mieux vaut se suicider que de se rendre [3]” : Samson par exemple qui, pour vaincre les Philistins à Gaza, fit s’écrouler le théâtre sur lui-même et sur tous les civils qui se trouvaient à l’intérieur, c’est un héros formidable aux yeux des enfants israéliens. »

Après la provocation d’Ariel Sharon en septembre 2000 qui marque le début de la seconde Intifada, la construction du mur génère un mouvement chez les Israélie-ne-s, notamment chez jeunes militant-e-s qui refusent le service militaire. La lutte s’organise et les manifestations hebdomadaires contre la construction du mur complètent les requêtes auprès de la Haute Cour de justice [4]. La recrudescence de la violence des militaires à l’égard des manifestant-e-s contre le mur se manifeste rapidement par des tirs de balles en caoutchouc. Mais la résistance ne faiblit pas.

En 2003, la lutte populaire pour permettre à des paysans palestiniens d’accéder à leurs champs prend le nom d’Anarchistes contre le mur. Et aux cris de « Non à un ghetto construit par des Juifs ! Non aux murs entre les peuples ! Arrêtez l’occupation ! », les Anarchistes passent à l’action en enfonçant la « porte du mur de l’apartheid ». L’armée réplique, tire des balles en caoutchouc et réelles en visant les genoux, nouvelle technique employée pour mutiler, et procède à de nombreuses arrestations. Une manifestation s’organise avec notamment Yonathan Pollack, figure importante du mouvement anarchiste, devant le poste de police pour exiger la libération des activistes détenus. « Grâce à l’entremise de Yoni Lerman [avocat] et de Lea Tsemel, le siège est levé et tous les activistes relâchés. » Cet épisode de la répression et du tir, à balles réelles, contre des Israélien-ne-s a un écho retentissant dans la presse israélienne. Un débat a lieu a la Knesset et une enquête est demandée [5].

En mars 2006, Lea Tsemel est toujours aussi difficile à joindre. Finalement, l’entretien se fera par téléphone, entre Jérusalem et Haïfa.

Tu es née à Haïfa et tu y as vécu toute ton enfance ?

Lea Tsemel : Absolument, jusqu’à l’université. J’ai ensuite étudié à Jérusalem, d’abord l’ethnologie, puis le droit. J’ai terminé en 1971, mais mon engagement politique date de 1967.

— Dans quel quartier vivait ta famille à Haïfa ?

Lea Tsemel : C’était un quartier plutôt bourgeois, je dirais bourgeois professionnel. Haïfa est une ville ouvrière. Mon père était ingénieur et également artiste peintre. Il travaillait pour la municipalité. Mes parents étaient tous deux membres du parti travaillistes, très conservateurs. J’ai vécu une enfance heureuse à Haïfa, sans histoires.

— Ton père est décédé quand tu étais jeune ? Cela a été difficile pour l’adolescente que tu étais ?

Lea Tsemel : J’avais 16 ans. J’étais au lycée et cela a été dur.

— Penses-tu que sa disparition, au moment de ton adolescence, a eu une influence sur ton engagement par la suite ?

Lea Tsemel : C’est possible ; cela a peut-être eu un effet. Son absence était importante. Ma mère était une femme douce qui me laissait une grande marge de liberté. Elle a d’ailleurs été critiquée pour sa manière de m’élever. Après 1967, et ma décision de militer, les gens m’ont rejetée et ont rompu avec moi ; de même avec elle. Ma mère a été dans l’obligation de choisir entre ses ami-e-s et sa fille, et sa décision l’a isolée. Si mon père avait été vivant, peut-être aurait-il tenté d’exercer une pression sur moi et de changer le cours des choses. Ma mère a essayé, mais sans succès.

— Avais-tu plus de maturité en raison de la mort de ton père ?

Lea Tsemel : En quelque sorte. On peut le dire ainsi.

—  Ton frère aîné partage-t-il aujourd’hui ton engagement politique ?

Lea Tsemel : Non, pas vraiment. Je dirais qu’il est pour une gauche modérée. Il vote pour le parti travailliste. C’est un homme juste et nous sommes très proches. Mon frère a subi de véritables interrogatoires lorsqu’il était à la recherche d’emplois, en raison de mes prises de positions et de mes actions politiques.

— Il t’en a voulu ?

Lea Tsemel : Pas du tout.

— Dans le premier entretien, tu as parlé de difficultés avec tes enfants en tant que militante ?

Lea Tsemel : Il s’agit en fait de deux périodes distinctes. Pendant l’enfance et la jeunesse de mon fils aîné, c’était vraiment très difficile. Des positions politiques comme les miennes étaient très rares. Mon fils ne les acceptait absolument pas. Il était extrêmement critique et il en a souffert. Les autres enfants lui rappelaient sans cesse ce que j’étais, ils me traitaient de « Arab Lover » [maîtresse d’Arabe]. L’époque était très dure. Mais pour ma fille, c’était plus acceptable. Elle était même fière d’être la fille d’une combattante pour les droits humains.

— Comment réagit ton fils aujourd’hui ?

Lea Tsemel : Il commence seulement maintenant à penser que c’était juste. Mais c’était un enfant très critique à qui il a fallu du temps pour comprendre et accepter. Depuis mon fils s’est marié et j’ai deux petits-enfants.

— Depuis notre rencontre en 1992, beaucoup de choses ont changé.
Les importants changements politiques ont-ils transformés la nature de ton travail ?

Lea Tsemel : La situation politique a énormément changé. En 1992,
je pouvais dire que la victoire était proche. À l’époque, j’étais convaincue de son imminence. Gagner était une question de jours. À présent, je suis très pessimiste. Je ne vois rien de positif à l’horizon. Je ne sais pas où nous allons, ni vers quoi et j’ignore comment cela va évoluer. Je ne vois aucune solution de règlement.

— Les accords d’Oslo ont, de ce point de vue, engendré la déception ?

Lea Tsemel : Oui. Il y a eu un espoir immense au début, et ensuite cela a été une grande déception.

— Tu continues à défendre les Palestinien-ne-s ? Ton travail n’a pas changé sur ce plan ?

Lea Tsemel : Non, bien au contraire. J’ai d’abord pensé que cela changerait mon travail et que les choses évolueraient dans le bon sens. Mais il y a toujours plus de prisonniers et de prisonnières, et de plus en plus de cas [6]. Encore une fois, mon travail reste le même.

— Quand nous sommes allé-e-s au tribunal militaire de Ramallah en 1992, tu défendais un prisonnier suspecté d’avoir tué un collaborateur et dont les aveux avaient été obtenu par la torture. Plaides-tu encore beaucoup de cas de torture de prisonnier-e-s ?

Lea Tsemel : Oui, hélas. J’ai pris une part très importante dans la lutte contre la pratique de la torture [7]. Nous étions en procès en 1999 et allions le gagner lorsque la Cour suprême, après avoir reconnu l’utilisation de la torture par les services secrets, a déclaré celle-ci illégale. Cela ne signifie pas que la pratique de la torture s’est arrêtée et qu’il n’existe plus de cas de torture, mais il est certainement plus difficile de le faire. Cette décision de la Cour suprême était très courageuse et c’est une très grande victoire.

— Penses-tu que l’occupation contribue à une violence endémique dans la société israélienne ?

Lea Tsemel : Absolument. Les gens qui oppriment autrui ne sont pas libres. Exprimer la violence quotidiennement a des conséquences sur la vie personnelle, familiale, au foyer. Le constat est évident en ce qui concerne la société israélienne [8].

— À l’étranger, de nombreux points paraissent incompréhensibles. Par exemple, en 1987, c’est Itzhak Rabin qui a donné l’ordre de casser les bras des lanceurs de pierres des jeunes palestiniens, mais depuis son assassinat en novembre 1995, il est encore plus considéré comme une colombe [9]. Autre exemple, Sharon passe pour un homme politique courageux et en faveur de la paix après le retrait unilatéral de Gaza.
Il est difficile, de l’extérieur et hors du contexte, de comprendre, ce
type de retournement dans l’imaginaire collectif.

Lea Tsemel : Tout est là. Sharon est responsable du retrait militaire unilatéral de Gaza bien que ses motivations ne soient pas claires. Et il est aussi le responsable des massacres de Sabra et Chatila en 1982 [10].

— C’est une grande question dans les pays occidentaux, tenter de comprendre cette violence. Israël est pourtant considéré comme la seule démocratie de la région.

Lea Tsemel : C’est vrai, c’est une démocratie pour les citoyen-ne-s juifs. Une sorte de démocratie uniquement pour les juifs et les juives en Israël, mais cela ne concerne pas les Palestinien-ne-s d’Israël et certainement pas ceux et celles qui vivent sous occupation en Palestine [11].

— L’impression que l’on a ici, en Israël, est que la Palestine n’existe pas ?

Lea Tsemel : Il fut un temps où la population avait peur des bombes et de la terreur, mais, à présent, beaucoup moins comme tu as pu le constater.

— Je ne sais s’il y a un lien avec Haïfa, mais tu en es originaire et tu es engagée comme Arna Mer Khamis. Que peux-tu dire à propos d’Arna ? A-t-elle été pour toi une source d’inspiration ?

Lea Tsemel : Je peux dire beaucoup de choses sur Arna. Elle était très spéciale. Quand elle faisait partie du Palmach ; c’était une héroïne nationale. C’était une femme très forte, sans doute l’une des premières féministes de ce pays, une battante. Arna était très jeune en 1948, au moment de la lutte contre les Arabes.

Adulte, elle a rencontré Saliba Khamis, Palestinien de Nazareth, et en est tombée amoureuse. Ils se sont mariés et, à cette époque, c’était une chose impensable. La fille d’un scientifique israélien renommé, sioniste notoire, épousant un Palestinien ! Arna brisait toutes les règles.

— Il n’y avait pas d’autres cas à cette époque ?

Lea Tsemel : Absolument pas. Cela a été un scandale. Ils se sont mariés à Gaza et elle a coupé les ponts avec sa famille.

— Ce mariage hors norme a-t-il ajouté à sa notoriété ?

Lea Tsemel : Son engagement était de notoriété publique. Arna a toujours suscité le scandale, non seulement par son mariage, mais aussi par son engagement, son militantisme et ses actions politiques. J’étais son avocate lors de ses arrestations, notamment au cours des manifestations. Je me souviens d’elle, dans les manifestations des années 1980. La répression était très violente. Arna combattait littéralement et physiquement contre les soldats et se couchait même devant les véhicules militaires. Les soldats lui avaient donné le surnom d’un char militaire russe. Elle était très impressionnante.

— Tu la connaissais bien, d’où venait sa force ?

Lea Tsemel : Je la connaissais très bien, et je pense que sa force venait d’un sens profond de la justice. Elle savait ce qui était juste et injuste. Arna était très courageuse, très directe et très franche, elle n’abandonnait jamais la lutte ni ses convictions. Son courage était remarquable et il n’était pas question pour elle de transiger sur aucun de ses principes ou aucune de ses convictions. Sa lutte était sans compromis.
Sa vie privée était très difficile car les conditions économiques étaient mauvaises. Son mari était un permanent du parti communiste. Et comme ils étaient tous deux en opposition avec certaines lignes du parti, ce n’était guère facile. À cette époque, la position du PC était également difficile. Arna a vécu dans la pauvreté. Je connais ses trois enfants. L’un d’eux, Juliano [12], est un acteur connu en Israël.

Ainsi s’est conclu mon dernier entretien avec cette femme aussi modeste que courageuse. Que dire de son dévouement, de sa rigueur et de sa constance dans la voie qu’elle s’est fixée ? Combattre l’injustice à l’intérieur d’un système arbitraire est certes exceptionnel, et ceux et celles qui s’y attèlent sont une source d’inspiration. Comme Arna Mer Khamis, Lea Tsemel est une combattante pour ses idées et son sens de la justice.


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