Nestor Potkine
AUSCHWITZ, LA RATP ET UNE POSTIERE
Article mis en ligne le 30 juin 2007
dernière modification le 29 juin 2007

MODERNITE ET HOLOCAUSTE
Zygmunt Bauman
Editions La Fabrique

Le meilleur livre théorique sur l’extermination des Juifs est peut-être Modernité et Holocauste (Editions La Fabrique) de Zygmunt Bauman. Il récuse la lecture quasi-religieuse pour qui la Shoah a été un événement dû à la perversité allemande, et si uniquement juif, que la seule attitude à son égard doit être une douloureuse commémoration. Heureusement, son livre rappelle plutôt qu’il ne pouvait se produire que dans et par une société moderne, industrielle, où l’activité humaine se voue à l’efficacité sans heurts, au nombre sans qualités, à la technique sans émotion. Vénéneux bourgeon des structures industrielles et de la division scientifique du travail, le massacre nazi possède trois autres caractéristiques.

En premier, la distance autant sociale que visuelle entre artisans et victimes du massacre : les bureaucrates qui cochaient des noms et arrangeaient des horaires de trains ne voyaient pas de sang, non plus que les producteurs de Zyklon B, non plus que les aiguilleurs des convois. A diluer les tâches, on dilue le sentiment de culpabilité, ce que savent bien les créateurs modernes du « champ de bataille électronique » ; il est bien plus facile de jouer à un jeu vidéo adulte ou de taper des données sur un clavier que de pousser une baïonnette dans un ventre. Même si la baïonnette tue un homme à la fois alors qu’une bombe « Daisy Cutter » guidée en anéantit deux cent d’un coup.
La participation des victimes a joué son rôle, qu’il s’agisse des autorités juives dans les ghettos ou de l’obéissance même des victimes aux consignes mensongères des nazis.

Enfin, la liquidation des groupes pouvant s’opposer à l’action de l’Etat empêcha ceux qui réussissaient à réfléchir de réussir à agir.

De tout ceci, Bauman tire un principe nécessaire aux atrocités d’Etat, le remplacement de la responsabilité /morale/ par la responsabilité /technique/. Avec des tâches diluées, avec une forte propagande, l’Etat criminel sait que le désir naturel des humains de se montrer consciencieux leur fera oublier leur consciencre, les conséquences de leur action, les poussera à se concentrer sur le comment et non le pourquoi, à réfléchir aux moyens plutôt qu’aux fins.

Quel rapport avec la RATP et une postière ? La RATP d’abord. Vous voyez l’affiche pour les Galeries Lafayette, montrant Laetitia Casta en Mère Noël souriant de toutes ses grandes dents à côté d’un renne ébahi ? Un jour, avec mon fidèle marqueur j’inscrivis sur le décolleté de Mlle Casta : « LA DINDE ». Un employé de la RATP me vit. Comme d’habitude, mes cheveux blancs me sauvèrent des vigiles : je le félicitai de ce qu’il n’oubliait pas la responsabilité morale (ne pas appeler les vigiles) au profit de la responsabilité technique (préserver un instrument de gain financier pour l’organisation qui l’emploie). Profitant de son ahurissement, je lui suggérai ensuite que le colleur d’affiches, le responsable de ligne, le vendeur d’espaces publicitaires, le directeur financier de la RATP, le Ministre des Transports, etc. partageaient à des degrés divers la responsabilité de ne couvrir les murs que d’argent, de vanité et de sexisme et, contrairement aux taggeurs, sans l’excuse de l’adolescence. Qu’ils saccagent consciencieusement et la vérité, et la liberté de perception. Qu’à présent, en face de l’Etat, aucune institution non-lucrative, parti, syndicat, association n’a plus guère de poids. Très inquiétant quand l’Etat cède son pouvoir, de plus en plus de son pouvoir de plus en plus vite, aux grandes entreprises.
Le louable désir de chacun, colleur d’affiches ou dispatcheur de la RATP, d’être consciencieux, coopératif, utile, moral, est donc de plus en plus vite vendu aux grandes entreprises.
Les anciens services publics sont maintenant des grandes entreprises, et feront de leurs employés des participants au massacre des dernières libertés.

Ce que prouve la postière. La poste de la rue Auber est délicieuse, grâce à sa plus ancienne postière, impossible à énerver. Son sourire remonte le moral de dizaines de personnes chaque jour. Elle a une collègue très consciencieuse, tirée à quatre épingles, aux bijoux coordonnés à ses tailleurs. Depuis quelque temps, Quatre-épingles propose systématiquement quelque chose à vendre ; enveloppe pré-timbrée à ceux qui veulent envoyer du courrier, placement à ceux qui déposent trois sous. Car la Poste n’est plus un service public, c’est une entreprise qui doit gagner de l’argent. Consciencieuse, coopérative, Quatre-épingles gâche donc à présent la poste de la rue Auber en y jouant les marchands de tapis. Souriante a essayé le jeu deux semaines, s’est aperçue que son sourire en devenait faux, que les habitués la considéraient d’un air peiné. Aussi à présent, sa responsabilité morale ayant surmonté sa responsabilité technique, Souriante a envoyé paître la vente systématique. Mais elle part à la retraite dans quatre mois. Elle, elle peut résister. Résister...