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Le maintien des frontières : identité et politique
Jamie HECKERT
Article mis en ligne le 30 mars 2006
dernière modification le 31 mars 2006

Traduit par : Marie Rivet

La conception identitaire est un processus de constitution et de maintien de frontières qui conduit à créer différentes sortes de gens. Le monde se trouve ainsi compartimenté en petites cases bien ordonnées. Ces cases, à leur tour, sont nécessaires pour que s’exerce la violence et la domination des sociétés hiérarchisées. Sans identité, il ne peut y avoir de maîtres ni d’esclaves, d’hommes ni de femmes, de patrons ni d’ouvriers, de blancs ni de noirs, de leaders ni de disciples, d’hétéros ni de gays.

Le mouvement social - celui du passé comme celui d’aujourd’hui - tente souvent d’utiliser l’identité comme outil de libération. Les mouvements fondés sur les identités du genre, de l’orientation sexuelle, ou de la classe sociale, sur l’appartenance ethnique ou sur les mêmes capacités ont tous un certain succès lorsqu’ils s’attaquent à la hiérarchie et à l’oppression. Je ne veux en aucune manière réduire l’impact du militantisme d’hier ou d’aujourd’hui. En ce qui me concerne, ma vie aurait été bien plus difficile avant l’apparition du mouvement de libération/d’égalité féministe et gay. J’affirme cependant que la politique identitaire est par nature limitée dans sa capacité à défier l’ordre hiérarchique parce que ses racines sont les mêmes que celles du système qu’elle s’est donné pour but de renverser. ‘Les outils du maître ne serviront jamais à abattre la maison du maître’.

Cela signifie-t-il que nous devons être tous pareils ?

L’identité est aussi la réponse à la question ‘qui suis-je ?’ Cette réponse est différente de celle que l’on doit apporter à la question ‘Quelle sorte de personne suis-je ?’. Des étiquettes telles que ‘femme’, ‘blanc” et ‘hétérosexuel’ nous parlent de la position qu’occupe une personne dans différentes hiérarchies. Ces positions, ces identités, sont importantes pour savoir comment une personne se voit, mais elle ne répondent pas à la question ‘qui suis-je ?’. Chacun d’entre nous est unique, à la fois semblable à tous les autres et différent d’eux, à divers égards. Travailler à éliminer l’identité dans le sens d’une hiérarchie (par ex., certains animaux sont plus égaux que d’autres), ce n’est pas vouloir éliminer l’identité individuelle (par ex., je serai toujours Jamie). Quand je parle des problèmes posés par l’identité, je fais référence aux ‘cases’ plutôt qu’aux individus.

Prenons par exemple le concept d’‘orientation sexuelle’. Imaginons que l’on puisse ranger les gens dans trois cases, selon qu’ils aiment les femmes, les hommes ou les deux. C’est une idée fort répandue et pourtant elle semble engendrer énormément de souffrance. Les gens se soucient beaucoup de l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes, et font tout ce qu’ils peuvent pour être sûrs que les autres se rendent compte de ‘ce’ qu’ils sont. Nous nous soucions aussi de ‘ce que’ les autres sont - sont-ils comme moi ou sont-ils différents ? Des questions de ce type rendent certaines personnes si malheureuses et si anxieuses qu’elles en viennent à s’attaquer aux autres, physiquement ou verbalement. Même les gens qui se considèrent comme des hétérosexuels peuvent se faire attaquer. En fin de compte, les gens souffrent quand ils éprouvent du désir pour des personnes du sexe ‘qu’il ne faut pas’, ou s’ils s’inquiètent que les autres puissent penser qu’ils le font. Une solution consisterait à tenter d’‘offrir l’égalité des chances’ à tout le monde et à être attiré par tous. Ceux qui y parviendraient pourraient alors se sentir supérieurs à ceux dont les désirs sont moins politiquement corrects. Une autre solution consisterait à essayer d’arrêter de penser aux gens (y compris à nous-mêmes) en termes d’orientation sexuelle et à admettre que les désirs sexuels de chacun sont complexes et uniques. Cela voudrait dire que l’on est soi-même, et non pas un hétérosexuel, un gay ou quoi que ce soit, et que l’on considère les gens comme des gens et non pas comme des membres de catégories. Nous ne pourrions jamais être tous pareils, même si nous essayions !
Quels sont les problèmes posés par le concept d’identité politique ?
L’identité sépare les gens. Elle nous encourage à croire que ‘nous’ sommes différents des ‘autres’. L’identité encourage aussi le conformisme. Comment puis-je montrer que je suis l’‘un d’entre nous’ autrement qu’en me conformant aux codes prescrits à cette identité et acceptés. Cette construction de la similarité et de la différence existe aussi bien quand on parle de groupes politiques identitaires traditionnels comme les ‘handicapés’ que quand on parle d’identités politiques comme ‘les écologistes’. Cette séparation entre nous et eux a de sérieuses conséquences sur le mouvement politique.

L’identité encourage l’isolement. Les ghettos politiques ne peuvent exister sans identité politique ; et le fait qu’ils existent renforcent celle-ci. Non seulement les ‘militants’ sont séparés des ‘non-militants’, mais à l’intérieur d’un large ghetto politique, les anarchistes, les féministes, et les écologistes, entre autres, se voient souvent eux-mêmes comme étant engagés dans des combats séparés. Les gens qui se considèrent politiquement actifs sont séparés les uns des autres et aussi de ceux qui ne partagent pas une identité ‘militante’. Un mouvement efficace pour un changement social radical ne peut pas être basé sur de telles divisions.

L’identité réduit les phénomènes sociaux aux individus. Des concepts comme l’anarchisme et le racisme sont des concepts sociaux. Ils ne s’incarnent pas dans des individus comme le laissent à penser des termes comme ‘anarchiste’ et ‘raciste’. Ils existent plutôt en tant qu’idées, pratiques et relations. Dans la plupart des sociétés, le racisme est inhérent à nos relations institutionnalisées et à nos manières de penser. Nous pouvons critiquer le racisme et nous devons le faire. Cependant, traiter les gens de ‘racistes’ ne peut que nous les aliéner davantage par rapport à nos efforts. En outre, c’est une illusion dangereuse que de croire que les ‘racistes’ peuvent être séparés de ceux d’entre nous qui sont ‘non-racistes’. De même, l’anarchisme est répandu dans toute société. Chaque fois que des gens collaborent sans contrainte à la réalisation d’objectifs qu’ils partagent, c’est de l’anarchie. Chaque fois que quelqu’un pense qu’il faut que les gens soient capables de s’entendre les uns avec les autres sans exercer de domination, c’est de l’anarchisme. Si nous ne voyons le racisme que chez les ‘racistes’, nous ne combattrons jamais efficacement le racisme. Si nous ne voyons l’anarchisme que chez les ‘anarchistes’, nous allons passer à côté de nombreuses sources d’inspiration dont nous avons tant besoin.

L’identité encourage la pureté. Si nous croyons que des concepts comme le féminisme peuvent s’incarner dans des individus, alors certaines personnes peuvent être plus féministes que d’autres. Ceci nous conduit à débattre sur qui sont les ‘vraies féministes’, et sur la manière dont les ‘féministes’ doivent agir (par ex., des débats concernant le féminisme et l’hétérosexualité). La pureté féministe tient compte de la hiérarchie (par ex., être plus ou moins féministe, et donc être de plus ou moins bonnes féministes) et favorise la culpabilité (comme lorsque l’on se demande ‘est-ce que de vraies féministes doivent penser/agir de la sorte ?’).
L’identité politique simplifie l’identité personnelle. Un des problèmes lié au concept d’identité féministe, par exemple, est le fait qu’il exige de nous que nous nous focalisions sur un seul des aspects de notre vie qui est pourtant complexe. Le mouvement féministe a souvent été dominé par des femmes de la bourgeoisie blanche qui ont un point de vue particulier sur ce que peut être une ‘question féminine’. De nombreuses femmes n’ont eu d’autres choix que de s’engager dans un mouvement féministe négligeant les questions d’ethnicité et de classe, ou dans des politiques noires ou ouvrières qui ne tenaient pas compte de la notion de genre. Pourtant, l’alternative que représentent les politiques identitaires spécialisées pourrait conduire à des aberrations (par ex., un groupe spécialisé pour les femmes de couleur qui seraient à la fois lesbiennes, transsexuelles et handicapées). De même, si je me décris comme féministe, anarchiste, et sexuellement révolutionnaire, je deviens d’un coup trois personnes différentes. Mais si je dis que je me fais l’avocat du féminisme, de l’anarchisme et de la politique sexuelle radicale, je suis une seule personne aux convictions diverses.

La conception identitaire imagine souvent des intérêts facilement définis. Le féminisme est souvent présenté comme une affaire de femmes ; les hommes sont perçus comme bénéficiant entièrement du système des genres. Il est vrai que de nombreux hommes tirent profit du système des genres en termes de domination institutionnalisée. Si nous pensons que ces intérêts découlent par nature des systèmes actuels, nous ne parviendrons pas à déterminer comment les gens pourraient bénéficier de systèmes différents. Si nous voulons encourager les gens et les inciter à créer une forme de société très différente, il nous faut partager les uns avec les autres ce que nous considérons comme bénéfique. Nous devons reconnaître que différents systèmes de valeurs (par ex., la domination par opposition à la compassion) aboutissent à des intérêts très différents.

Le sentiment identitaire décourage la participation. Si des gens craignent d’être rejetés parce qu’on leur aura collé une étiquette (raciste, homophobe, etc.), ils ne vont pas se sentir bien accueillis et ils ne vont pas s’engager. De même, les gens ne s’impliqueront pas s’ils croient que ce n’est pas dans leur intérêt de le faire. Si nous perpétuons l’idée que le féminisme c’est une affaire de femmes, les hommes ne verront jamais comment ça pourrait être dans leur intérêt de soutenir le féminisme. Ou alors il se pourrait qu’ils soutiennent le féminisme tout en ayant mauvaise conscience vis à vis de leurs prérogatives masculines. Ni l’une ni l’autre manière n’encourage les hommes à être actifs dans des mouvements féministes. Un changement social radical requiert un mouvement social de masse. La politique identitaire, par définition, ne pourra jamais aboutir à ça. Des identités politiques, telles qu’‘écologiste’, peuvent également devenir une base pour les politiques des minorités.

L’identité crée l’opposition. En divisant le monde en paires opposées, (hommes/femmes, hétérosexuels/gays, classe dirigeante/classe ouvrière, blancs/noirs, etc.), l’identité crée des types opposés de gens qui se perçoivent comme ayant des intérêts opposés. En raison de cette opposition, les gens ne parviennent pas à reconnaître les intérêts qu’ils ont en commun en tant qu’êtres humains. L’opposition de deux forces qui se repoussent l’une l’autre ne peut entraîner que très peu de changements !
L’identité annihile la fluidité. Ni l’identité individuelle (du genre ‘qui suis-je ?’) ni l’organisation sociale ne sont fixes : elles sont constamment en mouvement. Pour les identités politiques, ces processus de fluidité ne sont que des réalités figées aux caractéristiques particulières et aux intérêts inhérents. En ne parvenant pas à reconnaître la nature de l’identité ni celle de la société, l’identité politique ne peut qu’inhiber tout changement social radical.

L’action identitaire n’est peut-être pas parfaite, mais ne peut-elle pas être encore une stratégie utile ?

C’est une très bonne stratégie si on ne cherche pas à apporter de grands changements aux choses. La politique de l’identité trouve bien sa place dans l’idéologie néolibérale dominante. Des groupes créés autour d’identités opprimées peuvent faire pression sur l’État pour obtenir des droits civiques. Cette idée d’essayer de protéger les individus sans changer les relations ni les systèmes d’organisation est compatible avec la base individualiste du capitalisme et de la ‘démocratie’ représentative.
Je ne prétendrai jamais qu’une stratégie doit être parfaite pour être utile, mais elle doit être en accord avec ses objectifs. Les fins et les moyens ne peuvent qu’être séparés dans nos esprits. Si l’objectif est de réduire ou d’éliminer les divisions sociales hiérarchiques (le genre, l’ethnicité, la nationalité, l’orientation sexuelle, la classe, etc.) une stratégie qui repose sur ces divisions ne pourra jamais réussir.
Si l’identité politique est une aussi pauvre stratégie, comment se fait-il qu’elle soit si répandue ?

Sur un plan personnel, l’identité politique fait que nous nous sentons membres de quelque chose d’important tout en étant exceptionnels et différents. A court terme, ça peut constituer un très bon mécanisme de défense. Par exemple, je suis sûr que j’aurais été bien plus blessé par l’environnement sexiste et homophobe dans lequel j’ai grandi si je n’avais pas été capable de transformer les marques de honte en signes de fierté. Cependant, se sentir différent et séparé des autres n’est pas une stratégie qui réussit sur le long terme, ni psychologiquement ni politiquement.
Quelle est l’alternative à l’identité politique ?

Si le problème ce sont les frontières, alors il faut nous soutenir et nous encourager mutuellement à abattre les barrières. Il existe deux outils essentiels pour supprimer les frontières : les analyses des structures et les stratégies compassionnelles.

Il nous faut admettre que l’oppression n’est pas simplement une pratique qu’exercent des individus qui ont du pouvoir sur ceux qui n’en ont pas. Nous pouvons essayer de comprendre comment des formes d’organisation (y compris les institutions et les relations) produisent systématiquement des hiérarchies et des frontières. Les gens ne verront un intérêt à s’engager davantage que s’ils se rendent compte que leurs problèmes individuels - anxiété, dépression, épuisement, colère, pauvreté, travail dépourvu de sens, sexualité insatisfaisante, etc. - ne sont pas des problèmes particuliers, mais sont systématiquement produits. En outre, leur action ne sera efficace que s’ils travaillent à réduire toutes les formes de hiérarchie et de domination. Les constructions comme le genre, la sexualité, le capitalisme, la race et l’État-nation, sont des systèmes interdépendants. Chaque système de domination sert à renforcer les autres. Ceci ne veut pas dire qu’il nous faut résoudre chaque problème sur-le-champ, mais plutôt qu’il nous faut admettre que toutes les questions qui se posent sont des questions humaines. Nous ne devons pas non plus nous imaginer qu’un système de domination particulier (même pas le capitalisme) est la source de tous les autres.

Les politiques radicales présentent peu d’aspects engageants parce qu’elles se focalisent sur les fléaux du monde. Elles apportent donc peu d’espoir et peu de choses constructives dans la vie quotidienne des gens. Si nous voulons voir le mouvement social se répandre pour conduire à un changement radical, il nous faut offrir aux gens quelque chose qui compte pour eux. Ecouter les gens vous parler de leurs ennuis, vous soucier de leurs problèmes, les soutenir et les encourager à développer des solutions systémiques requiert de la compassion. Il faut proposer aux gens une meilleure qualité de vie au lieu de se focaliser comme on le fait sur les aspects déprimants de la société actuelle.

Il nous faut aussi admettre que des gens appartenant à des catégories privilégiées peuvent eux aussi souffrir d’une manière ou d’une autre. Les gens qui ressentent le besoin de dominer et de diriger doivent au moins éprouver de profonds sentiments d’insécurité, engendrés par la concurrence et la hiérarchie. L’insécurité, la domination et l’autorité ne sont pas des facteurs propices à des relations épanouissantes et chargées de sens avec les autres. S’attaquer aux gens qui occupent des positions privilégiées n’aide guère à démonter ces systèmes. Cela contribue de surcroît à donner trop d’importance aux gens qui occupent ces positions - ils sont à la fois les produits et les producteurs des systèmes, comme nous tous.

Pour réorganiser notre société de manière radicale, il nous faut viser à réduire la domination telle qu’elle est répandue et la souffrance qu’elle engendre, et à encourager le mouvement compassionnel. De la même manière que des formes de domination apparemment sans rapport et souvent incohérentes peuvent mutuellement se renforcer et se maintenir, une organisation compassionnelle de la société peut être établie et subsister.
Encourager les gens à être plus à l’aise avec la sexualité en général est un des objectifs clés de mes propres efforts en politique. Mais la sexualité n’est qu’un des domaines dans lesquels une approche compassionnelle et systématique présente beaucoup plus de potentiel radical que la politisation de l’identité.

Trouver les sources de la souffrance, quelles qu’elles soient, et soutenir les gens et les encourager dans leurs efforts à trouver des moyens d’établir des liens - avec eux-mêmes et avec les autres - qui puissent réduire cette souffrance. Aider à construire des institutions coopératives fraternelles (centres sociaux, groupes de soutien/de discussion, services de médiation, garderies, repas du style de l’association « Food not Bombs ». Soutenir les gens qui essaient de transformer leur environnement (résistance sur les lieux de travail, par ex.). Proposer d’autres options aux gens qui sont engagés dans des positions d’autorité ou qui envisagent de l’être (armée, police, gestion des affaires).

Offrir les plaisirs et les bénéfices d’une organisation à la fois coopérative et compassionnelle constitue une sérieuse remise en cause du monde des frontières et des gardiens. J’ai bien le sentiment que ceci plairait aux gens qui sont hors du ghetto militant bien plus que des groupes dispersés, des manifestations anti-tout-ce-qu’on-veut, des meetings sectaires et inamicaux, et des conférences utopiques pour ‘après la révolution’.