Il y a une atmosphère de violence croissante dans ce pays. Comment interprétez vous ces signes ? Quelles en sont les causes ? Dans quel contexte cela doit il être interprété ?
Dans un climat tel que celui-ci, où les gens se sentent épuisés par ces interminables « processus » démocratiques qui n’ont que des humiliations pour résultat, que sont-ils censés faire ? Evidemment, ce n’est pas comme si les seules options étaient binaires, violence contre non-violence. Il y a des partis politiques qui croient à la lutte armée, mais seulement en tant que partie d’une stratégie plus globale. Les travailleurs politiques dans ces luttes ont été traités brutalement, tués, battus, emprisonnés sous de fausses accusations. Les gens sont tout à fait conscients que prendre les armes signifie s’infliger les myriades de formes de violence dont est capable l’Etat indien. Dès que la lutte armée devient une stratégie, votre monde se rétrécit immédiatement et ses couleurs se réduisent au noir et blanc.
Mais quand les gens décident de faire ce pas parce que toutes les autres options les ont menées au désespoir, devons-nous les condamner ? Qui donc croit que si les gens de Nandigram [1]font une Dharna [2]et chantent des chansons, le gouvernement du Bengale de l’Ouest va céder ? Nous vivons à une époque où être inefficace signifie soutenir le statu quo (ce qui sans aucun doute en arrange certains). Et être efficace se paie d’un prix terrifiant. J’ai du mal à condamner des gens prêts à payer ce prix.
Vous avez beaucoup voyagé sur le terrain, pouvez-nous donner une impression des fissures que vous y avez découvert ? Quels sont les lieux de conflits où vous vous êtes rendu ? Pouvez-vous nous décrire les lignes de front ?
Vaste question ! Que puis-je dire ? L’occupation militaire du Cachemire, le néo-fascisme au Gujarat, la guerre civile à Chattisgarh [3], MNC [4] violant l’Orissa, l’inondation de centaines de villages dans la vallée du Narmada, les gens qui vivent au bord de la famine totale, la dévastation des forêts, les survivants de Bhopal qui voient le gouvernement du Bengale de l’Ouest faisant la cour à Union Carbide, qui s’est renommé Dow Chemicals, à Nandigram. Je n’ai pas été récemment dans l’Andhra Pradesh, au Karnataka, au Maharastra, mais nous savons que presque cent mille paysans se sont suicidés. Nous connaissons les rencontres bidons et la répression terrible en Andhra Pradesh. Chacun de ces lieux possède sa propre histoire, économie, écologie. Aucun ne peut s’analyser facilement. Et pourtant il y a bien un tissu commun, il y a d’énormes pressions internationales économiques et culturelles qui s’exercent sur eux. Comment ne pas mentionner le projet Hindutva [5], qui injecte son poison en sous-cutanée, attendant sa prochaine éruption. Je dirais que la plus grande accusation est que nous sommes encore un pays, une culture et une société qui continue à pratiquer la notion d’intouchabilité. Alors même que nos économistes triturent leurs chiffres et se vantent de notre taux de croissance, un million de personnes gagnent leur vie en transportant plusieurs kilos de la merde des autres sur leurs têtes chaque jour. Et s’ils ne transportaient plusieurs kilos de merde, ils mourraient de faim. Elle est belle, la superpuissance !
Comment voir la récente violence policière et étatique au Bengale ?
Pas d’une manière différente de la violence étatique et policière ailleurs, sans oublier le problème de l’hypocrisie étalée avec tant de compétence par tous les partis y compris ceux de la gauche. Les balles communistes seraient-elles différentes des balles capitalistes ? De drôles de choses arrivent. Il a neigé en Arabie Saoudite. Des hiboux volent en plein jour. Le gouvernement chinois a décrété le droit à la propriété privée. Je ne sais pas si tout ça a à voir avec le réchauffement global. Les communistes chinois s’avèrent être les plus gros capitalistes du XXIe siècle. Pourquoi devrions-nous alors nous attendre à ce que notre gauche parlementaire soit différente ? Nandigram et Singur [6] sont des signaux clairs. Ca vous fait réfléchir : la dernière étape de toute révolution est-elle le capitalisme avancé ? Pensez-y, la révolution française, la révolution russe, la révolution chinoise, la guerre du Vietnam, la lutte contre l’Apartheid, la lutte supposée Gandhienne pour la libération de l’Inde... à quelle station sont-elles descendues ? Est-ce le terminus de l’imagination ?
L’attaque maoïste de Bijapur [7], la mort des 55 policiers ? Les rebelles ne seraient-elles que l’autre visage de l’Etat ?
Comment les rebelles pourraient-ils être l’autre visage de l’Etat ? Trouverait-on qui que ce soit pour dire que ceux qui ont combattu l’Apartheid, quelle qu’ait été la brutalité de leurs méthodes, étaient l’autre visage de l’Etat ? Et ceux qui ont combattu les Français en Algérie ? Et ceux qui ont combattu les Nazis ? Et tous ceux qui ont combattu des régimes coloniaux ? Et ceux qui combattent l’occupation américaine de l’Irak ? Sont-ils l’autre visage de l’Etat ?
Ce nouveau discours facile basé sur des reportages sur les droits de l’homme, ce jeu de condamnations dénué de sens que nous sommes tous contraints de jouer, fait de nous tous des politiciens, tout en siphonnant la politique hors de tout. Que nous voulions ou non être purs, que nous polissions ou non nos auréoles, la tragédie est que nous n’avons plus de choix purs. Il y a une guerre civile à Chattisgarh sponsorisée, crée par le gouvernement de Chattisgarh, lequel suit ouvertement la doctrine Bush, si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous. Le pilier de cette guerre, en laissant de côté les forces de l’ordre officielles, est le Salwa Judum, une milice gouvernementale de gens ordinaires forcés de prendre les armes, forcés de devenir SPO « special police officers ». L’Etat indien a essayé ça au Cachemire, à Manipur, au Nagaland. Des dizaines de milliers de personnes meurent, des centaines de milliers sont torturées, des milliers disparaissent.
N’importe quelle république bananière en serait fière... Et maintenant le gouvernement veut importer ces stratégies, qui ont échoué, dans le cœur du pays. Des milliers d’Adivasis [8] ont été forcés de quitter leurs terres pleines de minéraux pour des camps policiers. Des centaines de villages ont été évacués sous la contrainte. Ces terres gorgées de minerai de fer attirent les grandes entreprises comme les Tata [9] ou les Essar [10]. Des MOU [11] ont été signés, mais personne ne sait ce qu’il y a dedans. Le Processus d’Acquisition a commencé. Ce genre de choses arrivait dans des pays comme la Colombie, l’un des pays les plus dévastés de la planète. Pendant que tout le monde a les yeux fixés sur la spirale de la violence entre les milices gouvernementales et les guérillas, les multinationales se servent tranquillement et pillent les richesses minérales. C’est ça la petite pièce de théâtre qu’on nous joue à Chattisgarh.
Evidemment, c’est horrible que 55 policiers soient tués. Mais ils sont en réalité eux aussi, comme tout le monde, les victimes de la politique du gouvernement. Pour le gouvernement et les entreprises, ils sont juste de la chair à canon. Quand il n’y en a plus il y en a encore. Un d’abattu, dix de recrutés. On va pleurer des larmes de crocodile, des journalistes télévisés propres sur eux nous feront la morale et puis on enverra un peu plus de chair à canon. Du point de vue des guérilleros maoïstes, la police et les SPO qu’ils ont tués étaient les forces armées de l’Etat indien, les principaux responsables de la répression, de la torture, des meurtres de personnes incarcérées. Ceux dont les devoirs professionnels consistaient à brûler des villages et violer des femmes. Ce ne sont pas des civils innocents, si une telle chose existe, quelle que soit la manière dont on l’envisage.
Je ne doute pas une seconde que les maoïstes peuvent se rendre coupables de terreur et de coercition eux aussi. Je ne doute pas qu’ils aient commis d’abominables atrocités. Je ne doute pas qu’ils ne peuvent pas se réclamer du soutien total des gens du cru, mais qui pourrait ? Cela dit, aucune armée de guérilla ne peut survivre sans soutien local. Ce serait une impossibilité logistique. Et le soutien des maoïstes s’accroît, il ne diminue pas. Ce qui en dit beaucoup. Les gens n’ont pas d’autre choix que de s’aligner du côté de ceux qu’ils pensent sont les moins pires.
Mais tenir balance égale entre un mouvement de résistance contre d’énormes injustices et un gouvernement qui impose ces injustices, c’est absurde. Le gouvernement a claqué la porte à tous ceux qui ont essayé la résistance non-violente. Quand les gens prennent les armes, il va y avoir toutes sortes de violences, révolutionnaire, lumpen, et criminelle. Le gouvernement est responsable des situations monstrueuses qu’il provoque.
Les termes Naxalites, Maoïstes et Outsiders sont utilisés de manière très vague aujourd’hui. Pouvez-nous éclairer un peu le problème ?
« Outsiders » est une accusation générique utilisée dans les premières phases de la répression par des gouvernements qui croient à leur propre propagande et n’arrivent pas à imaginer que leurs sujets puissent se rebeller. C’est là où en est le parti communiste du Bengale, même si d’aucuns diraient que la répression au Bengale n’a rien de nouveau, elle n’a fait qu’accélérer... De toute façon, un outsider, c’est quoi ? Qui décide quelles sont les frontières ? Y a-t-il des frontières dans les villages ? Tehsil [12] ? Bloc ? District ? Etat ? Le nouveau mantra communiste est-il une politique régionale et ethnique étroite ?
Au sujet des Naxalites et des Maoïstes, et bien... l’Inde est en train de devenir un état policier au sein duquel quiconque s’oppose à ce qui passe risque d’être traité de terroriste. Les terroristes islamistes doivent être islamistes, alors cette définition n’est pas assez large pour nous tous. Ils ont besoin d’inclure tout le monde. Alors, laisser la définition vague est une stratégie efficace, parce que dans peu de temps nous serons tous appelés Maoïstes ou Naxalites, terroristes, ou sympathisants de terroristes et emprisonnés par des gens qui ne comprennent vraiment, non qu’ils s’en préoccupent beaucoup, ce que sont les maoïstes ou les naxalites. Dans les villages, cela a commencé, des milliers de personnes sont jetées en prison dans tout le pays, vaguement accusés d’être des terroristes cherchant à renverser l’Etat. Qui sont les vrais Maoïstes, les vrais Naxalites ? Je ne suis pas une autorité sur le sujet, mais enfin, en voici une histoire, de bric et de broc.
Le Parti Communiste d’Inde a été formé en 1925. Le Parti Communiste d’Inde Marxiste en est une scission, de 1964. Tous les deux étaient des partis politiques parlementaires. En 1967, le PCIM, avec une scission du Parti du Congrès, a pris le pouvoir au Bengale de l’Ouest. A l’époque, les paysans affamés étaient en pleine révolte. Des leaders locaux du PCIM, Kanu Sanyal et Charu Madumzar dirigèrent une insurrection paysanne dans le district de Naxalbari, d’où vient le terme Naxalites. En 1969, le gouvernement tombe, et le Parti du Congrès revient au pouvoir avec Siddharta Shankar Ray. L’insurrection naxalite fut écrasée sans pitié ; Mahashweta Devi a magistralement raconté cette époque. En 1969, le Parti Communiste Marxiste-Léniniste d’Inde a fait scission d’avec le Parti Communiste d’Inde Marxiste. Quelques années plus tard, autour de 1971, le PCIML éclate en plusieurs partis, le PCIML-Liberation principalement implanté au Bihar, le PCIML-New Democracy au Bihar et en Andhra Pradesh, le PCIML-Class Struggle principalement au Bengale. Ces partis ont été baptisés du même mot « naxalite ». Ils se considèrent comme marxistes-léninistes, pas vraiment maoïstes. Ils croient aux élections, à l’action de masse, et, si on les met le dos au mur ou si on les attaque, à la lutte armée. Le CCM, le Centre Communiste Maoïste, qui à l’époque opérait principalement au Bihar a été fondé en 1968. Le PW, People’s War, en Andhra Pradesh en 1980. Récemment, en 2004, le CCM et le PW ont fusionné pour former le PCI-Maoïste. Ils croient à la lutte armée totale et au renversement de l’Etat. Ils ne participent pas aux élections. C’est le parti qui mène la guérilla dans le Bihar, l’Andhra Pradesh, Chattisgarh et Jharkhand.
L’Etat indien et les médias voient en général les Maoïstes comme une menace à la « sécurité intérieure ». Est-ce la bonne manière de les présenter ?
Je suis sûr que les Maoïstes seraient flattés.
Les Maoïstes veulent renverser l’Etat. Etant donné l’idéologie autocratique dont ils s’inspirent, quelle structure alternative créeraient-ils ? Leur régime ne serait-il pas lui aussi violent, autocratique et exploiteur ? Leur action n’est-elle pas déjà une exploitation des gens ordinaires ? Les gens les soutiennent-ils vraiment ?
Je pense qu’il est important d’admettre que tant Mao que Staline sont des héros douteux au passé meurtrier. Des dizaines de millions de personnes ont été tuées sous leurs régimes. Et hors de ce qui est arrivé en Chine et en Union soviétique, Pol Pot, avec le soutien du Parti Communiste Chinois (et pendant que l’Occident regardait ailleurs avec tact) a tué deux millions de personnes au Cambodge et a failli provoquer la mort de millions d’autres par la maladie et la famine. Et pouvons-nous prétendre que la Révolution Culturelle chinoise n’a pas eu lieu, ou que des millions de personnes en Union Soviétique ou en Europe de l’Est ne furent pas victimes des camps de travail, des chambres de torture, des réseaux d’espions et d’indicateurs, des polices secrètes.
L’histoire de ces régimes est aussi sombre que celle de l’impérialisme occidental, à ceci près qu’elle est plus courte. Nous ne pouvons pas condamner l’occupation de l’Irak, de la Palestine et du Cachemire tout en restant silencieux au sujet du Tibet et de la Tchétchénie. J’imagine que pour les Maoïstes, les Naxalites et la gauche, l’honnêteté envers le passé est importante si l’on veut renforcer la foi des gens dans l’avenir. On espère que le passé ne sera pas répété, mais nier qu’il a eu lieu n’inspire pas confiance. Cela dit, dans cette partie-ci du monde, les Maoïstes népalais ont combattu bravement et efficacement contre la monarchie au Népal. En ce moment en Inde, les Maoïstes et les différents groupes marxistes-léninistes mènent le combat contre d’immenses injustices en Inde. Ils ne combattent pas que l’Etat, mais aussi les propriétaires féodaux et leurs milices armées. Ils sont les seuls à obtenir un résultat.
Et j’admire cela. Il se pourrait bien que quand ils arrivent au pouvoir, ils vont, comme vous dites, s’avérer brutaux, injustes et autocratiques, voire pires que le gouvernement présent. Peut-être, mais je ne suis pas prêt à assumer ça automatiquement. Et s’ils le deviennent, il faudra se battre contre eux aussi. Et alors quelqu’un dans mon genre sera le premier qu’ils pendront. Mais à présent, il est important d’admettre qu’ils portent le fardeau d’être en première ligne. Un grand nombre d’entre nous sont dans une position où nous avons commencé à nous aligner sur ceux dont nous savons qu’ils n’ont pas de place pour nous dans leur imagination idéologique ou religieuse. C’est vrai que tout le monde change radicalement quand on arrive au pouvoir : regardez l’ANC de Mandela. Corrompue, capitaliste, léchant les bottes du FMI, expulsant les pauvres, honorant Suharto, l’assassin de centaines de milliers de communistes indonésiens, avec la plus haute médaille sud-africaine. Qui aurait cru que ça arriverait ?
Mais est-ce que ça veut dire que les Sud-Africains auraient dû se retirer de la lutte contre l’Apartheid ? Ou qu’ils doivent le regretter à présent ? Cela signifie-t-il que l’Algérie aurait dû rester une colonie de la France, que les Cachemiris, les Irakiens et les Palestiniens doivent accepter l’occupation militaire ? Que des gens dont la dignité est brutalisée doivent abandonner le combat parce qu’ils ne disposent pas de saints pour les mener au combat ? Y a-t-il une rupture de la communication dans notre société ?
Oui.