R.D.M.
PENSER L’ISLAM : un pari.
EST-IL SOLUBLE DANS LE COCA-COLA ?*

Comment aborder les crises profondes que l’islam traverse depuis sa naissance entre Médine et La Mecque ? Les bastions de la Tradition musulmane affrontent la modernité sous sa forme symbolique et insidieuse : Coca-cola. La sodaïsation a déjà contaminé l’Occident en profondeur, elle s’attaque à l’Asie avec succès, vaincra-t-elle le monde musulman ?

Le monde islamique est entré dans une nouvelle phase convulsive. Hélas, le phénomène n’est pas isolé. Une lecture attentive montre que la civilisation occidentale, devenue le référentiel mondialisé, souffre de vives tensions, de contradictions fatales.

Cet article tente de synthétiser les principales étapes de la genèse et de la généalogie de la stagnation programmée et congénitale qui sévit dans le monde musulman, sans distinction ethnique ou nationale. Ensuite nous analyserons les causes et les conséquences de la fermeture de l’islam au monde en évolution. Nous aborderons la réforme impossible qui régulièrement agite le monde musulman, nous examinerons la fausse question à la mode : choc des civilisation ou malaise dans la civilisation.

*A l’instar du communisme qui se dilua dans l’alcool frelaté

1) – Généalogie d’une agonie interminable.

A vrai dire, l’islam n’est que le troisième avatar d’un phénomène méditerranéen : le monothéisme [1] dont il partage les caractères principaux : Révélation, Prophétisme, Incarnation [2], Créationnisme et Universalisme. D’ailleurs, l’apparition de l’islam se fait dans un environnement judéo-chrétien multiforme. Pendant presque trois siècles, les consœurs en religion, dialogueront, disputeront, conceptualiseront en commun et partagerons une vision du monde proche malgré des sensibilités différentes. Le bref épisode andalou est souvent cité comme exemple.

Selon certains spécialistes [3], il n’est ni farfelu ni médisant « de conclure que l’islam est un rejeton du judéo-nazaréisme développé en Syrie du IIème au VIème siècles, qu’il ne fut institutionnalisé comme religion que par des Califes pour asseoir leur pouvoir, et que Muhammad n’a jamais prétendu être un prophète, mais a été institué comme tel au plus tôt soixante ans après sa mort » (E.-M Gallez). Un autre auteur, J.-J. Walter pense que « le Coran a un minimum de trente auteurs différents, plus vraisemblablement cinquante, que sa rédaction et sa composition s’étalent sur deux siècles, et qu’il est pour une large part une compilation de textes anciens traduits du syriaque et de l’araméen ».

Enfin, l’islam naît dans le contexte historique et intellectuel de Byzance. Les pensées hellénique et hellénistique font l’objet de découvertes, de redécouvertes, de commentaires incessants. D’entrée de jeu, les penseurs musulmans se confrontent à un environnement intellectuel riche, contrasté et polémique. Les tensions internes apparaissent rapidement. Force est de constater que la fermeture vient de l’orient. Deux exemples opposés illustrent l’âpreté des conflits étalés sur plusieurs siècles.

1) Al-Ghazali (1058-1111) engage l’islam dans un rejet systématique de la philosophie L’Hanbalisme commence vers 860 de notre ère (le Wahhabisme en est un rejeton) mouvement très littéraliste et traditionnaliste, fondateur du Sunnisme dur et intransigeant, fortement anti-chiisme et opposant farouche à la théologie (Kalam). Cette configuration orientale prend la main très tôt. Nous assistons à une poussée de fièvre endémique. La fermeture à la pensée occidentale et à la reconnaissance du changement dans le monde ont trouvé les bases théoriques de leur position inébranlables.

2) Averroès (Ibn Rushd Cordoue 1126 – Maroc 1198) et Maïmonide (Cordoue 1135 – Égypte 1204) animent un dialogue interconfessionnel certes, mais de courte durée. Averroès devra s’incliner devant la montée en puissance des disciples d’Al-Ghazali qui condamne avec vigueur la philosophie, la raison (aql), la réflexion (ijtihad). Après la disparition des Mutazilites (courant rationaliste ne reconnaissant pas le caractère incréé du Coran), le sunnisme prend le pouvoir et renforce ses persécutions contre les frères ennemis du chiisme. Dès cette époque la science des uçul (sources) se stabilise et s’ossifie. Les croisades n’arrangeront pas le tableau. Le sunnisme est un holisme, une pulsion totalitaire, une plaie dans l’orient et un foyer d’infection dans la civilisation méditerranéenne en train d’imposer sa foi et ses préceptes au monde entier.

La bataille philosophique perdue, reste l’ijtihad ou effort de réflexion des juristes pour donner une solution à un problème pratique posé par l’application de la Loi. La tradition sunnite admet que les principaux problèmes ont été résolus dès le début de l’islam, Al-Ghazali et ses adeptes les codifièrent. Depuis « la porte de l’ijtihad » est fermée. Certains penseurs musulmans du XIIIème et XIVème siècles ont apportés quelques décisions mineures, mais toujours à propos de questions pratiques ou juridiques, jamais sur des aspects du Texte révélé. Les réformistes du XIXème siècles tenteront de rouvrir « la porte de l’ijtihad » sans succès.

2) – La forclusion généralisée.

Le contenu « intellectuel » de cette fermeture : le rejet de la raison (donc des sciences), l’intégration progressive d’un consensualisme souvent tribal et minimaliste mérite une analyse critique attentive.

L’œuvre d’Al-Ghazali Autodestruction des philosophes donne le « La » de la dérive, les grands ennemis : Socrate, Platon, Aristote… Le Coran, la Sunna du Prophète s’inclinent progressivement devant la tradition, le conservatisme et le conformisme sont élevés progressivement au statut de vérité intangible, immuable. La pratique de l’arabe coranique décline et devient le signe du savoir des Docteurs de la Loi [4].

Quelques éléments constitutifs de ce marasme :

– Les normes, les règles (fiqh) ont la légitimité de l’antériorité, car issue du Coran dicté au Prophète. Les règles sont intouchables, validées une fois pour toutes. La société peut changer, mais pas la Tradition. Le souvenir sacré du passé pollue le présent et bloque tout changement.

– Les influences extérieures nécessairement nocives doivent être combattues sans faiblesse.

– Le passé est patrimonialisé, intouchable, identitaire à la limite de la racialisation, malgré un discours universaliste.

– La réalité doit se plier au modèle.

– Le statut de l’histoire devient problématique, les faits sont des signes de la volonté de Dieu, sans signification pour eux-mêmes. Seule l’objectivité du récit prévaut et non la vérification des faits. Il n’y a pas de causes, car la Cause première est connue : Dieu.

– N’ayant pas d’Église, d’institution collective, la Tradition devient le fondement de toute certitude historique, doctrinale… L’histoire est rejetée comme pure fable. Le temps est immémorial, non cumulatif, le changement est une hérésie et une négation de la Tradition, donc un blasphème.

– La mémoire sert à transmettre la Loi, la Tradition, non à l’analyser. Au mieux l’histoire sert à la méditation. La Tradition se situe en dehors de l’histoire. Pas de sens de l’histoire, mais un éternel retour à l’origine. Si progrès il y a, il consiste à résister à la tentation de s’éloigner de la Tradition, à « retourner à l’origine en bouclant le cercle : sa fin est dans le commencement ». Le passé et le futur se confondent dans la fondation, dans le commencement.

– La religion vraie, l’Islam évidemment, la nouvelle LOI établissent la vérité de Dieu dans son éternelle pureté. La transcendance est absolue, elle occulte l’histoire profane, les événements.

– Dieu étant à la l’origine de la norme, inutile d’en justifier la substance et le contenu. Le conteste moyen-oriental devient un géocentrisme exclusif inconscient, lourd de conséquence.

– Le tribalisme d’origine prend dans ce contexte une dimension patriarcale et patrilinéaire constituante : succession, legs, adoptions, héritage, statut des femmes : donc une arabisation de la tradition qui entre en conflit violent avec le chiisme perse. [5], [6]

– Contrairement à la Bible juive et chrétienne, l’autorité et la légitimité du Coran sont indiscutables. Il est la parole même de Dieu, donc « circulez, il n’y a plus rien à dire ».

– La Tradition du Prophète devient la Tradition ritualisée par les traditions tribales incorporées pendant les deux ou trois siècles de validation (écriture) du Texte. Ibn Taymiyya (1263-1328) hanbalite et précurseur du Wahhabisme affirme : « Chacun doit croire à tout ce que le Prophète a dit et obéir à tous les ordres qu’il a donnés avec une croyance totale et une obéissance entière ».

– Comme pour l’histoire, l’isnad, la science du Hadith devient la chaîne de transmission sans égards pour le sens transmis. Avec le Hadith, l’oralité prend le pas sur le Texte intouchable et institue la Tradition et le conformisme. Le Texte est le lieu exclusif de la norme. Le seul savoir est celui qui a pour objet la loi de Dieu qui s’acquiert par l’exploration continue du Texte qui contient tout…

– Retour sur l’histoire : « L’histoire n’est pas indispensable à la compréhension. Il n’est pas question d’historiser la norme ou le commandement divin en l’inscrivant dans le temps. La transcendance suppose que les ordres divins ne puissent être déterminés par des causes ou des sources matérielles » (Cf. le monothéisme).

– Pas d’interprétation de la dictée divine. Le Texte s’exécute sans questionnement ni interrogation. Le ta’wil (l’interprétation) est dangereux, car rationnel, c’est l’arme favorite des ennemis de l’Islam : philosophes, ésotéristes de tous poils et ismaïliens (assassinat d’Ali)…

– La sacralité inviolable du Texte favorise l’autorité des théologiens. A terme, le Texte s’efface devant la parole des Docteurs de la Loi.

Inutile de multiplier à l’infini les fondements, il reste à esquisser leurs conséquences sur le politique et ses dérivés. L’islam tisse des liens très étroits avec le politique, liens souvent implicites.

– La première expression de l’islam naissant sera la conquête via le djihad, l’effort sur soi : « Le combat vous a été prescrit alors qu’il vous est désagréable…(Sourate 2 De la vache v.216.). Phénomène bien connu, le combat pour une noble cause unifie les tribus et étouffe les rivalités ancestrales. Certains théologiens affirmeront que les non-musulmans n’étaient pas les propriétaires légitimes de leurs biens. Conquérir revenait à rendre à Dieu sa Création détournée [7].

– « Pour l’islam, la séparation du politique et du religieux n’existe pas. Elle est même choquante, car elle passe pour un abandon de l’humain au pouvoir du mal, ou une relégation de Dieu hors de ce qui lui appartient ». (R. Brague « la Loi de Dieu » p.72).

– Al-Ghazali : « Il n’existe pas de législateur humain, l’unique législateur est Dieu ». Les personnes exerçant une autorité quelconque ne le font que par « délégation de service divin. Rien n’échappe à la législation, tout est shar. La connaissancee de la raison des commandements ne sont pas à la portée de la nature humaine. Ce que Dieu aime avant tout c’est sa Loi (sharia).

– Mulk = pouvoir, souveraineté, possession. La racine MLK renvoie à la Domination largement et fermement établie. MLK = posséder, dominer. Mālik = propriétaire terrien ou d’un bien. Milk = possession par extension, le maître. Mulk = le fait de s’emparer de quelque chose.

– Le pouvoir implique la domination qui est souvent le seul moyen d’empêcher le déchaînement des passions humaines, bref d’empêcher le chaos.

– Le pouvoir jugule l’animalité dans l’homme. Sans un chef qui décide et qui organise, les hommes seraient incapables de vivre en communauté.

– L’obéissance au pouvoir va de soi, l’éthos disciplinaire est une vertu ! c’est un critère fondamental du politique.

La littérature sur ce thème provoque chez le libertaire impénitent une nausée salvatrice. Ces deux points abordés, restent à se poser les questions que pose et se pose à lui-même l’Islam contemporain.

3) – La réforme impossible.

Dès le début du 19ème siècle, l’Islam oriental est agité de mouvements réformistes progressistes ou non.

– La Nahda vaste mouvement réformateur tant religieux que culturel commence après le passage de Napoléon en Égypte qui entrouvre la porte vers l’occident. Avec le développement de l’imprimerie, il importe : le principe de raison et la participation au pouvoir, c’est-à-dire la démocratie, il relance l’interprétation des textes religieux (ijtihad). Ce mouvement s’élargit à certains courants chrétiens maronites. L’auteur connu le plus influencé par ce courant est Khalil Gibran. Certains intellectuels de l’époque adhèrent à la franc-maçonnerie.

– Abd el-Kader, un autre grand réformateur, moderniste, nationaliste et « en pleine connaissance de cause accepta d’être initié franc-maçon en 1864 par la loge "Les Pyramides d’Egypte" du Caire pour le compte de la loge "Henri IV", du Grand Orient de France. Il s’était bien renseigné avant de commencer sa démarche auprès de frères vivant à Damas comme Nâzif Meshaka et surtout Shanin Mâkarius, un franc-maçon libanais auteur de plusieurs ouvrages sur l’Ordre. »

– En Tunisie comme au Liban et en Égypte des collèges d’enseignement modernes sont ouverts.

– A la même époque les militaires ottomans entreprennent un mouvement de modernisation.

La réaction. La contre-réforme s’active :

– Dès 1928, les frères musulmans s’organisent avec une branche militaire et un fort dispositif organisationnel rare dans le contexte arabo-musulman. Ils affichent un fondamentalisme proche du wahhabisme et s’allient ponctuellement avec certain courant chiite, pourtant frère ennemi. Khomeiny reprendra le flambeau de la Tradition contre le péril moderniste et persécuteur du Shah.

– Ces courants prônent un retour à l’Islam des origines, un retour aux sources et la traditions des ancêtres d’où leur nom de Salafiya (de salaf = ancêtre).

Le Nahda échoue et la réforme devient un monstre qui hante l’Islam préparant une situation explosive toujours en cours de développement.

4)- Choc des civilisations ou malaise dans la civilisation ?

Après la fermeture, le monde arabo musulman stagne de longs siècles, il garde sa structure tribale avec un seul dénominateur commun la Tradition. L’empire ottoman verrouille tant bien que mal les antagonismes. L’envahisseur est de même confession, donc affaire de famille, malgré les exactions. Les avancées de la conquête coloniale européenne introduit des idées pernicieuses : droit, état, nation, droit de l’homme, économie et industrialisation – bref la panoplie complète de la modernité. Les courants modernistes sont accusés de collusion avec le diable personnifié par le colonisateur. Le repli sur soi garantit la vraie Foi.

Le choc de la première guerre mondiale et sa calamiteuse conclusion au Moyen-Orient (pour l’essentielle britannique) amorce une entrée en force du modèle de la nation dans un univers tribal. Enfin, la découverte du pétrole fait entrer certaines nouvelles nations arabes sur le marché mondial du capitalisme. Le Wahhabisme devenu religion d’état a les moyens de ses ambitions d’autant que les Alliés lui ont confié la gestion des lieux saints, conquis quelques décennies plus tôt. La trahison envers les Kurdes ajoute une couche à l’imbroglio.

La seconde guerre mondiale voit une partie du monde arabo-musulman sympathiser avec le Führer « Nous avons Dieu dans le ciel et Hitler sur terre » affirme le Grand-Mufti de Jérusalem, fait « aryen d’honneur » par le saint-père de Berlin. L’islamo-fascisme s’enracine ici, il devient une tendance refoulée, mais active jusqu’à nos jours, l’antisémitisme reste une composante stable. La solution finale n’accomplissant pas sa promesse de destruction totale, les rescapés des camps choisissent le retour sur la Terre promise, le sionisme avait préparé le terrain. La forme nation est devenue, entre temps, le symbole de la modernité, de l’identité territorialisée, bref légitimité et souveraineté pour tous.

La décolonisation amplifie le mouvement, des états-nations sans fondement géo-clano-politique voient le jour. Les derniers nomades sont parqués dans des frontières sanctifiées par des traités. L’argent du pétrole coule à flots.

Malgré l’extrême schématisme de cette description, les ingrédients du brasier et du grand-merdier sont en place.

Par malheur, le capitalisme triomphe et s’internationalise, les nouvelles générations découvrent le monde, les droits de l’homme, la consommation. La modernité s’infiltre en profondeur et les tensions montent. L’expatriation est la réponse simple à l’autoritarisme de la Tradition. La guerre froide envenime les débats et crée des tensions idéologiques supplémentaires (Nasser, etc.)

Les tentatives de réformes ressurgissent, les dernières en date (le printemps arabe, dénomination curieuse sinon ambiguë) mènent le combat sur plusieurs fronts.

– Nous l’avons vu, la raison est bannie, il faut donc « retrouver la raison perdue », sortir du prêt-pensé religieux pour revenir à la philosophie et sortir de l’emprise totale du religieux sur le social. La cité, l’état-nation se fonde sur une pensée radicale importée de l’occident honni. C’est à la philosophie de fonder le vivre-ensemble. Averroès sort de l’oubli. La Cause Première ne suffit plus à expliquer le monde, ses mutations scientifiques et techniques. Connaître les causes, c’est connaître la chose. La raison reprend du poil de la bête, elle est fondatrice de la connaissance (Mutazilites). Oh merveille !la raison n’a pas besoin de la révélation. La nature reprend ses droits, elle n’est plus un lieu de contemplation, mais de connaissance. Al-Ghazali se retourne dans sa terre, le pauvre ! La raison implique la reconnaissance de la logique. La Tradition échouant à dire le nouveau monde, les nouveaux concepts contaminent la pensée close : politique, démocratie, égalité, reconnaissance de l’individu comme base de la société.

Résumons : Raison = Causalités = Autonomie du sujet = Liberté = Libre Arbitre (déjà revendiqué par les Mutazilites) = Loi scientifique = Politique autonome du religieux.

En 1925, Abderrazik publie l’Islam et les fondements du pouvoir (époque d’Atatürk), le despotisme justifié par Al-Ghazali prend un coup de vieux. Le fiqh (les règles) devient progressivement frustrant pour les nouvelles générations. Il n’a plus d’autre légitimation que son origine.

Mais la vieille garde n’a pas dit ses derniers mots, entre 1970 et 1980, la théologie islamique orthodoxe se rebiffe et se pare des habits neufs de l’arabisation des masses perverties par le colonialisme et ses miasmes modernistes. Le Maghreb entre en convulsions.

Les novateurs délaissent le terrain du théologique et s’arment de nouveaux concepts : État, droit, état de droit, démocratie, droits concrets, égalité des sexes. L’unité de la communauté musulmane est mise à mal. Progressivement, le Moyen-Orient entre en ébullition. Des personnalités lancent de vastes réformes, entre autre Bourguiba en Tunisie.

Il s’agit maintenant de penser la cité à la lumière de l’extraordinaire développement économique mondial. Le principe d’autonomie des instances politiques, économiques, sociales, juridiques devient un combat qui fait écho dans une partie des populations. Les nouveaux principes favorisent l’égalité des citoyens. La séparation du social et du religieux met à mal la pensée musulmane incapable de concevoir cette séparation sans anathème.

La sécularisation et la laïcité montent à l’assaut de la pyramide despotique de la Tradition. La séparation du religieux et de l’état essaime dans la sphère arabo-musulmane. Moins de religieux = plus de laïcité.

De plus, penser la cité se fait aussi au féminin. L’autre moitié du monde sort de l’ombre semant le trouble dans les mœurs mâlifiques locaux. La femme devient avec l’occident la phobie des partisans du retour à la pure Tradition, les islamistes de toutes obédiences s’unissent contre ces deux abominations.

A l’état théocratique, les nouveaux réformateurs veulent imposer l’état de droit. L’affrontement devient inévitable. Les sociétés musulmanes veulent s’émanciper à partir du modèle occidental. La manne du pétrole, la mondialisation des économies et la télévision importent des « désirs » de libéralisation. La réforme passe par le droit autonome de la Tradition. Comment mettre fin à la polygamie et à la répudiation, sinon par un droit indépendant, un code civil hors fiqh ? Par la codification, le législatif devient précis, concis, abstrait et synthétique hors des Docteurs de l’obscurantisme qui rejettent avec vigueur toute codification. L’ouverture du Japon et de la Turquie est passée par l’élaboration d’un code civil. Qui dit code civil suppose la reconnaissance de la personne, l’égalité, l’encadrement du mariage, des successions : horreur !

L’islam naquit dans la péninsule Arabique, haut-lieu du tribalisme, sans tradition de pouvoir politique central (sauf le Yémen). Le chef de tribu possède un pouvoir d’arbitrage, mais sans la puissance de contraindre. Sans cadre normatif (code), le pouvoir est libre de tout contrôle politique, il est absolu au bon grès de la chefferie, qui, si elle faiblit, se voit rapidement conquise.

Les sociétés arabes connaissent ces débats depuis deux siècles, mais le temps c’est arrêté, pourtant elles savent ce qui entrave leur progrès et leur ouverture. L’exemple de l’Inde et du Pakistan illustre bien la difficulté : malgré un multiculturalisme complexe, l’Inde émerge surement, le Pakistan musulman, donc monoculturel, sombre dans le tribalisme, l’État est l’enjeu de luttes claniques perpétuelles. Un état national indépendant ne règle pas les questions fondamentales. Le ver est bien dans le fruit.

Deux derniers points.

– La décolonisation, puis les migrations avec ou sans regroupement familial ont disséminé les populations musulmanes dans les pays occidentaux ce qui a creusé le fossé entre les natifs et les migrés. La radicalisation en Europe a profité de la déliquescence de la République – l’affaire de Creil, en France, est la première offensive radicale non maitrisée qui offusquera les musulmans intégrés et laïcisés (Bencheik).

Enfin, l’islam est une orthopraxie, réalité incomprise, occultée pour mieux éviter ses implications. L’orthopraxie se réfère au domaine de l’action, du vivre ensemble et s’applique à une conduite conforme aux usages et coutumes dans la vie civile, aux rites et prescriptions dans le domaine religieux. L’orthopraxie liée au monothéisme et à sa force prescriptive (judaïsme, islam et produits dérivés) implique obligatoirement un communautarisme souvent endogamique, une ghettoïsation rampante, un blocage sacralisé sur les commandements (la sharia et le fiqh dans notre sujet), une hypocrisie sans complexe, la création d’un pouvoir exclusif en cas de situation dominante impliquant des conversions forcées, des statuts spéciaux (dhimma) avec un droit souvent coercitif et une fiscalité pénalisante. La crise actuelle le l’islam a induit les persécutions sanglantes contre les arabes chrétiens. Il aura fallu des siècles pour les expulser, les détruire. Enfin, la terre musulmane n’est plus souillée, tout simplement ensanglantée dans l’indifférence quasi totale.

L’isolationnisme endémique de l’islam lui fit rater les étapes de la modernisation du monde. Le judaïsme et le christianisme digérèrent, non sans convulsions, la modernité dont ils furent les fondateurs et les partenaires actifs. En terre d’islam, pas de Renaissance [8], pas de Réforme, pas de Révolutions scientifiques : le Livre, rien que le Livre. Le fossé devenu abîme réduit les islamistes à une alternative : détruire le monde pour sauver le monde. Le choc n’est pas civilisationnel, mais temporel : l’islam resté aux temps féodaux affrontent d’un seul coup un télescopage spatio-temporel, voire uchronique. Le repli communautaire, commun à toutes les religions, n’est pas celui du monachisme médiéval, qui n’était pas en conflit avec le monde, mais une sortie du monde par la prière et le travail. La physique triomphante, le darwinisme [9] incontournable entrent frontalement en conflit avec le Coran. La violence religieuse est l’issue fatale face à l’agonie des fondamentaux de la Foi rongés par le tsunami du « régime de vérité de l’occident triomphant » : technique, consommation, démocratie, égalité des sexes…

Depuis des siècles, la modernité puis l’époque triomphante du capitalisme industriel promeuvent une transformation radicale de la religion qui en se privatisant devient une religiosité. L’individualisme (Tocqueville) mène à l’atomisation sociale et spirituelle qui favorise la recherche de « valeurs » nouvelles à la carte, customisées, marchandisées. Pour Marcel Gauchet « le fondamentalisme islamique est le signe paradoxal de la sortie du religieux ». Le retrait de Dieu (le second après celui relaté dans la Génèse) marque une « dédivinisation » favorable à la prolifération des religiosités et de sectes.

Un djihadiste explique clairement : « On nous pousse à consommer, consommer, consommer plus. Mais au bout d’un moment, consommer, ça ne donne pas une raison de vivre…ça génère de l’ennui aussi, on dirait qu’on est morts, comme des robots… Je ressentais un manque, j’avais un vide spirituel à combler et je l’ai comblé avec la religion » (Cité par Jean Vioulac, Approche de la criticité Philosophie, capitalisme, technologie, PUF, 2018, 499 pages.)

Ce cri d’alarme démontre crûment que la crise de l’islam est aussi celle de la civilisation occidentale mondialisée. Le Grand Vide, le Chaos honni des grecs, le Grand-Satan hantent les replis de notre civilisation dont le malaise nous réserve des surprises après quelques décennies de quiétudes matérielles et de paix relative, du moins les conflits restèrent-ils encore périphériques, mais c’est le centre, le cœur, le noyau de notre civilisation qui génèrent sa propre dégénérescence. Les religions, les idéologies ont perdu un combat devant l’explosion des techniques et de la finance automatisées par des sorciers aux dents longues et à l’encéphale surdimensionné, tentaculaire, cybernétisé.

R.-D. M.

Granville 12 avril 2018