Après-midi pluvieuse, hiver sombre, Émilie s’est mise à trier de vieux papiers, brochures, tracts, coupures de presse. Parmi celles-ci, un court article du quotidien local - en marge, elle avait noté à la main « avril 1973 » - avec un titre un peu vague « Rassemblement devant la Préfecture des mouvements féministes » et une photo de manifestantes assez nombreuses.
Émilie se reconnaît sous la banderole, laquelle, plus explicite que le titre du journal, énonce « Un enfant si nous voulons ! Quand nous le voudrons ! ». À ses côtés, agitant d’une main une canule et de l’autre une pancarte « Oui à l’avortement ! », une grande fille décidée, les cheveux en bataille : Suzanne peut-être, elle n’est plus sûre du prénom. D’autres têtes, d’autres silhouettes ne lui sont pas inconnues, mais sa mémoire ne peut retrouver de souvenirs précis. Un peu plus loin, là, elle se souvient bien, c’est Martine. Leurs itinéraires personnels les avaient fait se rencontrer, se perdre de vue, se retrouver. Depuis cette période, elles se fréquentent peu mais ne s’oublient pas.
Comme Martine, Émilie s’était engagée dans la lutte pour la liberté de l’avortement et de la contraception. Pour elle, il s’agissait d’un passage obligé en quelque sorte, pour l’idée plus générale qui la guidait depuis l’adolescence : la liberté de l’individu, le refus de tout de qui enchaîne, au moral comme au physique. Ainsi, elle manifestait, lisait, écrivait, collait des affiches - contre la guerre au Vietnam, contre l’armement nucléaire, contre tous les armements, contre Franco, contre tous les fascismes, les censures, les dogmatismes.
Et souvent, lorsqu’elle se retrouvait au sein de groupes féministes, et presque exclusivement féminins, elle se sentait en décalage, surtout quand elle demandait à ses camarades, alors peu enthousiastes, de se déclarer solidaires des jeunes hommes qui refusaient l’armée et la guerre. « Ce sont deux versants d’une même lutte, disait-elle, deux formes complémentaires d’objection. » Elle ne pouvait pas non plus, comme certaines, considérer tout être de sexe masculin comme un oppresseur potentiel. Si la femme était bien la prolétaire du prolétaire, il ne servait à rien de haïr celui qui projetait sa propre aliénation sur sa compagne.
Émilie et Martine avaient le même âge, habitaient le même quartier, mais, par les hasards de la carte scolaire, elles ne s’étaient rencontrées qu’à vingt ans, en commençant leur formation d’infirmière. L’école était dirigée d’une main de fer, sans le gant de velours, par une directrice d’un conservatisme caricatural. Les références religieuses prévalaient encore, les locaux restaient la propriété d’une congrégation. L’ordre moral devait régner. Les deux jeunes filles s’étaient tout de suite senties proches par leur commune aspiration à plus de liberté.
Émilie trouvait dans son militantisme la bouffée d’air indispensable. Car, sous les apparences d’une affection rassurante, c’était une autre forme de chape de plomb qui fermait l’horizon de la vie familiale. Certes, la culture et l’humanisme y représentaient les valeurs essentielles, on y menait de courtois débats d’ordre philosophique, littéraire, artistique, on approuvait les engagements militants d’Émilie, à condition que ses études n’en pâtissent pas. Mais rien de ses questions sur la liberté ne devait pouvoir interroger l’amour maternel sacralisé, et traduit dans le quotidien par une dictature quasiment sans faille.
Martine avait une expérience différente. Son père, chauffeur de car, sa mère, employée dans un petit commerce, disposaient de peu de temps et ne se mêlaient guère des pensées intimes de leurs trois enfants, dont la grand-mère assurait la garde et l’entretien. Pour les parents de Martine, qui s’appuyaient sur quelques grands principes, mélange de morale traditionnelle et de sens pratique, une fille devait arriver vierge au mariage. Pour ceux d’Émilie, qui se targuaient d’idées « avancées », le plus important restait l’union sacrée de la famille. Sa mère soutenait en outre sa légitimité à tout connaître et à tout maîtriser pour le bien de ses enfants. Émilie et Martine taisaient leurs doutes et attendaient de « pouvoir vivre enfin ». Le diplôme passé, l’emploi trouvé, elles avaient laissé se distendre leurs relations.
Un soir de mars 1972, Émilie avait présenté dans une réunion publique un film sur le drame des avortements clandestins. À la fin de la séance, alors que la salle se vidait et que les discussions se poursuivaient par petits groupes dans la rue, Martine était venue retrouver son ancienne camarade. Passés les premiers moments de surprise et d’émotion, il leur avait paru impossible de se quitter aussitôt. Émilie avait donc lâché, pour une fois, ses obligations de responsable et avait terminé la soirée chez son amie. Le compagnon de Martine, enseignant, avait préalablement préparé le repas et mis au lit leur bébé de quelques mois. Très vite, le courant était passé entre Émilie et Henri, passionné de pédagogie. Nourri des expériences de Freinet et de Neill, il s’efforçait d’aider chaque enfant à trouver son propre chemin. Mais, à propos de la lutte pour la liberté de l’avortement, il ne put s’empêcher d’interroger : alors que Martine avait dû se faire avorter clandestinement quelques années auparavant, Émilie lui paraissait se situer dans une perspective plus intellectuelle.
Les deux jeunes femmes avaient échangé alors un regard de complicité, mêlée d’un certain trouble.
« Si, elle aussi a vécu cette histoire. Je peux le dire, Émilie ? C’est chez elle, enfin chez ses parents, que cela s’est passé pour moi. »
L’une complétant le récit de l’autre, elles avaient fait, pour Henri, un nouveau récit, à deux voix cette fois, qui nommait enfin celle qui avait soutenu Martine dans cette expérience difficile.
1966. Martine s’était confiée à Émilie. Elle était enceinte, d’au moins huit semaines, d’un étudiant en médecine depuis introuvable. Il avait fallu se procurer des antibiotiques, de l’argent, et pour cela faire des nuits en clinique, la pose de la sonde coûtant une somme considérable pour leur budget. La suite s’était déroulée, sous prétexte de révisions, chez Émilie dont les parents, retraités, passaient quelques semaines à la campagne.
Henri s’étonnait : elles étaient hors la loi et plus exposées que d’autres en tant qu’élèves infirmières. Et si elles avaient été dénoncées ?
Émilie s’en souvenait bien. Elle ne concevait pas que l’on ne puisse disposer librement de son corps, que les contraceptifs soient refusés aux mineures, que l’on jette dans la vie un enfant non désiré. Rien n’aurait pu la détourner d’accueillir son amie en détresse, qui ne pouvait risquer d’affronter ses parents. Désobéir, dans cette histoire, l’une et l’autre n’y avaient même pas pensé précisément auparavant, car la réalité les poussait, chacune avec ses raisons personnelles.
De retour chez elle, fort tard dans la nuit, Émilie ne put trouver le sommeil. Et là s’ouvrit un autre chemin, douloureux, qui déboucherait plus tard sur une lucidité plus grande.
D’abord le titre du film projeté ce soir de retrouvailles avec son amie, se mit à résonner étrangement, comme s’il se rapportait à une époque beaucoup plus ancienne... « Ton corps t’appartient »... Depuis longtemps, elle se révoltait viscéralement contre toutes les institutions, États, Églises, qui prétendaient disposer des individus au nom d’un principe supérieur, qui forçaient des hommes à tuer leurs semblables pour ne pas être eux-mêmes tués, qui obligeaient les femmes à produire de la chair à canon ou des bras pour la fabrication d’armements, ou de nouveaux ventres pour la reproduction et l’accroissement de la puissance des nations. Et, surtout, la colère la submergeait de voir les guerres, les massacres, l’écrasement, l’exploitation, se faire au nom d’idéaux prétendument moraux et généreux.
Cette révolte-là s’ancrait dans son expérience personnelle. Mais il lui fallut des nuits d’insomnie et de cauchemars répétés pour mettre enfin des mots sur les gestes et les paroles qui l’avaient meurtrie et presque détruite pendant son enfance. Des images et des sensations physiques contradictoires se superposaient. Quand elle avait soutenu Martine, la portant presque du lit à la salle de bains, partageant la même angoisse devant les saignements, les douleurs violentes des contractions, elle s’était secrètement étonnée de pouvoir accepter une telle intimité avec une autre femme, sans que s’insinue, comme avant, un dégoût amenant une envie de mourir.
« MON CORPS M’APPARTIENT ! » Elle aurait voulu pouvoir, enfant, clamer comme un rempart cette phrase libératrice à sa mère, dont tous les gestes manifestaient au nom de l’amour une possession totalitaire, et qui ne lui reconnaissait à elle, sa fille, aucune existence indépendante. Elle n’était qu’une poupée, une excroissance, une annexe. Tout cela avait entraîné beaucoup de souffrances physiques et morales. Et sa première désobéissance avait été le silence, face aux questions inquisitoriales de sa génitrice. Tout savoir, sa mère prétendait en avoir le droit et le devoir. Émilie avait donc appris que la liberté première, celle qui permettait de résister à l’oppression et de donner appui aux révoltes ultérieures, était celle de la pensée. À l’abri de sa façade souriante et calme, de ses bavardages complaisants et superficiels parfois, elle avait construit en secret de quoi continuer à exister, tout en laissant son corps en otage, comme un leurre, à sa mère. Et, à ce moment de son itinéraire où elle se reconstituait enfin, elle mesura la pertinence des combats menés jusque-là. Si la liberté de pensée et de conscience est essentielle, elle a besoin de s’inscrire dans l’existence d’un corps sans contraintes, car l’individu est un tout unique, et parce que, pour penser, encore faut-il être resté vivant !
Léonore Litschgi,
mai 1998.