Christiane Passevant
Lea Tsemel, avocate et militante (1)
Femmes dissidentes au Moyen-Orient

Lea Tsemel [1]est sans doute l’une des personnes les plus dérangeantes pour la propagande de l’État sioniste. Avocate infatigable, elle milite pour la défense des Palestinien-ne-s prises dans le labyrinthe judiciaire érigé par l’occupant. La tâche est ardue, surtout pour une femme qui souvent exerce son métier devant les tribunaux militaires où le machisme rivalise avec le racisme et la raison d’État afin de bloquer toute forme de justice pour les Palestinien-ne-s. En Israël et dans les territoires occupés, deux avocates ont acquis une notoriété dans ce domaine. Est-ce un hasard si toutes les deux sont des femmes [2] ? Quoi qu’il en soit, depuis trente ans Lea Tsemel prouve que le courage et l’intelligence peuvent, parfois, ébranler la machine d’un État sous l’emprise d’une idéologie raciste et impérialiste.
Cependant, rencontrer Lea Tsemel, avoir un entretien avec cette femme très active, tient de la gageure. Outre son activité, elle n’est guère encline à parler d’elle-même. C’est pourquoi il est heureux que son compagnon, Michel Warchawski [3], ait donné quelques précisions sur la vie de cette femme tourbillon afin de compléter les entretiens avec Lea.

Michel Warchawski : Lea est une sabra de Haïfa. Ses parents ont émigré dans les années 1930, de Russie et de Pologne.

— Quel était leur milieu social dans les années 1950 ?

Michel Warchawski : Il n’y avait pas encore de bourgeoisie israélienne. Le père de Lea était un haut fonctionnaire de mairie de Haïfa. Il faut comprendre que la mairie de Haïfa, c’est un peu la mafia du parti travailliste, le Mapaï [4] à l’époque. On l’appelait Haïfa la rouge. Non pas parce qu’elle était communiste, mais travailliste et liée à la Histadrout, d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui, on peut voir des signes de cette influence. C’est une ville qui était encadrée par les institutions, le personnel du mouvement travailliste : l’élite de Haïfa. Une mafia politique. Un bastion qui rappelle un peu le Marseille de Deferre, mais en pire. Le père de Léa était ingénieur, fonctionnaire de cette mairie et de cette mafia.

Lea a fait ses études secondaires à Haïfa et est entrée à l’université de droit, après l’armée, à Jérusalem. Elle n’a pas connu Arna à Haïfa, mais plus tard, dans sa vie de militante. Arna, c’était une autre élite. Le père d’Arna était une personnalité très connue, un médecin qui a travaillé sur le vaccin de la malaria en Galilée, à Rosh-Pina qui est l’une des plus anciennes colonies juives, parmi les premières, donc c’est l’élite des pionniers. Plus d’une génération avant Léa, Arna était en 1948
une héroïne et une figure du Palmach. C’était une femme belle et emblématique pour toute une génération. C’est un autre type d’élite.

— Depuis quand vis-tu avec Lea ?

Michel Warchawski : Depuis 1971 et nous avons deux enfants. Notre rencontre s’est faite alors que nous militions tous les deux dans le groupe antisioniste Matzpen [5].

— Les relations sont égalitaires, le féminisme est intégré dans la vie commune, mais créé-t-il des pressions au quotidien et dans le partage des tâches ?

Michel Warchawski : Sans aucun doute, différentes d’un couple
« normal ». On a assez longtemps reproduit dans nos rapports l’inverse des rapports classiques de couple. Léa a choisi une carrière militante d’avocate. Moi-même, j’ai été très longtemps permanent d’organisation politique où travaillant la plupart de mon temps pour gagner un peu d’argent, militant à plein temps. Ce qui se produit malheureusement presque normalement, c’est ce rapport : « C’est moi qui gagne l’argent, ton travail est moins important. » C’est quelque chose d’inconscient qui crée des tensions et des problèmes constants. Je pense qu’il est très difficile dans notre société, et d’une façon générale lorsqu’il faut gagner son pain, de trouver un équilibre parfait entre travail, militance, temps donné aux enfants et pour nous-mêmes. Et lorsqu’il faut faire ça à deux, ça démultiplie les problèmes.

— Vous êtes conscient-e-s de l’importance des rapports égalitaires, cela se perçoit dans vos comportements et les mots que tu emploies. Est-ce plus difficile dans la société israélienne que dans une société européenne ?

Michel Warchawski : Non, je ne vois rien de particulier dans la réalité israélienne qui rende les conditions plus difficiles ou plus faciles pour de meilleurs rapports, plus égalitaires, dans la façon de mener une vie à deux et de construire une famille. Ce sont les problèmes qui existent dans toute société de classes. La possibilité d’égalité réelle, homme et femme, dans la société n’est pas essentiellement et seulement un problème de conscience. C’est aussi très matériel. La société ne donne pas des moyens pour libérer la famille, le couple de certaines responsabilités — crèches de qualité, gratuites, cantines —, et en Israël cela se dégrade. Les besoins quotidiens sont imposés au couple au détriment d’une série d’autres choix, et cela devient des sources de tension. Les choix sont difficiles. On voudrait parfois ne pas être obligé de rentrer chez soi à deux heures de l’après-midi parce qu’il n’y a pas de crèche après 14 h. Mais il faut garder l’enfant au lieu de terminer un travail important — professionnel ou politique —, même si c’est la préparation d’une très grande manifestation et que l’on a rendez-vous avec le commissaire de police de Jérusalem pour mettre les choses au point.

— Et la pression sociale par rapport à un couple qui veut vivre des rapports égalitaires, le partage des tâches et militer ? Par rapport au voisinage, y a-t-il des critiques et de la pression sociale ?

Michel Warchawski : Il y a d’abord des pressions intérieures, puis cela apparaît comme une anomalie. Nous vivons dans un quartier populaire où de nombreuses femmes âgées, des veuves, n’ont jamais compris pourquoi je m’occupais des enfants et je faisais la cuisine. Notre voisine de 90 ans nous apportait trois fois par semaine un plat en disant : « Ta femme ne vous nourrit pas, ce n’est pas possible. » Ce n’était pas une pression, c’était marrant.

— Il peut y avoir interférence de l’environnement.

Michel Warchawski : La pression existe en ce sens qu’elle ne laisse pas indifférent. C’est là qu’est le problème. Il ne s’agit pas de pressions, mais d’attitude, de rapports aux autres qui sont différents. Alors on intériorise une partie du problème, dans les deux sens. Cela peut être au niveau d’un sentiment de malaise par rapport à la perception du rôle que l’on tient. Lorsqu’on me posait la question sur ma profession, je disais homme de ménage, homme au foyer et parfois, cela gênait. Je l’ai ressenti de manière frustrante avec Lea, dans la reproduction des rapports de la société bourgeoise. Cela se traduisait par une attitude ou une attente qui supposait, non pas une certaine égalité, mais un renversement des rôles : « tu es l’homme au foyer, j’attends de toi que la lessive soit prête, etc. » C’est là que les pressions s’exercent. Et plus les conditions matérielles sont difficiles, plus ce type de tensions peut se développer.

— Étiez-vous préparé-e-s à ce genre de vie par vos familles, votre éducation ?

Michel Warchawski : Pas du tout. Nous sommes de la génération de 1968, arrivée à une certaine maturité au moment où la révolution est au coin de la rue. La vie se présentait avec des couleurs très politiques. Nous étions des activistes, et le choix d’avoir un enfant était rare dans notre milieu. Beaucoup ont repoussé ce choix à plus tard, après la révolution. Avec le recul, je peux dire que nous n’étions pas prêts à assumer un enfant. Nous avons eu un enfant, mais il s’intégrait mal dans un choix de vie où la famille, le couple, les enfants, une certaine sécurité matérielle étaient les dernières de nos préoccupations. Cet enfant était la dernière de nos priorités au niveau concret et matériel, même s’il était évidemment la première au niveau affectif. Il venait avec nous dans les meetings et restait à la garderie jusqu’à la fin de la réunion. Or, comme il était à l’époque exceptionnel d’avoir un enfant, il n’y avait pas de prise en charge collective entre ami-e-s, et encore moins par la société. Et c’était un problème.

Cette période était très dure matériellement, j’étais souvent arrêté ou agressé. Cela ajoutait une dimension de répression et d’agression autour de nous trois. Le double choix d’avoir un enfant et de mener une telle vie, sans vouloir l’adapter, était sans doute inconscient.

— Et tes parents ?

Michel Warchawski : Mes parents n’étaient pas là et la mère de Lea était à Haïfa. Nous habitions à Jérusalem. C’était une période d’isolement social. Il n’existait de large Mouvement de la paix. Depuis, nous avons gagné une légitimité, une présence, un droit. À cette époque, nous faisions partie d’une frange absolument marginale qui s’opposait à une société totalement unie, dans le festival de la victoire de 1967 et de l’union sacrée. C’était choisir de vivre dans une agression permanente et de trouver un minimum d’espace pour notre quotidien, d’avoir une vie totalement militante et en porte-à-faux avec tout ce qui se faisait autour. Si l’on compare les contextes dans lesquels notre fils et notre fille, dix ans après, ont grandi, ce sont deux mondes. Nous avons mûri et la société a changé autour de nous.

Notre fille appartient à une large « sous société » de gens comme elle. Pas exactement peut-être, mais elle n’a pas ce sentiment d’avoir des parents complètement fous par rapport aux autres. Autour d’eux il y a une vingtaine de fous identiques. Nous ne sommes plus des marginaux. Dans l’école où elle étudie, nous faisons partie des parents d’élèves, la directrice était l’une des membres de la jeunesse de Matzpen, son frère était très actif dans l’organisation. La plupart de ses professeures manifestent avec les Femmes en noir, certaines, toutes les semaines, et d’autres une fois par an. La plupart des parents votent à gauche, à gauche du centre. Cela crée un milieu, une normalité. Mais si je prends le cas de notre fils, le contexte était très différent. Il y a peu de temps, il nous a rappelé un de ses traumatismes. Il avait 4 ans, au jardin d’enfants, quand son éducatrice l’a interpellé devant tout le monde : « Issam, lèves-toi et dis-moi qui a pris la terre, les Arabes aux Juifs ou les Juifs aux Arabes ? » Il n’avait évidemment pas la moindre idée à quelle terre elle faisait allusion. C’était du bourrage de crâne car elle ajoutait : « Tu diras à tes parents que c’est les Arabes qui veulent prendre la terre des Juifs. » C’était le procès d’un enfant, une véritable inquisition !