Première partie
Le mouvement social qui secoue aujourd’hui l’Oaxaca est l’expression du
profond mécontentement que les Oaxaquiens et Oaxaquiennes éprouvent suite
aux agressions, aux abus passés et présents, au despotisme des
gouvernements successifs du PRI et des puissants de tout temps. Toutes les
analyses s’accordent en effet sur le fait que la répression déchaînée le
14 juin dernier par le gouvernement d’Ulises Ruiz contre le mouvement
démocratique des enseignants de la section 22 a incontestablement
constitué le détonateur du soulèvement populaire, mais qu’il est tout
aussi vrai que l’indignation provoquée par les agissements de ce criminel
n’a fait que s’ajouter, dans un effet boule de neige, aux cris réclamant
la justice devant les agressions que ce gouvernement commettait à
l’encontre de tous les peuples et collectivités de la complexe société de
l’Oaxaca. Tandis que les mères de famille s’insurgeaient, outragées comme
tout un chacun devant l’agression dont étaient victimes ces instituteurs
qui ont contribué à l’éducation de leurs enfants, on a pu les voir
également protester contre l’injustice économique et sociale que
connaissent les familles de travailleurs de l’Oaxaca et qu’elles-mêmes
subissent de plein fouet, en tant que mères et épouses dans leur foyer. De
la même manière, les communautés indiennes et métisses étaient parties
prenante du mouvement, avec leurs griefs ancestraux - mais non moins
actuels pour autant - contre l’invasion de leurs territoires, le
caciquisme du PRI, les projets autoritaires et l’agression du gouvernement
contre leur culture et leur formes d’organisation communautaire autonome.
En milieu urbain, ce sont les jeunes, dont l’identité collective se
construit dans les quartiers, dans la musique, dans les vêtements ou dans
l’art, telles les bandes de "cholos" et "cholas", punks, skateurs et
skateuses, taggeurs et taggeuses, qui ont systématiquement fait l’objet de
persécution, de discrimination et de violence de la part du gouvernement
policier, et bien entendu les travailleurs et travailleuses, organisés ou
non dans les syndicats, sur qui reposent la production d’une richesse qui
s’évapore pour aller s’accumuler dans les mains et dans les ventres
bedonnants d’une minorité, tandis que leurs familles manquent de
l’indispensable, mais aussi des groupes exclus et marginalisés, et pas
seulement par le gouvernement, tels les prostitué(e)s, les homosexuels,
les lesbiennes et autres amours, qui sont apparus, quoique de manière
réduite, et qui ont rejoint adoptant d’autres identités le mouvement
social et qui ont permis que leurs griefs s’ajoutent au cri collectif de
justice et de liberté pour tous et pour toutes.
Bien que le gouvernement et le système capitaliste qui le sous-tend
restent la source principale de l’injustice, des agressions et des
préjudices, il n’en est pas moins vrai que la déshumanisation de la vie
sociale a pénétré les esprits d’une grande partie du peuple en lutte. Le
rejet de l’autre, les querelles et même le refus et la ségrégation se sont
manifestés parmi nous. Le système économique capitaliste et l’éducation
anticulturelle et pleine de préjugés que ce système impose ont élevé des
barrières qui semblent infranchissables entre les différentes identités et
modes de vie de nos peuples. On a donc pu constater un refus atavique de
l’indien, du paysan, de la "ñora" qui ne peut être assouvie, des bandes de
jeunes, des homosexuels, des lesbiennes, des prostituées, une
discrimination dont nous avons tous fait preuve, dans une plus ou moins
large mesure, dans notre comportement quotidien.
La cohabitation forcée au sein d’un mouvement social et la nécessité de
s’organiser et de se comprendre a entraîné ce qui semblait impossible ou
propre aux seules utopies des intellectuels : cela a permis d’abattre les
barrières des préjugés et de la ségrégation mutuelle des Oaxaquiens et des
Oaxaquiennes en lutte. Quand cela s’est produit, nous nous sommes aperçus
que nous n’étions pas si différents et que de telles différences dans la
pensée et dans la manière d’être sont enrichissantes et contribuent à
former le joli tapis bigarré fait de fil de toutes les textures et
couleurs auquel ressemble la société oaxaquienne. Dans le feu de la lutte
sociale et autour des fumées des brasiers et des pneus en flammes, autour
d’une tasse de café, nous avons entrevu qu’un monde où puissent exister
tous les mondes était possible...
Deuxième partie
Les méthodes et stratégies de lutte particulières que le mouvement social
de l’Oaxaca a produites au cours des derniers mois, au moment des piquets
campement, des occupations, des barricades et des stations de radio libre,
ont appris quelque chose au monde mais aussi et surtout ont enseigné au
peuple lui-même à ne plus accepter ni croire désormais aux dogmes
capitalistes sur lequel repose le système d’exploitation et de misère,
comme en quelque chose de sacré, au même titre que la propriété privée et
les intérêts économiques. Les peuples de l’Oaxaca ont démontré dans les
faits que les voies tracées par le gouvernement des oligarchies pour
canaliser l’insatisfaction sociale étaient épuisées, que le gouvernement
et les puissants ne sont pas le moins du monde gênés par des marches de
centaines de milliers, voire des millions, de personnes. Non, ce n’est que
quand on s’en prend à leurs sacro-saints intérêts économiques et à la
divine propriété privée qu’ils tremblent et prennent au sérieux une
mobilisation populaire. Mais plus important encore, les actions
anarchistes qui furent réalisées au départ en réponse à la stupidité et à
l’agression du gouvernement, comme par exemple l’installation de
barricades pour protéger la population contre les escadrons de la mort,
ces actions pratiques, donc, ont montré aux émeutiers qu’il est possible
de vivre et de coexister au sein d’un ordre social émanant de la volonté
collective, et non pas imposé par un gouvernement étranger aux intérêts et
aux besoins de nos peuples, un ordre social au sein duquel les valeurs
dominantes permettant de conserver une coexistence sociale harmonieuse
sont la fraternité, la solidarité, la coopération et la défense
communautaire, et non un ordre social reposant sur la peur du châtiment,
de l’autorité, du qu’en-dira-t-on ou de la prison.
La pratique de la lutte sociale à Oaxaca dans les mois écoulés a été une
pratique anarchiste et communiste, une fois ces concepts dépourvus de la
diabolisation arbitraire et ignare que lui attribuent le gouvernement, les
puissants et leurs divers émissaires, la radio et la télévision, la presse
écrite officielles et ses mercenaires. La pratique anarchiste, en tant
qu’éléments évidents d’un ordre social fondé sur le soutien mutuel,
fraternel et solidaire entre êtres humains.
Maintenant que la répression force à occulter le mécontentement et la
pensée libertaire et progressiste, le gouvernement d’Ulises Ruiz et les
partis politiques à sa botte voudraient convaincre un peuple qui a su
dévoiler au grand jour la crise des institutions et de l’État d’y croire à
nouveau et de laisser une prétendue démocratisation canaliser
l’insatisfaction sociale. Et de prêcher tous en chœur qu’en participant
aux élections et en déposant sagement leur vote dans une urne, les peuples
de l’Oaxaca obtiendront un changement radical de l’ordre social,
économique et politique qui a causé tant de préjudices et de souffrances.
Après la répression, après 23 morts et 47 personnes emprisonnées dans les
différentes prisons de notre État et du Mexique, ces messieurs voudraient
que les peuples de l’Oaxaca recommencent à croire à ces institutions
corrompues et soumises aux intérêts des politiciens locaux, comme on croit
en un monarque, tandis que ceux qui se rebellent contre cet état de fait
au nom de la mémoire historique et sans oublier les récentes fraudes
électorales, la trahison et la veulerie des "représentants du peuple", y
compris ceux de la "gauche", entre autres, se voient tancés de violents et
de radicaux. Tout cela dans la ferme intention de criminaliser et de faire
taire ceux qui pensent que d’autres façons de vivre la différence et qu’un
autre ordre sont possibles pour les peuples et les communautés, et en
feignant d’ignorer que la démocratie oligarchique et bourgeoise n’existe
que depuis quelques années dans ce pays, dans cette terre ancienne qui fut
le berceau de l’agriculture et de la civilisation sur ce continent et où
l’esprit de la communauté a inspiré la résistance des nations indigènes,
dans l’Oaxaca comme au Mexique. Le pouvoir préfère ignorer que dans notre
État 418 des 570 communes qui y existent vivent dans l’auto-organisation
selon des us et coutumes qui ont conservé l’esprit et les valeurs
fondamentales de la vie communautaire et de la culture de nos ancêtres.
Les Oaxaquiens et Oaxaquiennes, indigènes et métis, de la ville et des
régions sont encore porteurs de telles valeurs, dont la pratique
anarchiste et communaliste des mois précédents est la manifestation
évidente. Les peuples de l’Oaxaca ont démontré de la sorte que nous sommes
parfaitement capables de coexister, de travailler, de créer, d’aimer, de
rire et de pleurer en toute autonomie, sans qu’il y ait besoin du
totalitarisme d’un quelconque gouvernement. Dans l’esprit de tous les
Oaxaquiens et de toutes les Oaxaquiennes résonnent encore les tambours qui
invitent à la rébellion, tandis que le murmure de Quetzalcoatl et de
Kukulkán nous apporte la certitude qu’il faudra continuer à développer
notre civilisation, une civilisation violemment interrompue il y a plus de
cinq cents ans.
Troisième partie
Le pouvoir est un concept abstrait de la vie sociale et, en tant que
construction de l’intellect humain, il ne peut ni être vu ni être touché,
mais les institutions du pouvoir, elles, si, n’étant autre que la
manifestation physique du pouvoir. Un chemin construit au moyen de la
coopération et du "tequio" [1], des tâches réalisées en commun par un peuple,
afin d’établir une connexion avec une ville ou avec des terres
cultivables, est une manifestation visible et palpable du pouvoir détenu
par cette communauté pour s’organiser, s’occuper d’elle et travailler au
bien commun. De même, la capacité militaire et policière, le nombre
d’effectifs, d’automitrailleuses, d’hélicoptères et d’armes à feu que
possède le gouvernement de n’importe quel pays ou État constituent la
manifestation physique du pouvoir économique qu’il a atteint. La
différence entre les deux saute aux yeux. Dans le premier cas, celui du
peuple qui construit la voie qu’il a choisi d’emprunter, nous avons la
manifestation du pouvoir créatif et de l’entendement, un pouvoir créatif
et un entendement inhérents à l’être humain et qui répond aux rêves et aux
aspirations de tous et de toutes ; c’est le pouvoir exercé au moyen du
gouvernement autonome et de l’assemblée communautaire, qui constituent ses
institutions. Les organes de coercition physique tels que l’armée et la
police sont la manifestation de la nécessité de contrôler le peuple pour
des gouvernements dont les actions ne répondent ni aux intérêts, ni aux
rêves ni aux aspirations de tous et de toutes, pas même de la majorité
d’entre eux. La lutte du peuple de l’Oaxaca recherche le pouvoir de
décider et de participer aux décisions qui affectent tous et toutes,
l’instance pour y parvenir est l’assemblée matérialisée dans l’organe de
direction du mouvement, l’APPO ; le choix de cette forme de représentation
plutôt qu’une autre pour la prise de décision au sein du mouvement n’est
pas une décision qui obéirait aux circonstances ou une pure invention,
elle répond au contraire à des aspirations et à une connaissance qui
remontent à plusieurs siècles, celles que les peuples indiens ont exercée
et avec laquelle ils sont parvenus à éviter de sombrer sous le joug des
institutions du pouvoir officiel et leurs capacité de corruption infinie.
Les prochaines élections dans l’Oaxaca, au cours desquelles seront élus
des députés et des maires, vont être particulièrement instructives sur ce
point. L’APPO, dont la construction idéologique et spirituelle incarne la
plus grande partie des aspirations du peuple de l’Oaxaca, a pris la
décision, lors d’une session marathonienne de son assemblée oaxaquienne
des 10 et 11 février, de ne pas participer à ces élections, se montrant
ainsi fidèle à ses principes statutaires mais surtout respectueuse des
différentes recherches de pouvoir et de coexistence sociale des peuples de
l’Oaxaca. Arriver au pouvoir par des élections signifierait reconnaître
dans les faits le gouvernement d’Ulises Ruiz et se soumettre au scrutin de
ses institutions. L’APPO ne peut adopter une telle position et la décision
prise a réussi à créer un consensus entre les aspirations de toutes les
organisations et de tous les individus membres du conseil oaxaquien de
l’APPO. L’APPO ne participera donc pas, elle appellera à un "vote de
sanction" contre Ulises Ruiz et ses complices, au nombre desquels on
trouve des membres et des représentants de tous les partis politiques. Une
telle décision politique montre la maturité et le respect qui existe parmi
les organisations et les individus dont se composent le conseil oaxaquien
; les organisations politiques que leur doctrine et leurs pratiques
politiques conduiraient à présenter des candidats à ces élections le
feront donc de manière indépendante. L’APPO respecte cette décision
autonome, sans oublier cependant qu’il a été décidé qu’aucune de ces
organisations et aucun de ces individus ne pourront utiliser le mouvement
de l’APPO dans le cadre de leur campagne, mais plus encore, que les
membres du conseil qui se porteraient candidats à ces élections devront
renoncer au conseil oaxaquien de l’APPO et démissionner.
Les institutions de la démocratie radicale et directe au sein des peuples
indiens, telle l’assemblée communautaire, le tequio et autres, sont autant
d’exemples et de sources d’inspiration pour la recherche d’une vie et
d’une coexistence sociale juste et harmonieuse que des peuples, des
organisations et des individus ont entrepris au sein de ce mouvement
social. Les décisions prises par l’APPO en ce qui concerne les prochaines
élections se soumettront à l’épreuve des faits au fil des jours et des
mois qui viennent, par les actions concrètes des acteurs politiques. Ce
sera le moment idéal pour observer l’engagement de toutes les
organisations et de tous les individus membres de l’APPO et leur respect
de son principe de vouloir maintenir le mouvement de toutes les femmes et
de tous les hommes de l’Oaxaca à l’écart du processus électoral ; mais
surtout, les organisations et individus qui sont aujourd’hui candidats au
nom d’un parti politique ou d’une alliance quelconque de partis vont
démontrer leur engagement et leur respect vis-à-vis de l’APPO ainsi que
leur capacité de décision autonome. Pour l’APPO comme idée et comme organe
de lutte reconnus par le peuple de l’Oaxaca, ces mois de campagne et ces
élections constitueront l’épreuve du feu. Quant au peuple de l’Oaxaca,
dans son immense sagesse, attentif à tout, il saura interpréter chacune
des décisions et chacun des actes des acteurs politiques dans la même
période.
Jusqu’à présent, l’APPO a été capable d’accueillir le mécontentement et la
révolte des Oaxaquiens et des Oaxaquiennes qui luttent pour un monde
meilleur, mais on voit déjà apparaître des manifestations spontanées et
autonomes de ce même peuple qui démontre une grande indignation et une
forte conviction dans la lutte. La répression, la prison et la trahison de
certains dirigeants ont rendu plus mûr ce peuple et préservent son esprit
collectif de lutte et de rébellion de futures répressions et trahisons. Le
mouvement social des Oaxaquiens et des Oaxaquiennes se fait plus fort et
se prépare, tel un torrent gonflé par l’orage, à emporter et à balayer de
toute ses forces tous les éléments antagoniques freinant sa libération
qu’il trouvera sur son passage. Si le canal que l’APPO lui offre pour
déverser son énergie est par trop étroit et limité, ce peuple héroïque
saura chercher et trouver le chemin de son émancipation. Les membres du
conseil de l’APPO ont l’énorme responsabilité de proposer des actions qui
permettent à l’insatisfaction et à l’énergie constructive de tous et de
toutes de pouvoir déferler, comme ce fut le cas dans les mois écoulés,
faute de quoi ils seront dépassés par ce peuple qui a foi aujourd’hui en
cette Assemblée populaire des peuples de l’Oaxaca et qui lutte pour une
existence sociale juste, harmonieuse et digne. Une existence où jamais
plus l’arbitraire et la répression ne seront les seules formes de dialogue
entre le peuple et ses autorités, selon les enseignements qui donnent
corps à l’auto-organisation des peuples indiens. Sans être le paradis sur
Terre, ces peuples continuent à nous montrer que l’assemblée communautaire
souveraine et le service honnête et désintéressé de ses membres nous
fournissent les idées et l’expérience qui nous permettraient de créer un
monde meilleur, un monde où tous les mondes auront leur place.
David Venegas Reyes "Alebrije"
Traduit par Ángel Caído.
Lettre complète en espagnol (trois parties)