Christiane Passevant
Le système Poutine (1)
Analyse d’une personnalité autoritaire dans le contexte géopolitique actuel
Article mis en ligne le 15 janvier 2008
dernière modification le 25 mars 2008

Film documentaire de Jean-Michel Carré et Jill Emery [1]

Qui est Vladimir Poutine ? Quel est ce personnage qui contrôle, avec Gazprom, 30 % de l’approvisionnement en gaz de l’Europe ? Qui est ce président plébiscité par la majorité de la population russe ? S’agit-il d’une « présidence impériale » ou d’une « démocratie présidentielle » autoritaire ? Poutine l’autocrate représente-t-il une continuité ou un changement ?

Le Système Poutine, de Jean-Michel Carré et de Jill Emery, analyse la personnalité autoritaire du chef d’État russe. Les cinéastes vont aux origines du personnage Poutine, questionnent son adolescence, suivent l’itinéraire de cet homme de l’ombre formé par le KGB. Poutine a gravi patiemment les marches du pouvoir et a su mettre en place des réseaux de contrôle extrêmement puissants. Son ascension au pouvoir recouvre trente années d’histoire russe.

Koursk, un sous-marin en eaux troubles, de Jean-Michel Carré (2004), est un premier film sur Vladimir Poutine, un documentaire d’investigation qui analyse la période entre son élection et sa prise de pouvoir. « Ce qui est fascinant dans ce genre d’investigation où votre seule arme véritable en tant que cinéaste est de prendre le temps, ce dont les journalistes ont rarement la possibilité, c’est de découvrir dans des documents relativement accessibles car officiels des informations qui, regroupées avec d’autres, tout aussi officielles, démontrent le contraire de la thèse qu’ils sont censés illustrer. » C’est en effet huit années d’enquête, de recherche, de rencontres, d’éléments croisés pour cerner un système de pouvoir.

Le film révèle, en même temps que les tractations occultes des complexes militaro-industriels, la gestion parfaitement cynique de la situation par un Poutine habile politique, de même qu’un mensonge d’État exemplaire qui a précédé la mainmise sur l’armée, la presse et l’économie dont dépendait l’installation pérenne au pouvoir du nouveau président. La raison d’État, qui a primé sur la vie des marins, a guidé Poutine pour gérer le drame du Koursk. Son attitude sera identique lors de la prise d’otages dans le théâtre de Moscou par un commando tchétchène et, en 2004, au moment du drame de l’occupation de l’école de Beslan en Ossétie du Nord qui se termina en bain de sang (344 civils tués, dont 186 enfants). C’est le choix d’une fermeté sans état d’âme, le refus de négocier et de prendre en compte la vie des civils. Le système Poutine s’accélère. Après le musellement des militaires, la censure de la presse, la détention ou l’assassinat de journalistes d’opposition, c’est la remise au pas des oligarques.

Le Système Poutine, de Jean-Michel Carré et de Jill Emery, est une analyse du pouvoir et une enquête sur l’un des individus les puissants du monde : de l’enfance d’un chef jusqu’au pouvoir suprême, au Kremlin.

Christiane Passevant : Quel est le lien entre ton documentaire Koursk, un sous-marin en eaux troubles et le Système Poutine ?

Jean-Michel Carré : C’est une histoire étrange, le Koursk aurait dû être un film sur Poutine. Mais comme le Koursk était un événement incroyable, avec des raisons et des secrets d’État, le premier film a été sur le Koursk. Cette histoire faisait aussi réfléchir sur Poutine, sur un cas particulier situé trois mois après son arrivée au pouvoir. C’était la première crise grave qu’il a géréed’une manière assez étrange au premier abord, mais ensuite, dans le film, on comprend pourquoi il n’est pas allé voir les familles de marins. C’était en fait une histoire d’État concernant la Russie, les États-Unis et la Chine. Du coup, ce n’est que vers la fin du film qu’il est question de Poutine et du pouvoir. Même si le problème de la presse est évoqué. C’est d’ailleurs après l’épisode du Koursk qu’il a senti qu’une certaine presse, qui n’était pas sous la coupe directe de l’État, se permettait de le critiquer. Il a alors compris qu’il était nécessaire de mettre fin rapidement à la liberté de la presse. Donc déjà, dans le Koursk, le système poutine est ébauché, mais c’est un film sur le Koursk, une histoire particulière d’espionnage, un thriller et le film sur Poutine n’était pas réalisé.

Le Système Poutine a donc été la suite logique et trois ans ont été nécessaires pour cerner le personnage. Nous sommes repartis de son enfance, de son adolescence pour comprendre qui était ce personnage. Nous avons rencontré sa professeure d’allemand, ses copains de l’époque pour saisir la psychologie de Poutine, pour comprendre pourquoi il est entré au KGB et quelles ont été les influences marquantes durant sa jeunesse. Il s’est senti investi d’une mission et a gardé cette idée de son rôle, ce que très peu d’oligarques ont compris.

C. P. : Peut-on dire que le système Poutine s’apparente à d’autres ascensions « irrésistibles » au pouvoir ?

Jean-Michel Carré : Pour n’importe quel chef d’État, on peut voir que cela se construit, que cela n’arrive pas par hasard. Il est vrai que Poutine a une formation particulière, par le KGB, qui est une tradition soviétique. Les chefs d’État soviétiques ont pour la plupart été formés par le KGB ou en ont été très proches. Ils ont eu une formation de pouvoir. Si on prend aujourd’hui Sarkozy, il n’a pas la même formation, mais il a toujours été dans un milieu où on l’a formé pour être au pouvoir. Concernant l’ascension au pouvoir, on peut faire des parallèles. Ce qui est différent, c’est l’immensité de la Russie et le chaos qui a existé avec Boris Eltsine, des médias tenus par les oligarques, la corruption, le pouvoir de l’argent. Pour reprendre ce pays dans cette situation, il fallait quelqu’un de fort, et Poutine est un maître du pouvoir. Cela m’a intéressé car je suis dans une phase de projet de films sur le pouvoir. Et j’ai pensé que Poutine était la meilleure personne pour commencer un film sur le pouvoir parce qu’aujourd’hui, dans le monde, c’est certainement la personne qui a la connaissance et la maîtrise du pouvoir. Plus qu’en Chine, par exemple, où il y a un parti communiste, Poutine a été formé par le KGB, donc le système soviétique, mais il a inventé autre chose. Bush est le fils de son père et il est porté par des lobbies financiers. L’étonnant, chez Poutine, c’est qu’il a réussi à se faire aider par des gens, les oligarques, qui pillaient la Russie et étaient en contradiction avec son idée de la Russie, de la grande Russie au niveau idéologique du terme. Ce sont les oligarques qui l’ont mis au pouvoir en pensant qu’il allait être une marionnette. Une fois au pouvoir, Poutine a levé le masque et n’a jamais abandonné une once de pouvoir.

Jusqu’en 2001, dans l’équivalent des Guignols de l’info russes, on se moquait de Poutine. Il était représenté comme un petit bonhomme qui courait partout, un peu comme Sarkozy dans nos Guignols. Poutine n’a pas apprécié, l’émission a été interrompue en 2001. Et il y a deux semaine, le réalisateur producteur de cette émission a été mis en jugement, six ans après, pour avoir insulté Poutine ! Un autre exemple, Lividenko, empoisonné au polonium 210, qui n’était plus au KGB depuis des années et a soutenu tardivement le peuple tchétchène. Ce qui a été considéré comme une trahison, il le paie de sa vie des années après. Les personnes que nous avons interviewées, Gasparov, Kovalev, ancien dissident et député, des opposants, tous nous ont dit : « Aujourd’hui, on vous parle librement, on critique Poutine et on dénonce son système, mais dans un semaine serons-nous encore en vie ? Ça tombe à l’improviste. » Les gens ont donc peur, mais certains continuent à s’opposer, à se battre. Ils savent aussi que, malgré des gardes du corps ou une protection quelconque, le jour où leur liquidation est décidée, ils ne pourront rien. Il est vrai que le système Poutine assassine sans qu’il ait à donner d’ordre. Et la peur entre dans les consciences.

Par ailleurs, c’est la consommation et la manipulation qu’elle implique. Comme partout d’ailleurs avec la pub, le marketing… C’est aussi l’habileté de Poutine et de ses conseillers qui font des scénarios pour le futur. Boukovsky a réussi à récupérer les rapports du comité central d’il y a quinze ans, qui ont prévu l’arrivée de certains leaders dans les pays occidentaux. Les analyses politiques au plan mondial servent aussi Poutine et son système.

C. P. : Il y a quand même un quart de la population qui vit sous le seuil de la pauvreté et qui donc n’a pas accès à cette consommation.

Jean-Michel Carré : C’est vrai. Alors que c’est un pays très riche, surtout avec l’augmentation du pétrole et du gaz comme jamais auparavant, la population n’a que des miettes. Certes, il existe une nouvelle classe moyenne riche, mais aussi beaucoup de pauvres et on se dit que, malgré le pouvoir absolu, Poutine a peur. Pourtant, il serait possible que les gens vivent mieux grâce à un peu plus de répartition des richesses. Mais, pour le moment, c’est plus de répression, plus de pouvoir et crainte de révolte. Poutine a d’ailleurs parlé de démocratie « dirigée », totalement contradictoire, mais c’est passé. En Russie, il faut un chef, il y avait les tsars, il y a eu Staline et Poutine est un nouveau tsar. C’est pourquoi nous avons choisi de le montrer ainsi sur l’affiche du film.

Il existe évidemment une opposition, mais elle n’a aucun moyen de s’exprimer et n’a pas d’accès à la télévision. Or les Russes s’informent majoritairement par la télévision. Très peu lisent les journaux. En outre, l’opposition ne parvient pas à trouver un front commun, même si des alliances étranges se font parfois sans que cela aboutisse. Mais on peut se demander ce que ferait Poutine si cette opposition parvenait à s’unir et à représenter un danger pour Poutine. Pour la moindre manifestation ou colloque de Gasparov [2], les unités spéciales entourent les lieux où cela se passe, bloquent le public et, du coup, tout le monde a peur des conséquences. Il ne faut pas oublier qu’un million et demi de personnes travaillent encore aujourd’hui pour le KGB qui est devenu le FSB [3].

C’est un pouvoir très coercitif. Ils ont changé la loi électorale, il faut à présent plus de 7 % des suffrages pour se présenter à la présidentielle. Il faudra observer les élections législatives, mais il n’est pas évident que des partis d’opposition se présentent. Poutine a l’habileté de créer de faux partis d’opposition qui lui sont dédiés. La direction centrale des votes est réglée par un officier du KGB/FSB et les Russes que nous avons rencontrés nous ont dit qu’ils ignoraient les chiffres, qu’il n’existe pas de contrôle possible des résultats. Mais les sondages montrent qu’une grande partie de la population est pour Poutine. Et la question se pose par rapport à la population qui est persuadée que liberté et démocratie passent par la consommation, pouvoir acheter un portable ou une voiture par exemple, ce qui était impossible avant. L’opposition pense qu’il faudra malheureusement dix ou quinze ans avant de connaître la démocratie en Russie. C’est comme une chape de plomb, et Poutine sera encore très longtemps au pouvoir, même s’il ne se représente pas comme le prochain président. Après six mois, il est possible que futur président ait des problèmes de santé et que de nouvelles élections soient organisées. Poutine pourra alors se représenter tout à fait légalement et sera réélu.