Michel Onfray
Un dressage neuronal libertaire
Article mis en ligne le 17 septembre 2007
dernière modification le 20 juillet 2007

Par plus d’un aspect, la vie de Jean Legal me rappelle la mienne : parents pauvres, certes, milieu modeste, oui, mais enfance heureuse en contact avec la nature, découverte que le savoir est un pouvoir, souci d’une révolution non pas par les armes, mais par l’éducation, l’instruction, construction des enfants non pas comme des machines à formater pour obéir et devenir des rouages dociles du Léviathan social, mais dans le dessein de produire des consciences éclairées, rebelles, critiques, lucides et singulières. Je lis le manuscrit de ce livre, je découvre un frère, une âme complice.

L’école a toujours été l’instrument au service de l’idéologie de l’Etat en place. Elle prétend éduquer, elle rétrécit l’espace intellectuel ; elle affirme former à la liberté, elle ne célèbre que la soumission, l’obéissance ; elle dit ouvrir les êtres sur la vie, elle les coupe du monde réel par des fictions ; elle professe l’autonomie, elle ne croit qu’à la discipline ; elle se donne la mission de têtes bien faites, elle ne produit que des têtes bien pleines ; elle vise l’intelligence, elle construit tout sur la mémoire, la répétition, la docilité des perroquets ; elle met au programme la vie réussie, elle ne génère que des vies mutilées ; elle parle pédagogie, elle diffuse l’ennui ; elle annonce la culture, elle distribue la confiture...

Dans mon village natal, j’avais un ami dont la mère était institutrice - elle fut aussi mon institutrice. A l’adolescence, elle nous soutenait, son fils et moi, dans notre goût pour les chemins de traverse. En parlant avec elle, j’eus envie de devenir instituteur pour enseigner en maternelle. J’avais lu Maria Montessori, je m’emballais pour Libres enfants de Summerhill et, via Paulette Gondouin - c’est son nom- Célestin Freinet. Ce fut un choc : on pouvait donc enseigner autrement que ce que j’avais connu ! La discipline, l’autorité, les punitions, la crainte, la terreur, les tremblements, l’ennui, tout cela n’était donc pas obligatoirement associé à l’école, à l’éducation ? On pouvait donc être instituteur et pas disciplinaire ? Educateur et pas pervers ? Enseignant et pas sergent ?

Dès lors, je m’inscrivis au concours d’entrée à l’Ecole Normale d’instituteurs de Caen avec la perspective d’une émancipation - j’avais très envie de laisser mes parents à leurs vies pour vivre la mienne...-, d’un salaire - les études étaient payées- et d’un emploi sûr - l’engagement décennal était moins à mes yeux une punition qu’un cadeau d’au moins dix années sans nuages pour un fils de pauvre... Je fus collé ! Et repris le chemin de ma seconde classique avec le désir de devenir... chauffeur de train. Ce qui ne se fit pas non plus, mais ceci est une autre histoire...

Je n’ai pas renoncé à croire que les révolutions essentielles se font à l’école, du moins dans les heures les plus tendres de l’âme humaine : le dressage neuronal qu’est toujours une éducation, et à quoi on n’échappe jamais, donne à l’être sa couleur, son style, sa tonalité, sa musique. L’école active aujourd’hui la mécanique libérale. Quand le défaut de passion n’y fait pas la loi, ou la pure logique du travail de fonctionnaire soucieux de son emploi et de sa retraite, sinon le pédagogisme - cette théologie scolaire et scolastique des temps modernes...-, on peut exercer ce métier magnifique - instituteur- comme une passion.

La pédagogie Freinet est révolutionnaire, dès lors elle fabrique des révolutions. Des micros révolutions, certes, mais lesquelles sont encore à l’ordre du jour, sinon celles-ci ? Les grands soirs pour demain, - plutôt pour après-demain d’ailleurs... -, qui n’arrivent jamais mais galvanisent les croyants de tous poils autour de leurs sectes, de leurs mots d’ordre, de leur slogans, permettent aux amateurs de chapelles d’exercer leur talent inoffensifs - voire folkloriques. En revanche, la capillarité aidant, l’éducateur fait un réel travail, il ne vocifère pas, il œuvre, il fait œuvre, et contribue à ce que Deleuze nomme « le devenir révolutionnaire des individus ». Je suis du côté de ceux-là, je suis du côté de Jean Legal et des siens. Lisez le, vous verrez...

Michel Onfray