De la propagande par le fait à Unabomber (3)
Larry Portis
Article mis en ligne le 13 juillet 2008
dernière modification le 14 juin 2008

Entre la vague de terreur anarchiste des années 1890 et la nouvelle préoccupation terroriste, qui a débuté dans les années 1970, le monde s’est divisé en camps antagoniques. La montée du socialisme avec la création, à Paris en 1889, de la Seconde Internationale socialiste, puis la Révolution russe et bolchevique et la création du Komintern ont structuré le débat idéologique en proposant une alternative en matière d’organisation sociale et de vision politique. Cette période, riche pour l’évolution idéologique et fertile en bouleversements politiques, a également vu la montée du fascisme et l’institutionnalisation de la sociologie en tant que discipline académique. L’anticommunisme est alors intense et les mouvances libertaires sont marginalisées, mais la recherche d’alternatives, en théorie ou en pratique, au capitalisme et à la démocratie bourgeoise n’a jamais cessé.

Unabomber et les usages de l’« anomie »

Après l’amorce du déclin des économies nationales capitalistes, au début des années 1970, et la décadence des régimes socialistes bureaucratiques, une nouvelle vague de terrorisme inquiète les pays industriels capitalistes occidentaux. Ce terrorisme se manifeste moins en France et en Angleterre,
où une gauche quasi institutionnelle est présente sur la scène politique. En revanche, dans les autres pays où cette gauche est affaiblie et ne représente que quelques groupuscules (États-Unis et Allemagne), ou compromise (Italie), le terrorisme prend un essor historiquement exceptionnel. En dehors des actions à la bombe contre la politique des États-Unis au Vietnam, une partie de la mouvance de la nouvelle gauche états-unienne tente de mettre sur pied des groupes armés pour renverser le système capitaliste ; programme trop ambitieux vu la conjoncture sociopolitique et le manque d’expérience des militants révolutionnaires.

Toutefois un groupe, la Symbionese Liberation Army (SLA), mena une action spectaculaire en utilisant les médias pour démasquer une partie de la classe dirigeante. Le rapt de la fille du baron de la presse, Randolph Hearst, et la demande qui lui est faite de nourrir les défavorisés de San Francisco ont un grand retentissement. Les communiqués de la SLA, exposant l’étendue de la fortune et du pouvoir de Hearst, sont des révélations pour le public. L’effet médiatique est encore amplifié lorsque Patty Hearst se rallie à la cause de ses ravisseurs. La réussite de ce terrorisme se mesure à la violence meurtrière avec laquelle le groupe sera liquidé, à l’exception de Patty Hearst et de ceux qui l’entourent lors de son arrestation. Après quelques années en prison où elle s’est amourachée d’un gardien, elle est libérée, mais ses compagnons croupissent toujours en cellule.

En Allemagne et en Italie, les activités des groupes engagés dans la lutte ont un retentissement plus étendu. La Rote Armee Fraktion (RAF) et les Brigades rouges s’en prennent directement aux dignitaires de l’État et aux agents du système capitaliste. Ces actions défraient la chronique sans pour autant porter atteinte à l’État capitaliste. Paradoxalement, la Symbionese Liberation Army met une partie du pouvoir brièvement dans l’embarras en manipulant la presse. Nourrir les pauvres s’avère plus populaire qu’assassiner les juges. Le terrorisme est un phénomène conjoncturel qui varie énormément et qu’il n’est guère facile d’évaluer ou de juger.

Le terrorisme n’est pas l’apanage d’une tendance idéologique particulière au vu des exemples historiques. Tout d’abord, le terrorisme d’État ne découle que de l’État lui-même. Le XXe siècle est particulièrement riche en exemples dans ce domaine, les États forts et leurs services secrets et occultes — de la « gunboat diplomacy » des États-unis à Sabra et Chatila au Liban, du Panama à la Nouvelle-Calédonie, etc. — ne se privent pas des attentats à la bombe, des massacres ou des assassinats politiques pour servir la raison d’État. Bien des opposant-e-s célèbres, parmi d’innombrables inconnu-e-s, ont été victimes du terrorisme d’État : Sitting Bull, Giacomo Matteotti, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, Andréas Nin, Léon Trotski, Ethel et Julius Rosenberg, Che Guevara, Ahmed Ben Barka, Steve Biko, Éloi Machoro…. Il n’est guère surprenant que des factions politiques et des idéologues imitent ces tactiques vu le champ restreint des moyens de pression sur les institutions. Le Ku Klux Klan, certains anarchistes de la fin du siècle dernier, les groupes sionistes contre l’armée britannique en Palestine, les Palestiniens contre l’État sioniste, les Algériens contre l’État français, les islamistes algériens contre l’État Algérien, pour ne citer que quelques exemples, ont utilisé ces moyens.

Unabomber est dans la lignée de ces derniers exemples et ses actions annoncent une nouvelle phase de la vie des sociétés industrielles capitalistes où le terrorisme antiétatiste est plus complètement intégré dans le fonctionnement de l’État. Par sa démarche solitaire, ses méthodes techniques et son raisonnement, Unabomber est l’exemple type d’une terreur « anomique » dans le sens durkheimien du terme. Il illustre combien le film satirique de Terry Gillian, Brazil, est prémonitoire. Une société consensuelle gouvernée par un État fort et bureaucratique, et démocratique, trouve sa raison d’être dans la lutte contre le « terrorisme ».

Un monde où le décervelage généralisé (annoncé par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes, par George Orwell dans 1984 et par Ray Bradbury dans Fahrenheit 451) permet la soumission à une terreur d’État grâce au spectre d’une terreur aveugle perpétrée par des « terroristes ».

Dans un tel monde, l’absence de perspectives sociales et de politiques alternatives donne naissance à une psychopathologie répandue, où la confusion créée par les distractions — la télévision infantilisante et abrutissante, le sport professionnel, les jeux de loterie… — s’accompagne d’opinions aussi fortes que mal informées. Dans cet environnement, devenir terroriste semble une bonne thérapie individuelle. Du « cri primal », on passe à l’acte sauvage et écologiquement correct des « tueurs nés ». Une activité intense qui permet de mettre en veilleuse les préoccupations personnelles au sein d’une société de plus en plus homogène.

Qui est en réalité Unabomber ? Et quelle relation peut-on établir entre son cas et la sociologie ? L’arrestation de Theodore Kaczynski, auteur présumé de l’envoi, pendant dix-sept ans, de colis postaux piégés ayant fait plusieurs victimes, éclaire quelque peu l’énigme. Après des études universitaires à Harvard, puis à Ann Arbor (Michigan), il enseigne à l’université de Berkeley entre 1967 et 1969, trois pôles de l’agitation estudiantine de l’époque. Bien qu’il n’ait apparemment pris aucune part au courant radical d’alors, il quitte son poste d’enseignant en fin d’année 1969 et, comme bon nombre de jeunes « drop-outs » refusant la société de consommation et l’État, Kaczynski se retire dans un coin sauvage des Rocheuses (Montana), mettant ainsi fin à une carrière prometteuse de mathématicien.

À partir de 1978, Kaczynski aurait envoyé des colis piégés aux directions de diverses compagnies aériennes et à des chercheurs en génétique et en informatique. Il apparaît que les attentats, d’abord attribués à plusieurs personnes, sont l’œuvre d’un même auteur : Unabomber. Un marché est alors proposé à deux journaux, le New York Times et le Washington Post : l’engagement d’Unabomber à cesser l’envoi de ses colis piégés s’ils publient son manifeste dénonçant les méfaits de la société et de la technologie industrielle. L’accord est conclu et le manifeste paraît dans le Washington Post en septembre 1995. À la lecture de ce texte, le frère de Kaczynski acquiert la conviction qu’Unabomber est son frère.

Le manifeste, intitulé « La société industrielle et son avenir », est intéressant dans la manière dont son auteur se sert des concepts, plus généralement associés à la sociologie consensuelle, pour démontrer que seul un mouvement révolutionnaire peut sortir la société d’une impasse culturelle et écologique. Il avance des thèses concernant la psychologie politique, les modalités décisionnaires dans le contexte de la gestion des sociétés industrielles, et les contradictions de celles-ci, sans toutefois prétendre maîtriser l’évolution sociopolitique et économique.

Le manifeste, d’une cinquantaine de pages, dont chaque paragraphe est numéroté pour les références, est un texte soigné et dense. Son organisation est liée aux conditions exceptionnelles de publication. Regroupés sous 50 sous-titres, les 232 paragraphes sont suivis de notes. Dans la copie via Internet, il est aisé de s’y retrouver malgré son format [1].

Le développement politico-administratif lié à l’industrialisation tend, selon la thèse principale, à isoler la masse des citoyens de ce qu’il appelle le « processus du pouvoir ». Éloignés du pouvoir décisionnaire, les citoyens se désintéressent progressivement de la politique et la remplacent par la communication, le marketing, la publicité, les divertissements et des activités individuelles qui favorisent le repli sur soi (voir paragraphes 59 à 64). Sans notion de solidarité sociale, dépourvus d’objectif commun, les individus sont en pleine confusion. La fuite en avant dans la consommation et la satisfaction des désirs produit angoisse et désorientation. Cette sensation d’être sans but précis, Unabomber la désigne comme « anomie » ou « vacuité des classes moyennes ». Il suggère que la notion de « crise d’identité » si contestée correspond au manque de but (sense of purposelessness). L’anomie, décrite par Émile Durkheim, ne désigne-t-elle pas le déracinement des personnes déstabilisées par la société industrielle ?

La condition anomique s’intensifie avec la technologie, apanage de l’industrialisation exigeant une rationalisation des processus de production et un contrôle étroit de la force de travail. Dans ce contexte, la science et les innovations techniques sont adaptées aux besoins du contrôle social. Les groupes sociaux spécifiques et les populations locales perdent ainsi progressivement leur « autonomie ». « Conséquence de la pression constante pour modifier le comportement humain, il existe un nombre croissant de personnes qui ne peuvent ni ne veulent s’adapter aux exigences sociales. Ils arnaquent l’État providence, comme les gangs de jeunes, les membres des sectes, les rebelles antiétatistes, les marginaux et résistants de toutes sortes. » (Paragraphe 116.) Malgré cette résistance au dynamisme centralisateur et à l’intégration à la « société industrielle technologique », la réforme du système est impossible. Les moyens des gestionnaires du système sont énormes. Les mouvements écologiques, très actifs aux États-Unis, ont fait pression pour faire voter certaines lois destinées à protéger l’environnement, mais durant les années 1980 et 1990 ces lois ont paru caduques en regard des nouvelles pollutions, de la menace du conditionnement génétique et, plus globalement, de la détérioration accélérée de l’environnement naturel. En matière de liberté de la personne et de la participation politique, c’est aussi un constat de régression.

Les observations d’Unabomber concernant l’évolution culturelle des sociétés industrielles contemporaines relèvent d’un courant sociologique pertinent. Les thèses de David Reisman (The Lonely Crowd), de William Whyte (The Organization Man), de Herbert Marcuse (One-Dimensional Society), de Philip Slater (Pursuit of Loneliness), de Christopher Lasch (The Culture of Narcissism et The Minimal Self) et de Robert Bellah (Habits of the Heart) viennent à l’esprit à la lecture du manifeste [2]. Rien dans ces ouvrages n’évoque le terrorisme, ils constituent plutôt une perspective critique et pessimiste de la société états-unienne, et présentent le caractère d’une pensée sociale. Brillants exposés sur le consensus, ces textes manquent cependant d’explication à propos des raisons de l’absence de conscience sociale comme de descriptions de la désorientation culturelle et sociale qui nourrissent des solutions politiques quasi opposées.

Aux États-Unis, la sociologie progressiste, critique des institutions et de la culture dans ses fondements, étaye l’idée que les sociétés « modernes » sont bloquées. Ces sociétés de « masse », issues de processus structurels, sont étroitement contrôlées par des élites gestionnaires qui se distinguent surtout par leurs privilèges. Les sociologues critiques prétendent que leurs études sur les méfaits du système sont occultées alors que les sociologues du consensus sont amplement relayés pour leur recherche sur les bienfaits de ce même système.
Vers la fin des années 1960, les contestataires imaginèrent renverser l’« establishment » en le dénonçant, mais n’ont réussi que de vagues analyses. La désillusion généra, dans un premier temps, une pensée « structuraliste » — forme de fonctionnalisme critique des intellectuels de gauche —, puis un « poststructuralisme » qui abandonne l’idée même de système.

Ces soubresauts de l’imagination sociale n’ont guère satisfait les opposants politiques et les intellectuels. Ils illustrent l’ascendant des conjonctures politiques sur les perceptions sociales et l’émergence du postmodernisme est un recul sur le plan politique. C’est, pour une large part, une réaction universitaire dissimulée par des réserves épistémologiques et qui débouche sur un certain cynisme. Confrontés au rejet de la remise en question des généralisations en matière sociale et au refus, a priori, de solutions structurelles jugées utopiques, de nombreux penseurs critiques, comme Philip Slater, Fredric Jameson ou Christopher Lasch, rencontrent des difficultés à conserver leur influence.

Cette conjoncture politico-intellectuelle rejoint toutefois la tendance de la sociologie critique à ne pas s’engager sur un programme politique. À titre d’exemple, les analyses de Christopher Lasch sur le narcissisme et les nouvelles formes d’individualisme éclairent le climat ambiant, mais n’amorcent aucune forme de proposition. La crainte d’être associé à un courant idéologique limite les critiques sociologiques à des analyses dénuées d’hypothèses ou d’anticipations sur le terrain social et politique.

Comme les sociologues critiques ou consensuels, Unabomber fait l’impasse sur le marxisme et sur les autres analyses anticapitalistes. Ses critiques découlent de perspectives conformes à une tradition sociologique orthodoxe. Comme Durkheim, il s’appuie, par exemple, sur la densité croissante des populations pour expliquer les nouveaux rapports sociaux et voit dans l’industrialisation un processus essentiellement technologique, source de tous les maux.
Comme beaucoup de technophobes, Unabomber confond social et technologie. Son ignorance de la pensée sociale anticapitaliste limite son analyse. Il choisit ainsi une solution politique élitiste et, dans son cas, destructrice. Ce phénomène est emblématique d’un monde consensuel où toute pensée subversive est marginalisée, où les informations « objectives » sont noyées dans un magma mystificateur d’info publicité et d’information spectacle d’où le débat de fond est évidemment banni.

Unabomber reprend les thèses de l’« écologie profonde » qui fait école depuis quelques années aux États-Unis. Celles-ci reflètent, selon Murray Bookchin, une « amnésie sociale » qui se combine à la phobie de la technologie dont les travaux de Jacques Ellul (La Société technologique), Lewis Mumford (Technics and Society) et, au plan philosophique, de Martin Heidegger se font l’écho :
« … Les sursauts scientifiques et les innovations technologiques survenus depuis la Seconde Guerre mondiale sont le produit de rapports sociaux très distincts et d’une société de marché en croissance perpétuelle. La notion selon laquelle la science et la technologie sont “autonomes” vis-à-vis de la société, et qu’elles sont des facteurs déterminants pour direction de la société, est sans doute une des illusions des plus insidieuses de notre époque. Que la science et la technologie orientent la recherche et ouvrent des perspectives vers de nouveaux développements est incontestable, mais ces développements sont rigoureusement guidés par la société marchande et pas l’inverse [3]. »

Où se situe politiquement Unabomber ? La presse à grand tirage l’a quelquefois situé à gauche. Sans doute bien qu’il s’acharne à dénigrer la « gauche » et le « gauchisme » [4].

Rien, dans son passé, ne permet d’ailleurs d’affirmer qu’il ait eu des sympathies pour la gauche. La droite ? Theodore Kaczynski est direct sur le sujet : « Les conservateurs sont des imbéciles (fools) » car se dire préoccupés par les « valeurs traditionnelles » et soutenir la société industrielle technologique relève pour lui de la bêtise pure. La société industrielle entraîne la destruction des communautés locales et des liens sociaux et familiaux. Unabomber, méfiant vis-à-vis des idéologies et des étiquettes, dénonce la démocratie électorale. Car elle permet à une oligarchie de contrôler les élections et d’avoir une emprise sur les médias. Le financement des campagnes électorales incombe aux contribuables même si ces derniers ne participent guère aux élections. L’abrutissement de la population est le garant de sa passivité. Finalement, Unabomber se réclame de l’anarchisme (note 34) tout en désavouant les anarchistes « non violents ».

Il se déclare révolutionnaire et ajoute qu’aucun groupe, à ses yeux, n’est capable de renverser le système productif, l’État et l’oligarchie qui le dirige. Unabomber ridiculise les groupuscules d’extrême droite, les Freemen de l’état du Montana, par exemple, qu’il décrit comme des mégalomanes isolés. La révolution « ne sera pas une révolution politique », selon lui, puisque « son objectif n’est pas le renversement des gouvernements, mais plutôt de la base économique et technologique de la société existante » (paragraphe 4). Le système s’effondrera en raison de ses propres contradictions. Le rôle des révolutionnaires, « minorité déterminée », est, d’une part, d’élaborer la vision d’une société alternative, axée sur des technologies contrôlables par des communautés autonomes et, d’autre part, de mettre fin au système actuel. Reste à trouver le moyen de déjouer l’étroite surveillance des médias et de diffuser le message. Sans actes violents, Unabomber estime que jamais son manifeste n’aurait été publié dans les médias de masse : « Pour diffuser un message au public et faire impression, il fallait tuer des gens. » (Paragraphe 96.)

Unabomber passe au terrorisme en faisant l’impasse sur l’histoire des mouvements sociaux et politiques et sans la moindre connaissance de la théorie sociale engagée. Il applique, certes, des concepts en provenance d’une certaine sociologie critique, mais les limites de son raisonnement sont rapidement atteintes en ce qui concerne le fondement des problèmes sociaux actuels et l’avenir de liens sociaux différents.

Il n’est pas question pour autant d’accuser la sociologie, critique ou consensuelle, d’une quelconque responsabilité dans les actes terroristes. Cependant, l’émergence d’une culture de masse relativement homogène et l’imposition d’un consensus idéologique, situation que Durkheim appelle la « conscience collective » dans une société dite intégrée, ne met pas fin aux phénomènes anomiques. Les désordres sociaux psychiques, jugés transitoires et liés au passage d’une société de type « traditionnel » à une société moderne, ne cessent de s’aggraver et de s’étendre. Au fur et à mesure que s’éloigne l’idée d’une alternative au système, la culture de masse s’exprime sous diverses formes de désespoir. La sociologie consensuelle met tout en œuvre pour assurer l’intégration sociale tandis que, parfois, la sociologie critique intensifie les tensions et les frustrations découlant de l’absence de débat politique. Seule une sociologie « engagée », combinant l’objectivité méthodologique, la transparence épistémologique et le sens de responsabilité politique, pourrait apporter une direction rationnelle à l’action sociale.

La société consensuelle, construite aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, prend forme en France en éliminant du débat idéologique toute considération marxiste, libertaire de gauche ou plus généralement anticapitaliste, et se prête au type de dérive mentale et politique d’Unabomber. Pour Émile Henry, la « propagande par le fait » s’inscrivait, au début des années 1890, dans une large mouvance sociale et politique et a été un exutoire au sentiment de haine généré par la répression de la Commune de Paris en mai 1871.

Quand, de nos jours, la « pensée unique » paraît menacer l’idée même d’une alternative à la société industrielle capitaliste, le manifeste d’Unabomber tend à prouver que la sociologie consensuelle peut contribuer à la violence sociopolitique. D’après ces considérations, il apparaît nécessaire d’apporter des éléments de réponse à la question : quelle dynamique contradictoire dissimule l’imposition d’une idéologie consensuelle ? Dans les années 1980 et 1990, Unabomber se retrouve dans un vide créé par la pensée unique d’un État, auteur parfois d’actes terroristes. Le terrorisme d’État sert-il d’exemple à l’action politique d’une population passive ?

Le terrorisme politique, qui n’a aucun lien particulier avec l’anarchisme, est finalement moins le résultat d’un système d’idées que d’une frustration sociale canalisée dans une direction destructrice. Une fraction de la population, convaincue de son « exclusion », peut devenir dangereuse. Si la majorité des « perdants » et des laissés-pour-compte acceptent d’être responsabilisés pour avoir raté leur insertion dans le système compétitif, il reste toutefois une minorité d’individus qui, faute de pouvoir s’engager dans des mouvements collectifs, se révoltent et se retournent contre des individus — leur patron, leurs chefs de service, leurs voisins ou de simples passants. Symbolique est le cas de ce chômeur de longue durée, diplômé en sociologie, qui abat une vingtaine de personnes dans un restaurant McDonald’s de San Diego en 1984, après avoir annoncé à sa femme qu’il allait « faire payer la société ». Force est alors de constater que les perspectives sociopolitiques liant l’action politique et collective à une philosophie de l’histoire sont plus subversives vis-à-vis de la société que la sociologie consensuelle prônant une vision sociale à la fois pessimiste et lénifiante.

Il est intéressant pour les chercheurs de lire le manifeste d’Unabomber pour comprendre à quel point les concepts sociologiques non critiques, et contre-révolutionnaires, peuvent cautionner des stratégies politiques meurtrières. Plus intéressant encore est de constater à quel point la sociologie consensuelle contribue à l’« anomie » théorisée par Émile Durkheim au siècle dernier. Par l’hostilité aux idées critiques de la société capitaliste et l’absence de débat sur la société, les sociologues aident en fait à construire les conditions qu’ils dénoncent. L’effet pervers de la sociologie de consensus — conçue pour neutraliser les mouvements sociaux — se résume à rendre logiques des actes individuels, désespérés en l’absence de mouvement collectifs.

Il est vain de prétendre, par réserve ou par souci de la compromission avec telle ou telle tendance idéologique, que la recherche sociologique n’est pas liée à la politique et qu’il n’existe pas d’implication des thèses sociales et politiques. Les sociologues et les intellectuels, idéologues du pouvoir, qui adoptent les idées orthodoxes pour des ambitions carriéristes, nourrissent la sociologie consensuelle. L’opportunisme politique ou carriériste, les compromissions pour éviter la marginalisation et, enfin, la mauvaise foi face aux contradictions, contribuent de toute évidence à la « pensée unique ». Interdire le débat idéologique annonce déjà l’existence d’un monde violent où le terrorisme a sa place.