« J’ai quitté l’appartement à 5 h 30, glissant une enveloppe avec les clefs sous la porte du gérant. » On lit rarement avec autant de précision comment quelqu’un devient SDF. Ou, en américain, homeless, un mot moins euphémistique que le vilain acronyme français.
Albert Vandenburg, homeless, est deux fois marginal : parmi les logés il est un sans-logis. Et parmi les sans-logis il est un internaute. Deux écrivains ont frôlé la clochardise ; George Orwell, qui a écrit Dans la dèche à Paris et à Londres, et Jean-Luc Porquet, qui s’est sciemment mis dans la situation d’un sans-logis pendant plusieurs mois et en a tiré La Débine. Mais on connaît peu de sans-logis véritables, c’est-à-dire permanents, qui tiennent un journal de leur vie et le publient sur Internet .
A 57 ans, excédé de l’esclavage salarié, excédé de perdre sa vie à la gagner, excédé de ne travailler que pour pouvoir continuer à travailler, Albert Vandenburg abandonne son logement en octobre 1997. Certes, il est plus simple de choisir cette vie à Hawaii, où l’on ne risque pas de mourir de froid. Mais Vandenburg décide aussi de faire le Diogène parce que les loyers sont trop élevés à Hawaii (où ne le sont-ils pas, à présent ?) et les salaires trop bas.
Pour seul revenu, au début, Albert la Panthère (son pseudonyme sur Internet) a 100 dollars (75 euros) par mois : un chèque de préretraite. Aux États-Unis, ce sont les employeurs qui paient l’essentiel des retraites. Ils n’y sont pas contraints. S’ils font faillite, personne ne les remplace. Berluskozy et Laure Parisot en rêvent la nuit.
(Lorsqu’en juin 2002 il atteint enfin l’âge de la retraite, il touche 650 dollars, 450 euros par mois, de la sécurité sociale. L’hébergement indépendant le moins cher d’Honolulu, l’YMCA, coûte 140 dollars par semaine, 560 dollars par mois. Albert ne prendra donc pas de logement personnel comme il l’espérait.)
Paradoxalement, il apprit d’abord à s’alléger. À qui n’a pas de moyen de transport, ni de lieu de stockage, tout poids devient vite désagréable. Il découvrit la chasse aux échantillons gratuits de savon, de shampoing... Il découvrit les magasins qui vendent des vêtements d’occasion à un dollar, moins chers qu’une laverie automatique. Car, quand on dort dehors, les vêtements s’usent vite. Il faut, absolument, des vêtements propres car ce sont eux qui séparent les sans-logis des clochards, qui permettent d’entrer sur le campus de l’université et de s’asseoir devant un ordinateur. L’ordinateur signifie garder des contacts avec les logés, conserver des liens avec des gens qui vous estiment, qui ne vous considèrent pas au mieux comme digne de pitié, au pis comme un déchet, voire comme un danger.
C’est aussi conserver un désir indirect : car le blog d’Albert Vandenburg est classé en salles ; le grenier, la bibliothèque, la cave, le salon...
Maryse Mapsat, sociologue, après avoir lu son blog, a écrit Le monde d’Albert la Panthère, éditions Bréal. Lorsqu’elle lui demande par courriel ce qu’il a d’ordinaire dans son sac à dos, Albert répond, non sans la surnommer Notre-Dame des Questions :
« la bâche [en plastique dans laquelle il s’enroule pour dormir au sec], un sweatshirt et des chaussettes pour la nuit. Un livre de poche ou deux. La radio, le rasoir rechargeable, une brosse à dents et du dentifrice, mes dents en plastique que j’utilise rarement, un assortiment de stylos, un ouvre-bouteilles, des briquets, un sac en plastique contenant des documents prétendument essentiels (mon acte de naissance, un passeport périmé, mes états de service dans l’armée et le bazar de la sécurité sociale). Des tubes d’aspirine, de vitamines et de Paxil. Un petit couteau suisse. Des lunettes de lecture. En ce moment il y a encore de la vodka mais c’est inhabituel, et deux ou trois barres vitaminées. »
Il apprit l’autre géographie de la ville, celle de la nourriture rejetée : par exemple, le meilleur mois de l’année est celui juste avant les examens universitaires, parce qu’alors les étudiants nerveux commandent trop de nourriture, ne la finissent pas, et oublient plus souvent leur monnaie dans les distributeurs automatiques. À lui les fermetures de restaurant, à lui les incursions dans les self-services à la recherche des plateaux pas finis qui ont échappé à l’œil des vigiles.
« Il m’est aussi venu à l’esprit que le suicide n’a pas de sens parce que je suis probablement déjà mort, un preta, un fantôme affamé et que ceci est l’enfer, parcourir la terre en quête de nourriture et de satisfaction, ne la trouvant jamais, toujours avec un besoin inassouvi. Une bouteille de bière et un pain pour déjeuner et quelques minutes de contentement et ensuite il est temps de chercher le dîner. Deux paquets de cigarettes qui partent en fumée et il est temps d’en chercher davantage. »
Il apprit les bonheurs de la liberté complète, pouvoir se baigner dans l’océan quand on en a envie, pouvoir faire l’amour avec un beau garçon (Albert Vandenburg est homosexuel) quand on en a envie. Il en découvrit un coût, après deux ans. Ne rien faire d’utile aux autres, se sentir inutile, dispensable, comme on dit en anglais, est pesant.
« Et est aussi très irritante cette insistance constante sur soi-même que cette vie sur la route semble encourager. L’esprit tourne à pleine vitesse, libéré des soucis des personnes logées et sans la diversion constantes des jouets et des jeux électroniques, mais dans ces pensées il y a un tel bavardage intérieur sans but qu’il finit par en être extrêmement ennuyeux et décourageant. »
Quand, lassé des sauts de puce chaque nuit, il se résigne après trois ans à dormir dans un centre d’hébergement (beaucoup moins violent et apparemment plus propre que ses équivalents français), il découvre ce que de plus en plus de petits-bourgeois et de bourgeois découvriront à mesure que le libéralisme les appauvrira : le vrai luxe n’est pas dans les objets, il est dans l’espace.
Les riches ont l’espace, les pauvres ont la foule.
Les riches peuvent décider quand et où entrer en contact avec les autres, les pauvres, les très pauvres n’ont jamais d’intimité, jamais le choix de s’éloigner de la présence d’autrui. Pour les sans-logis, le terrible Panopticon de Bentham, la prison où tous les prisonniers sont tout le temps visibles, existe déjà : il s’agit de la totalité de l’espace public, le seul où ils vivent.
Au centre d’hébergement, pour éviter l’injection d’héroïne, les toilettes n’ont pas de porte.
Nestor Potkine