
Je travaille dans une entreprise qui comprend deux usines, l’une à Paris, l’autre en banlieue. Dans l’usine où je suis employé, nous fabriquons des armoires, des tableaux de commande électrique, etc. Il y a deux ateliers, câblage et tôlerie. Nous sommes environ cinquante ; la majorité a moins de 35 ans.
Je travaillais depuis quatre mois quand une petite affiche placée sous la pendule est venue troubler notre tranquillité.
Par conviction et par goût, je n’ai que très rarement travaillé le samedi, eh bien ça y était, la direction nous obligeait à travailler un samedi sur deux. Tout d’abord, il y a eu une première affiche : 47 h 30 en six jours ; les gars ont sauté dans le bureau et ça n’a pas marché. Quinze jours sans affiche puis nouvel horaire : 47 h 30 la semaine, plus la liste des samedis où l’on travaille. Entre-temps, les moins de 18 ans n’ont plus fait que 40 heures.
Les gars n’ont pas bougé. On a discuté : ils n’ont pas le droit ! La loi des 40 heures ? et 1936 ? Personne ne savait, mais tout le monde était sûr, tout le monde avait son mot à dire. Un gars a même avancé : « Il n’y a rien de changé puisque moi je travaille le samedi. — Moi, je ne travaille pas. — Tu n’as qu’à travailler ! » Geste, rires, colère. « Crois-moi, je viendrai un samedi ou deux si je suis obligé, ensuite je trouverai une solution ou je partirai. — De toute façon, même si tu viens le samedi, le jour où tu n’as pas envie de venir, tu y es obligé ou tu as un blâme… »
Nous avons discuté de la sorte durant plusieurs jours, rien ne se décidait. Le samedi, il y a eu quelques absents. Le mardi, les fanfarons qui n’avaient pas eu peur d’une lettre recommandée baissaient le nez : ils avaient reçu un avertissement. Il y en a eu un qui a eu des ennuis avec sa femme parce qu’il ne lui avait jamais dit qu’il pouvait travailler le samedi.
Un plus jeune était inquiet, il a commencé à travailler à 15 ans comme OS1, il n’aimait pas l’école, et puis dans sa famille il y a cinq enfants, son père est manœuvre. À présent, il a 18 ans, il est passé P1, il fait son travail et faut pas lui marcher sur les pieds. Il a quand même reçu une lettre recommandée.
Je lui ai dit : « Écoute, je ne sais pas ce qu’il faut faire, mais moi je me syndique. — Oui, eh bien pour moi tu fais comme pour toi. »
Je suis allé voir un copain serrurier. Je lui ai dit : « Tu fais ce que tu veux, moi je me syndique. »
Il a répondu : « C’est bien beau d’être syndiqué, mais dans une boîte où il n’y a pas d’organisation syndicale ça ne sert à rien, et puis, en cas de coup dur, tu es défendu, c’est tout. C’est pas une garantie. Tu peux être foutu à la porte la même chose, et puis ça coûte une heure de salaire par mois. »
Je lui ai répondu : « Écoute, tu fais ce que tu veux, moi je n’ai pas le choix, ou je mène une action, ou je travaille le samedi le temps de trouver du travail ailleurs. »
Une heure après, il me faisait de grands signes, il avait pris la décision de se syndiquer. Entre-temps, les câbleurs démarrèrent et très vite nous passâmes à 14 syndiqués.
Pendant ce temps, un ancien me posait des conditions : « Écoute-moi, mon petit gars, tu ne vas pas m’apprendre comment ça se passe, moi, je vais te le dire, avec des cons pareils, tu pourras rien faire, un jour on a fait grève, tiens, lui il peut te le dire, devant la porte on s’est retrouvé à 7 et on a tous passé pour des imbéciles et, depuis ce jour-là, lui, il a 15 centimes de moins que les autres ! C’est juste, ça ? Remarque, tu as raison d’essayer mais je te le dis, tu n’es pas le premier, fais attention, remarque je suis avec toi et je me syndiquerai quand il y aura un délégué… Et qui va se présenter ? Toi ? Tu n’as pas un an ! Le petit ? Il ne marchera pas ! »
Depuis, nous avons élu un secrétaire, un trésorier, nous avons formé un groupe syndical et nous préparons les élections de délégué du personnel. Nous avons réuni les ouvriers, il nous manque toujours un délégué et un suppléant pour présenter une liste complète.
Pour le samedi, nous n’avons entrepris aucune action. Il faudra y songer rapidement, les beaux jours arrivent !
Dans l’atelier, j’ai subi la surveillance du chef pendant une semaine. Je ne pouvais pas lever les yeux sans rencontrer son regard réprobateur. Il n’a pas manqué une seule occasion de m’engueuler, et, comme sa voix porte, j’ai réadopté la sourdine idéale, quand il crie j’ai l’impression qu’il parle.
Tu sais, les barbelés autour de l’usine, les chiens dans la cage et le bureau qui surplombe l’atelier (je crois que dans un atelier de chaudronnerie les bureaux sont surélevés pour se protéger du bruit), quand tout va bien, je m’efforce de penser que ce sont des formes qui n’ont pas de signification. Quand tout va mal, j’éprouve une oppression et crois deviner ce qu’ont ressenti ceux qui ont travaillé dans les camps…
En fin de compte, pour un ouvrier qui vient travailler en DS, le problème de son éducation, de sa formation est plus important que celui de son salaire. On pense aux difficultés qu’il a pour s’exprimer, pour écrire, qu’il ignore ce que veulent dire les mots plébiscite, Constitution de 58 (connais pas !), qu’il ne va pas au théâtre, même si c’est à dix minutes de chez lui, et qu’il ne sait pas où il se trouve ! J’ai refusé de verser à une collecte pour un jeune qui part à l’armée. Je suis antimilitariste, faire son service n’est pas un devoir. Je verse pour les objecteurs de conscience, pas pour les militaires… Aucune réaction ! Il y a d’autres jeunes qui vont partir à l’armée ; le problème va se reposer.
Depuis deux mois que nous sommes syndiqués, nous n’avons pas pu obtenir de tuyaux précis de la part de l’union locale, ne serait-ce que des livres ! Nos questions ont toujours été détournées. Il y a La VO et en juin un stage de trois jours de formation de délégué !
En conclusion, dans ce domaine et peut-être pour d’autres, nous ne pouvons compter que sur nos efforts personnels.
[…]

Impression d’une grève
Vendredi soir, je devais partir, la grève m’a surpris et mon train n’est pas parti. C’était la pagaille, le téléphone pour la province était saturé et, malgré toutes les difficultés, chacun y mettait du sien avec beaucoup de compréhension et d’humour.
Samedi et dimanche, je suis resté chez moi, et lundi je me suis rendu à ma boîte. Je comptais avec le stop, mais ça n’a pas marché, je suis donc arrivé en retard.
J’ai trouvé les gars entassés dans les vestiaires. Un collègue donnait les consignes : « Occupation de l’usine, pas de fauche, pas de détérioration de matériel… » Tout le monde était silencieux, les gars ne pipaient pas. À leur mine allongée, il était facile de comprendre qu’une grave décision venait d’être prise. Quelques instants plus tard, on se retrouvait par petits groupes dans l’atelier.
Le chef d’équipe, qui durant la guerre avait été déporté, en la circonstance prodiguait des conseils, … sa grande expérience, faut dire aussi qu’il avait connu 36.
Moi, dans mon coin, je n’en revenais pas. Comment cela s’était-il produit ? Le collègue habituellement plus que prudent ! Il m’a avoué, par la suite, que lui non plus n’avait pas compris. Le matin, il était passé à l’union locale avec un autre gars.
Jeudi 23 mai : À midi, nous sommes nourris par la commune. Nous allons manger à la cantine des écoles. Hier, il y a eu des disputes dans les dortoirs. Cette nuit, j’ai coupé la lumière à 22 h 30 ; j’ai veillé à l’organisation des lits. Il n’y a pas eu de chahut.
À l’union locale, il y a eu une réunion des comités de grève. Les problèmes d’entreprise ont été posés. L’ambiance était échauffée. Le collègue a demandé pourquoi la CGT se désolidarisait de l’Unef. Le responsable de l’UL a répondu qu’en 36, à la Libération, à Charonne, la CGT a toujours été là et que ce n’était pas de jeunes étudiants qui allaient leur en remontrer. Pour tout le monde, cette réponse n’était pas satisfaisante. Une fille de l’UL a alors commenté les faits du moment avec beaucoup plus de discernement, de calme et de compréhension, sans pour autant prendre position. Les comités de grève n’ont pas semblé complètement satisfaits.
La CGT est pour le moment débordée, et j’ai peur que le moment venu elle ne s’efforce d’étouffer le mouvement de contestation. Nous souffrons d’un manque de culture et de responsabilité. Ceux qui à présent font preuve d’initiative ou d’imagination s’en rendent plus ou moins compte. Un père de famille âgé de 30 ans se pose des questions et pense qu’à son âge tout est fichu et se révolte contre le gouvernement. Il ne se rend pas encore compte que c’est la société qui ne lui laisse aucune dignité.
Vendredi 24 mai : Je n’ai dormi que quelques heures durant la nuit, nous avons craint des représailles. L’après-midi, nous sommes allés à la manifestation de la CGT qui se rendait aux Quatre-Chemins (Aubervilliers). Je m’y suis rendu par curiosité, je ne connaissais pas les motifs exacts de cette manifestation.
J’ai été déçu. Je préfère de beaucoup les manifestations conscientes et silencieuses à tous ces gueulements puérils tels que : « Augmentez nos salaires ! Abrogez les ordonnances ! » Si encore ils s’étaient permis des « À bas la Constitution ! » Seul détail drôle : pour cette occasion, le Théâtre de la Commune avait fabriqué un pantin géant à l’effigie de « mongénéral ». Aux Quatre-Chemins, un jeune tôlier est tombé dans les pommes. Nous l’avons allongé contre un mur puis sorti de la foule. À la porte du dispensaire, il s’est évanoui à nouveau. J’ai fait venir deux gars de la boîte pour le raccompagner chez lui. Quand nous sommes rentrés, les copains s’étaient monté la tête et certains menaçaient de reprendre le travail lundi. Nous avons eu beaucoup de chance car nous sommes arrivés à les faire revenir sur leur décision.
Samedi 25 mai : L’organisation manque et c’est une source de désordre. J’ai essayé d’organiser les corvées, WC, dortoir, patates. Comme j’ai participé à toutes les corvées, les gars n’ont pas trop essayé de se défiler.
Nous sommes aidés par le syndicat, par la commune, mais pour notre cahier de revendication, pour l’information, mis à part des objectifs généraux, c’est vague. Dans la conjoncture actuelle, je crains que les syndicats ne défendent des objectifs qui soient en dessous ou ne correspondant pas aux désirs des ouvriers. Ce que je désire au nom de tous, c’est que nous comprenions la portée de nos actes et leurs significations. Nous ne voulons plus être bernés, nous ne voulons pas qu’à notre insu l’on utilise nos disponibilités, nous craignons que les syndicats fassent échouer nos revendications.
Dimanche 26 : Nous sommes peu nombreux, ambiance calme. À midi, nous avons mangé dehors : rosbif, pâtes à l’italienne, cigarettes, vin vieux. Le pépère magasinier nous a apporté un énorme gâteau et des cigarettes. Le collègue a trop mangé, il aura du mal à maigrir !
Lundi 27 mai : Bonne ambiance. La collecte a rapporté 380 F. Discussion : 1°) On ne donne pas l’argent à la CGT. 2°) On continue la grève même si le syndicat propose la reprise du travail. Avec la collecte, nous envisageons, en plus de l’aide de la commune, un soutien personnel aux pères de famille en difficulté. Nous ne recevons pas tous les journaux, et L’Humanité est partial, incomplet ; quant à la radio, il faut s’en méfier. Où en sommes-nous ? Vers quoi allons-nous ?
Au cours d’une réunion d’un comité de grève, le collègue a de nouveau reposé la question de la solidarité avec les étudiants : aucune réaction, aucun écho des comités de grève. Réponse : action parallèle, chacun a ses revendications propres, puis il a parlé de l’union CGT-PCF ; mot d’ordre : faire attention aux fausses informations, virer avec violence toute personne venant faire de la propagande. Je n’ai pas posé la question pour savoir ce qu’il fallait faire si le camarade propagandiste venait de la part de la CGT.
Mardi 28 mai : Les gars ont nettoyé dortoir, WC, réfectoire sans que j’aie à m’en occuper. Hier soir, deux jeunes m’ont demandé à sortir pour aller voir la fille de la boulangère. J’ai essayé de les faire marcher.
Le père d’un petit jeune est venu nous voir pour nous demander d’aller écrire des slogans sur les murs d’une boîte où travaillent 12 ouvriers. Je n’étais pas pour. À 2 heures du matin, les deux jeunes y sont allés. Ils sont revenus le visage peint en blanc. Les CRS leur ont confisqué la peinture.
Vendredi 31 mai : Nous avons rédigé un tract en commun pour aller distribuer au siège et essayer de faire une collecte. Nous ne sommes qu’une cinquantaine sur 600 à être en grève dans la société.
Mardi 4 juin : Les copains sont allés au siège ; les cadres ont organisé une collecte pour les grévistes. Ils ont déposé leurs revendications mais ne se joignent pas à nous. À 15 heures, je suis allé à une réunion du conseil municipal. Les comités de grève y étaient invités. Ce fut sensationnel ! Dans la salle de la mairie, le maire et les adjoints présidaient derrière une table. De dos, de grands écoliers, les conseillers municipaux assis à leur place attitrée, à leur pupitre. Au centre, je reconnais le responsable de l’UL-CGT et le secrétaire des Métaux présents à je ne sais quel titre. Dans les premiers rangs, à gauche, deux messieurs dont l’embonpoint, la tenue soignée et le verbe poli indiquent la place qu’ils occupent dans la société. Ce sont des socialistes dont j’ai oublié l’espèce. Ils arriveront après que l’on a parlé des problèmes d’actualité. À droite, un homme grand, chauve, svelte et attentif. C’est le directeur du lycée. Il partira après avoir parlé des problèmes d’actualité.
Les observateurs serrés sur des bancs, nous, on sue ! Quelqu’un tire les rideaux pour tenir le soleil à l’écart. La séance commence. Le maire donne la parole aux responsables de l’UL-CGT qui semble vouloir la garder, puis le secrétaire des Métaux récite son chapelet. Le directeur du lycée expose la situation au lycée : il est géré actuellement par les professeurs et les élèves. Il insiste sur la phase nouvelle de l’enseignement. Le maire expose des difficultés passées : les boulangers à qui il faut du mazout ; l’équarisseur avec le problème des déchets en partie résolu par le comité de grève. Sur les marchés, un boucher a été expulsé pour avoir vendu des pommes de terre à un prix abusif. On demande au préfet une station d’essence prioritaire. Un représentant des HLM parle des vide-ordures, du gaz, de la sécurité, des rats, de la santé, des os chez les bouchers, etc., il faut que les éboueurs fassent un effort. Le comité de grève dit : « Nous travaillerons si le syndicat nous en donne l’ordre. » Le maire : « Ou vous faites un travail partiel ou l’on fait appel à des volontaires. » La fédération des locataires annonce un report de loyers, soit trois mois après la reprise du travail, 50 F prévu pour les familles de grévistes en difficulté ; des bons de repas sont prévus afin d’éviter des abus (par exemple : des non-grévistes qui venaient manger à la cantine) ; un contrôle sera effectué ; il est même question de rendre la cantine payante car il y a des difficultés financières. La séance se termine par une discussion entre les deux gros messieurs, le maire et les adjoints. Si j’ai bien compris, l’important est de rédiger un texte en commun. Échange de politesse, est-ce que le mot… oui, mais je propose… oui, mais… nous retomberions dans la discussion de la semaine dernière, il faut en finir ! Finalement, ils s’entendent sur un mot. La séance est levée.
Au cours de plusieurs réunions de comité de grève, j’ai été agréablement surpris. Unanimement, si les syndicats ne répondent pas à nos aspirations, nous nous désolidarisons d’eux et ils le savent. Nous ne voulons pas être bernés. Nous avons pris conscience de notre force. À la boîte, et à la suite des informations de la radio, on apprend que le syndicat décide la reprise, nous, on continue !
Pour la collecte, nous avons ramassé 380 F. Cette somme est toujours entre nos mains et, à la demande générale, nous la conservons. Il faut cependant que nous soyons solidaires des autres grévistes. À ce sujet, rien n’est encore décidé. Nous avons déjà pioché dans la caisse pour nos besoins. Le collègue s’est débrouillée pour qu’on nous livre une tonne de pommes de terre à 20 centimes le kilo. Réflexion : je suis ignorant mais conscient de son ignorance et de celle qui nous atteint, nous autres ouvriers. J’ai remarqué que certains d’entre nous raisonnaient négativement. En face de l’obstacle, ils se plaignent et rejettent la responsabilité sur quelqu’un ou quelque chose (en temps normal, c’est sur une fatalité qu’ils acceptent).
Le plus beau dans cette grève, ce ne sont pas les avantages que nous obtiendrons, mais la prise de conscience de notre force et la détermination brutale de ne pas céder. Il y a aussi un problème de l’enseignement : pas d’enseignement abstrait mais des connaissances qui nous permettent de répondre aux réalités les plus proches. Un jeune qui sort de l’école avec un CAP dès son entrée dans l’industrie est écœuré. Il possède une somme de connaissances qu’il ne mettra jamais en pratique. Il quitte l’école à 18 ans. Il est inquiet. Comment gagner ma vie ? En suis-je capable ? Qu’est-ce que l’industrie ? Il a hâte de commencer à travailler pour être libéré de la tutelle des professeurs et des parents. Il est déçu car il entre dans une prison dont il ne pourra jamais sortir. Il se heurte à la médiocrité, à la jalousie, à la méchanceté de ceux qui n’ont pas eu « sa chance » et qui acceptent de vivre en prison. Il se révolte. Je n’ai pas fait trois ans d’école pour à présent faire des gamelles !
Pour le jeune qui a été formé sur place, c’est différent. Il dit : « J’en ai rien à foutre de faire n’importe quoi, ce qui compte c’est la paie. » Sa famille n’est pas riche. Il ne comprend pas la réaction de l’autre.
En fait, bureaucrates et ouvriers souffrent du même mal, celui de ne pas être.
On a des difficultés à trouver le journal Le Monde à Aubervilliers.
Mercredi 5 juin : Je ne suis pas allé à la manifestation de Saint-Lazare à la Bastille. Je n’y tenais pas spécialement, et puis nous avons fort à faire à la boîte. Les câbleuses de téléphone ont débrayé. Le collègue y est allé, il s’est démené toute la journée et ce soir nous avons reçu les pommes de terre que nous avons payées avec l’argent de la collecte. Je suis resté ici toute la journée. Je n’ai rien fait mais ma présence n’était pas inutile. En fait, le collègue dirige le mouvement et je m’occupe de le faire tenir, et encore !
Ce soir, nous avons discuté à l’union locale. D’après la fille, les vrais révolutionnaires ce sont les travailleurs car dans la bagarre ils n’ont rien à perdre. C’est faux car, en définitive, ce sont eux qui paieront les pots cassés, et en plus il y a une question de conscience qui est plus confuse que chez les étudiants.
Quelles sont les causes qui ont déterminé la situation actuelle ?
Quel en est le but ?
Au bistro, c’est important, le patron est pour la grève. Il nous rend des services. Il fait restaurant et, le dimanche, il nous fait souvent cadeau soit d’un morceau de viande, soit de quelques bonnes bouteilles qui améliorent le menu. Il s’étonne que les gars aient encore de l’argent et nous donne des conseils comme un vieux à qui on ne la fait pas. Il faut dire que, derrière son comptoir, il voit passer tous les gars de la boîte et bien d’autres, et qu’en essuyant ses verres il a le temps de gamberger. Le petit parachutiste aime la vie collective. Il est sociable et donne un peu de lui-même. Il coupe les cheveux contre un peu d’argent qu’il met au profit de la communauté.
Demain, je ne sais pas ce qui nous attend mais peut-être la journée sera dure, peut-être aurons-nous à négocier. Les câbleuses de téléphone sont une charge supplémentaire. Il faudrait que les gars puissent rester seuls.
Jeudi 6 juin : De 7 h 30 à midi, j’ai vendu une tonne de pommes de terre 20 centimes le kilo pour les grévistes, 30 pour les autres. Il fallait rendre les sacs. J’ai aussi délivré des cartes de gréviste et parlé aux jeunes pour qu’ils aident leur famille.
L’objectif de la grève a dévié, et je pense qu’à la base nous ne sommes pas révolutionnaires parce que non conscients. Les étudiants n’ont qu’une expérience très courte de la vie mais il y a pour eux des raccourcis qui ne nous sont pas accessibles.
En entrant dans le réfectoire, j’ai senti un malaise, j’ai parlé aux gars. Ils m’ont dit qu’ils avaient besoin de se sentir encadrés et qu’ils ne pourraient restés éternellement à attendre sans trop savoir pourquoi. Je leur ai dit que je n’étais pas un chef et qu’il n’était pas dans mon tempérament ni dans mes aspirations de le devenir, que dans mes actes je m’efforçais à faire appel à leur conscience. Je suis très maladroit mais je les ai soulagés de quelque chose qu’ils avaient peut-être envie de me dire. Toute la journée, ils ont chahuté et chanté. Les problèmes se reposeront à brève échéance si rien ne vient renforcer notre détermination, et nous serons obligés de reprendre le travail.
Vendredi 7 juin : Ce matin, je suis allé voir les câbleuses de téléphone. Elles sont 55 et non syndiquées, toutes OS. Le collègue les a aidées à débrayer. Il y a l’éloignement, et l’union locale du 19e devrait pouvoir les aider. Cet après-midi, les filles nous ont téléphoné, nous demandant ce qu’ils foutaient à la CGT, qu’ils étaient tout juste bons à encaisser l’argent des cartes, mais qu’ils n’avaient personne pour les accompagner en délégation et que, s’il en était ainsi, elles reprendraient le travail. À la suite de cet entretien, l’UL du 19e a providentiellement trouvé quelqu’un pour les accompagner en délégation. La fille s’est bien défendue, malheureusement, n’étant pas soutenues, elles n’ont pas fait grève plus de quelques jours. Dès qu’elles ont repris le travail, elles ont organisé une collecte pour nous venir en aide.
Samedi-dimanche 9 et 10 juin : J’ai passé le samedi après-midi et le dimanche matin chez moi. J’étais content de retrouver un certain confort. Dans le quartier, tout est comme si rien ne s’était passé. Dimanche, je suis rentré à l’usine vers 12 heures. Nous n’étions pas nombreux, l’ambiance était calme. Le soir, avec le collègue, nous avons demandé au concierge de sortir sa voiture ou bien qu’il la laisse à l’intérieur de l’usine, et définitivement. Puis nous avons condamné la porte d’entrée. Mamadou, qui lisait le Coran dans le réfectoire, était tout le temps dérangé. Je l’ai envoyé dans un coin de l’atelier où je vais m’installer quand je veux être tranquille.
Mercredi 12 juin : Les événements se déroulent et l’on s’habitue. Les événements de cette nuit n’ont provoqué aucune réaction. Les gars suivent l’actualité avec moins d’attention. Pourtant, nous vivons une véritable révolution.
Je m’étonne que L’Humanité laisse si peu de place aux informations venant de l’étranger.
Si la jonction étudiants-ouvriers avait pu se faire, les syndicats auraient été débordés et toute notre société aurait été remise en question par l’action. Argument CGT : céder à la violence, c’est faire le jeu du patron.
La majorité des hommes sont engagés au niveau de l’argument, rarement à un degré supérieur.
Mardi 11 juin : Nous avons touché 2 000 F de la collecte faite dimanche et centralisée à l’UL. Le partage s’est fait sans grosses difficultés. Après deux heures de discussion, nous avons décidé le partage sur les bases suivantes : grévistes 1 part, par enfant 1 part, femme 0 part. Il y a très peu de femmes grévistes au foyer, d’autre part, le partage de cette somme était un poids pour nous.
Jeudi 13 juin : Hier, nous avons eu une entrevue avec le PDG. Proposition d’augmentation de 7 % sans ratissage, plus 3 % en octobre ; heures de grève payées à 50 % jusqu’au 4 juin récupérables. La CGT, qui nous conseillait de reprendre sur les bases de Grenelle, a cette fois exigé un vote à main levée puis à bulletins secrets. Pour la reprise : 2 sur 29 votants.
La grève a continué encore quelques jours, mais la première occasion a été bonne pour nous faire reprendre.
En fait, nous avons repris sur les bases de Grenelle, cependant, nous avons réussi à faire admettre un barème de salaire pour toutes les catégories. Entre deux ouvriers de la même catégorie, il y avait parfois jusqu’à 1 F d’écart non justifié.
En conclusion, la CGT ne nous a rien apporté jusqu’à présent, et je passe sur les entourloupettes qui sont peut-être explicables mais non excusables. Si dans l’entreprise nous obtenons des avantages nous ne les devrons qu’à notre solidarité et au dévouement de nos délégués. À chaque fois que la CGT nous a accompagnés en délégation, le gars est venu les mains dans les poches. Nos problèmes, propres à l’entreprise, cela ne l’intéresse pas. D’un autre côté, ils n’ont rien fait pour nous apprendre à nous défendre à chaque fois que nous avons demandé de la documentation, ils ont fait la sourde oreille alors qu’ils ont des petits livres élémentaires et très bien construits.
Ce que je reproche à la CGT, ce n’est pas tellement son attitude dans les événements, c’est de ne rien apporter à ses adhérents, de les considérer comme une masse et d’exploiter leur ignorance. Il suffit de jeter un œil sur La Vie ouvrière pour se faire une opinion.
Claude Borgne