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Le bolchévisme est classiquement envisagé comme un mouvement politique largement composé de juifs, qui a dû affronter l’antisémitisme avec ferveur dans l’Empire tsariste. Dans cette contribution majeure, Brendan McGeever fait état des ambiguïtés de cet engagement contre l’antisémitisme. Alors que Lénine et Trotsky refusèrent toute autonomie d’organisation aux juifs à l’aube du XXe siècle (à travers leur rejet du Bund), la guerre civile qui suivit la révolution d’Octobre devait mettre en exergue l’importance d’une auto-organisation des juifs. Opprimés par la terrible guerre de Blancs, les juifs étaient aussi la cible de pogroms rouges, reflet de la persistance de l’antisémitisme dans la paysannerie russe enrôlée par les bolchéviks. McGeever propose le récit inédit de l’interaction entre le jeune pouvoir soviétique et les groupes juifs socialistes autonomes, qui durent livrer une bataille âpre mais victorieuse pour que le bolchévisme reconnaisse et s’empare avec fermeté de la lutte contre l’antisémitisme. Il s’agit-là d’un récit majeur pour saisir en quoi le centre révolutionnaire peut et doit être débordé par ses marges.
Introduction
La révolution russe de 1917 a constitué le point culminant de la lutte des classes au 20e siècle. Pour la première fois dans l’histoire mondiale, un mouvement social fondé sur le renversement de l’exploitation de classe a réussi à accéder au pouvoir d’État. Cependant, la révolution d’Octobre a été davantage que la mobilisation politique de masse d’un ressentiment de classe. Comme Léon Trotsky l’a si fameusement souligné dans sa magistrale Histoire de la révolution russe, les Bolcheviks ont mobilisé non seulement les ouvriers et les paysans russes, mais également les minorités nationales pour lesquelles Octobre représentait l’opportunité de mettre fin à des siècles d’oppression nationale. Le bolchevisme promettait alors un monde libéré tant de l’exploitation de classe que de l’oppression nationale, du racisme et des autres formes de domination. Ces sentiments ont trouvé un écho large, atteignant une véritable audience globale multi-ethnique, et ils ont été puissamment captés dans les écrits de l’écrivain américain-jamaïcain Claude McKay. L’attention portée par McKay au potentiel antiraciste du bolchevisme provient spécifiquement de l’engagement pris par l’État soviétique de lutter contre l’antisémitisme.
Écrivant en 1921, il proclame que :
Chaque nègre (…) devrait étudier le bolchevisme et en expliquer sa signification aux masses de couleur. C’est l’idée la plus géniale et la plus scientifique qui se répand aujourd’hui dans le monde (…) Le bolchevisme a fait de la Russie un endroit sûr pour les juifs. Il a libéré le paysan slave du prêtre et du bureaucrate qui ne peuvent plus l’inciter à assassiner des juifs pour consolider leurs institutions pourries. Il pourrait faire des États-Unis un endroit sûr pour le nègre (…) Si l’idée russe devait s’emparer des masses blanches dans le monde occidental (…) alors les travailleurs noirs seraient automatiquement libres !
Pourtant, au moment même de la révolution, ces affirmations se sont heurtées à l’épreuve des faits : à la fin de 1917 et au début de 1918, des vagues massives de violence antisémite se sont propagées dans des régions entières de l’ancienne Zone de Résidence aux frontières ouest et sud-ouest de l’Empire. Les pogroms ont posé des questions fondamentales au projet Bolchevik car ils venaient révéler la nature et l’ampleur de l’antisémitisme au sein de la classe ouvrière et de la paysannerie. Ce qui était pourtant le plus choquant, c’est le fait que les premiers pogroms à suivre la révolution d’Octobre 1917 ont été perpétrés, non par l’Armée blanche contre-révolutionnaire, mais par l’Armée rouge elle-même. Au printemps 1918, des unités de l’Armée rouge se sont rendues responsables d’une série d’attaques violentes envers des communautés juives du nord-est de l’Ukraine. Dans certains cas, c’est finalement à travers la violence anti-juive que le pouvoir Bolchevik local s’est consolidé.
Basé sur une recherche dans les archives russes et ukrainiennes, cet article poursuit deux objectifs. Premièrement, il cherche à examiner l’articulation entre l’antisémitisme et le processus révolutionnaire. Dans la Russie révolutionnaire, l’antisémitisme traversait la totalité du spectre politique, et aucune formation politique n’est restée imperméable à ce phénomène. En allant au-delà des délimitations nettes et catégoriques entre « antisémites » et « non-antisémites », « révolutionnaires » et « contre-révolutionnaires », cet article cherche à mettre en évidence les processus complexes à travers lesquels l’antisémitisme a pu s’articuler avec la politique révolutionnaire, et en particulier avec le bolchevisme. Pour ce faire, il propose une analyse du rôle qu’a joué la violence antisémite et pogromiste au sein de l’Armée rouge au début de 1918.
En second lieu, l’article propose une analyse des tentatives des Bolcheviks pour mettre fin à cette articulation entre antisémitisme et processus révolutionnaire. Contrairement aux acceptions communes, l’article révèle que le principal « agent antiraciste » dans la réaction de l’État soviétique à l’antisémitisme n’était pas, comme on le suppose généralement, la direction du parti Bolchevik, mais au contraire un petit regroupement de socialistes juifs non-Bolcheviks qui se sont rassemblés autour du Commissariat juif et des sections juives du parti. En redécouvrant cette tradition antiraciste jusque-là méconnue dans un moment d’une portée historique mondiale, l’article apporte une nouvelle contribution à l’histoire complexe des relations entre le marxisme et l’antiracisme.
L’antisémitisme à l’intérieur de l’Armée rouge
Le premier test auquel ont dû faire face les Bolcheviks sur la question de l’antisémitisme après leur arrivée au pouvoir en 1917, a été de se confronter à la violence antisémite de leurs propres cadres. Dans son recueil de nouvelles intitulées Cavalerie rouge publiées au début des années 1930 en Union soviétique, Isaac Babel a appréhendé de façon remarquable la férocité du sentiment anti-juif au sein de l’Armée rouge pendant la guerre soviéto-polonaise de 1919-1921. Le plus marquant est son personnage de Gedali, dont la question « qui peut me dire où est la révolution et où est la contre-révolution ? » dit beaucoup de l’expérience juive de la Guerre civile dans l’ancienne Zone de Résidence. Cependant, malgré la popularité internationale des écrits de Babel, les pogroms de l’Armée rouge restent presque entièrement absents de la littérature portant sur la Révolution russe. Pour ceux qui s’inscrivent dans la tradition marxiste, la violence anti-juive de l’Armée rouge devrait être étudiée avec une attention considérable car elle a posé de profondes questions sur le projet révolutionnaire et la politique qui l’a rendue possible. Loin d’avoir été « accidentel » comme l’avait suggéré il y a bien longtemps Nahum Gergel, l’antisémitisme de l’Armée rouge était en réalité, aux frontières ouest et sud-ouest, un trait constitutif du processus révolutionnaire.
À certains égards, les écrits de Lénine antérieurs à 1917 contiennent une théorisation avant-coup de cette même problématique. Écrivant en juillet 1916, Lénine semble anticiper le fait que le processus révolutionnaire allait entraîner de profondes contradictions : « Quiconque attend une révolution sociale »pure » » déclarait-il alors, « ne vivra jamais assez longtemps pour la voir ». La révolution socialiste, poursuit-il :
« (…) ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement – sans cette participation, la lutte de masse n’est pas possible, aucune révolution n’est possible – et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. »
La Guerre civile allait confirmer de façon tragique la crainte de Lénine. Quand, pour mener la guerre révolutionnaire, les Bolcheviks ont élargi leur base sociale dans l’ouest de la Russie et en Ukraine, les masses des nouvelles recrues, les « mécontents », ont apporté avec eux, à l’intérieur de l’Armée rouge, toute une série de « préjugés » et de « fantaisies réactionnaires » qui incluaient l’antisémitisme de façon significative.
Les pogroms de l’Armée rouge au printemps 1918
Avant que de débuter notre analyse des pogroms de l’Armée rouge au printemps 1918, il est important de préciser que, de toutes les forces militaires engagées dans la Révolution russe, l’Armée rouge, était parmi les moins enclines aux pogroms. Dans son étude classique, et jusqu’ici inégalée, Gergel a calculé que l’Armée rouge était « seulement » responsable de 8,6 % des pogroms pendant la Guerre civile, la majeure partie des atrocités ayant été perpétrée par les armées anti-Bolcheviks de Petliura et de Denikine (40 % et 17 % respectivement). L’antisémitisme au sens large constituait cependant un problème significatif au sein du mouvement révolutionnaire, et les pogroms de l’Armée rouge, quoique marginaux par rapport au portrait d’ensemble de la violence anti-juive durant la Guerre civile, ont été placés au cœur de cette analyse en raison des questions fondamentales qu’ils ont posés au gouvernement soviétique et à sa stratégie antiraciste.
Les pogroms de l’Armée rouge du printemps 1918 – les premiers à suivre la révolution d’Octobre – se sont produits essentiellement dans les régions limitrophes de Voronej, Homiel, Koursk et surtout dans les villes et les bourgs aux alentours de Tchernigov, une grande région administrative multi-ethnique dans l’Ukraine de la rive gauche. Dans ces régions, des Gardes rouges volontaires et des marins ont attaqué des juifs alors même qu’ils avançaient sous le drapeau rouge : ici, la « lutte des classes » a été surdéterminée par l’antisémitisme ; « le juif » était le principal signifiant du sentiment anti-bourgeois. Un tel sentiment n’était en aucun cas confiné au nord-est de l’Ukraine. À Ekaterinoslav (aujourd’hui Dnipropetrovsk), une grande ville du sud de l’Ukraine qui possède une longue tradition de violence pogromiste, la « défense de la révolution » et le « combat contre la bourgeoisie » sont devenus, pour certaines couches de la population, inséparables de la violence antisémite. Même dans l’intérieur de la Russie, au cœur de la révolution à Moscou et Petrograd, l’antisémitisme s’est considérablement intensifié durant cette période. Cependant, c’est dans le nord-est de l’Ukraine que les éruptions les plus importantes de violence antisémite se sont produites.
L’un des incidents les plus violents eut lieu au début du mois d’avril 1918 à Novgorod-Severski, lorsqu’une unité soviétique d’arrière-garde forte de 600 soldats perpétra un pogrom au cours duquel au moins 88 juifs furent assassinés. Ceci n’a pas été un incident isolé : à 150 kilomètres au nord, à Souraj, une petite ville de 4000 habitants dont plus de la moitié étaient juifs, des soldats de l’Armée rouge attaquèrent des groupes juifs d’autodéfense en les qualifiant de « contre-révolutionnaires ». Après avoir été expulsés de la ville par l’offensive allemande, les Bolcheviks reprirent Souraj à l’aide de 20 trains de transport de soldats de la « Première division de Cavalerie au nom de V.I Lénine » (First Cavalry in the name of V. I. Lenin). Cependant, à son arrivée, la « cavalerie de Lénine », comme « châtiment pour la contre-révolution », appela à détruire les quartiers résidentiels juifs. Un pogrom de grande ampleur ne fut empêché que par l’arrivée, depuis une ville voisine, d’une autre unité de cavalerie de l’Armée rouge, mais cette fois sous la direction du Bolchevik Lobanov. Pourtant, après avoir stoppé le pogrom, Lobanov réunit ses troupes pour un grand rassemblement dans le centre-ville, où il déclara dans un discours que « les juifs de cette ville accueillent les allemands les bras ouverts [evrei…vstrechali nemtsev khlebom sol’iu] ». L’idée selon laquelle la Russie était sous l’emprise d’un complot judéo-germanique a trouvé son expression dans le clivage politique de cette période. Qu’un tel sentiment ait été intégré par le Bolchevik Lobanov montre que l’antisémitisme a pu trouver une expression même au sein de ces unités rouges sur lesquelles on pouvait compter pour s’opposer au massacre des juifs.
Le pogrom de l’Armée rouge à Gloukhov, mars 1918
La manifestation la plus meurtrière d’ « antisémitisme rouge » en 1918 a sans aucun doute été le pogrom de Gloukhov, une ville dans l’est de la région de Tchernigov et proche de la frontière russe. Début mars, ayant mis en déroute l’armée ukrainienne, le slogan du nouveau régime soviétique à Gloukhov était d’« éliminer la bourgeoisie et les youpins ». Des déclarations de témoins oculaires révèlent la pleine mesure de ce déchaînement d’horreur. Après que les Bolcheviks eurent pris le contrôle de la ville, l’Armée rouge se mit à faire du porte à porte en demandant : « où vivent tous les youpins ? » Beaucoup d’habitants non-juifs ont indiqué aux Gardes rouges la direction des quartiers juifs. À son arrivée, l’Armée rouge aligna tout bonnement des familles juives entières et les exécuta sur place. Au moins 100 personnes ont été massacrées, et selon le journal Menchevik basé à Kharkov, le Sotsial Demokrat, ce chiffre s’élève à 425 personnes. D’autres rapports estiment même à près de 5000 le nombre total de victimes. Quel que soit le chiffre, ce qui apparaît clairement dans les brèves de journaux et les récits des témoins oculaires, c’est que la totalité de l’intelligentsia juive de la ville a été massacrée, ainsi que tous les écoliers juifs. Après deux jours entiers de massacre, la direction Bolchevik locale publia finalement l’ordre suivant : « Gardes rouges ! Assez de sang ! » Cet ordre n’a pourtant en rien signifié la fin du massacre de Gloukhov, puisque les mêmes commissaires Bolcheviks qui ont appelé à l’arrêt des exécutions ont immédiatement initié des pillages à grande échelle des propriétés et des maisons juives. La synagogue locale a été détruite, la Torah mise en pièces, et les Soldats rouges ont semble-t-il par la suite célébré cet événement au centre-ville en hissant le drapeau rouge portant l’inscription « Longue vie à l’Internationale ».
Il est important de noter que les unités de l’Armée rouge qui ont perpétré ces violences ont agi en totale indépendance de la direction Bolchevik. La campagne militaire soviétique à la fin 1917 et au début 1918 était fondée sur l’idée développée par Lénine de milice populaire, une armée de volontaires issue des rangs des travailleurs et des paysans pauvres. Ces unités ont fonctionné avec une direction faible et pratiquement pas de structure centrale de commandement, ce qui s’explique par le faible contrôle que le gouvernement soviétique exerçait sur sa propre campagne militaire.
L’antisémitisme de l’Armée rouge en 1919
Les pogroms du printemps 1918 n’ont pas été des événements isolés. En effet, ils annonçaient plutôt ce qui allait suivre au printemps et à l’été 1919, lorsque la vague la plus brutale de violence anti-juive dans l’histoire moderne allait éclater aux frontières de l’ancienne Zone de Résidence. Comme nous le savons bien, la majeure partie des atrocités de 1919 ont été perpétrées par l’Armée blanche anti-Bolchevik et par les forces loyales à l’armée ukrainienne de Petlioura. L’ampleur réelle de l’antisémitisme au sein de l’Armée rouge durant cette période est toutefois beaucoup moins connue. Des rapports internes des Bolcheviks sur la sécurité révèlent qu’au printemps et à l’été 1919, l’antisémitisme était très développé dans l’Armée rouge dans toutes les provinces ukrainiennes. La situation était tellement grave dans certaines régions que des agitateurs Bolcheviks souhaitant lutter contre l’antisémitisme ne pouvaient pas s’approcher de leurs propres unités de peur d’être exécutés sur place en tant que « spéculateurs youpins ». « Le travail politique au sein de l’Armée rouge est totalement impossible » dit un rapport de la première Armée soviétique, « et l’antisémitisme est si fortement développé… que les pogroms sont devenus une réalité quotidienne ». Pour beaucoup de soldats de l’Armée rouge, combattre les « ennemis bourgeois » signifiait tuer les juifs. En effet, l’un des slogans les plus courants de l’Armée rouge en 1919 en Ukraine était « Écrasez les youpins, longue vie au pouvoir soviétique ». Dans ce contexte, les catégorisations apparemment distinctes et antithétiques telles que « révolutionnaire » et « contre-révolutionnaire », « antisémite » et « internationaliste » étaient, dans la réalité du terrain politique, des catégories souples et poreuses. Pour résumer : la direction Bolchevik ne pouvait contenir l’antisémitisme de sa propre base sociale. Comment, dès lors, pouvons-nous rendre compréhensible cette articulation entre antisémitisme et processus révolutionnaire ?
Vers une compréhension de l’antisémitisme et du processus révolutionnaire en Ukraine
Les pogroms de l’Armée rouge de 1918-1919 ont révélé l’ampleur avec laquelle le discours révolutionnaire et le sentiment populiste anti-bourgeois ont pu se confondre et être exprimés à travers la violence antisémite. Au sein de la base sociale des Bolcheviks en Ukraine et en Russie, beaucoup se sont battus selon une conception populiste du pouvoir soviétique, un pouvoir « du peuple » (narod), du « peuple travailleur » (trudiashchiisia) contre les capitalistes, les spéculateurs, les exploiteurs. Ces termes constituaient des catégories standards du bolchevisme révolutionnaire et du point de vue des leaders Bolcheviks, c’était précisément ce genre de notions qui étaient les plus à même de couper court au discours racialisant (racializing discourse) et d’ouvrir la voie à une authentique conscience de classe. Cependant, dans le contexte de l’Ukraine de 1918 et 1919, ces catégories standards de la lutte des classes étaient en réalité comprises sur la base d’une dimension profondément racialisante (profoundly racialised dimensions).
Dans la formation sociale ukrainienne, les termes « ukrainien » et « juif » portaient simultanément en eux une surdétermination à la fois ethnique et de classe. Dans les représentations populaires, l’ « ukrainien » était un « travailleur » « authentique » et « honnête » dont les bras étaient plongés dans le travail « productif ». « Le juif », entre autres choses, était un « non-travailleur », un « spéculateur ». Dans ces régions, une lutte du peuple contre les forces du capital, contre les spéculateurs, n’était pas la même lutte des classes que celle envisagée par la direction Bolchevik. Dans l’ancienne Zone, le discours révolutionnaire de classe était fréquemment pris, dans les faits, dans un ensemble de luttes sociales qui n’étaient pas seulement définies par des antagonismes de classe, mais également par la politique de racialisation aussi bien que par l’antisémitisme. La stratégie Bolchevik pour faire face à l’antisémitisme était fondée sur le fait d’opposer la classe à l’ethnicité. « »Classe contre classe », voilà notre slogan » comme l’affirmait une brochure du parti, contre l’antisémitisme. Cependant, les catégories de classe n’étaient pas assurées de passer au travers des idées racialisantes sur « le juif » alors que ces mêmes idées étaient si puissamment articulées avec des représentations vécues (et imaginées) des relations de classe. La racialisation et la formation des classes étaient imbriquées et n’étaient pas des processus séparés. Ceci a exposé les Bolcheviks à de gigantesques problèmes, dès lors que l’un des plus importants canaux idéologiques à travers lesquels ils pouvaient construire un projet hégémonique – la mobilisation de sentiments populaires anti-bourgeois – était en même temps l’un des principaux vecteurs à travers lesquels les représentations antisémites de la judéité prenaient racine.
Qui étaient ces soldats de l’Armée rouge qui ont perpétré les pogroms ? Il est difficile de se faire une idée précise de la composition sociale des unités de l’Armée rouge qui ont perpétré les pogroms du printemps 1918. D’après les sources disponibles, elles semblent avoir été composées pour la plupart d’ouvriers russes mobilisés à Smolensk puis envoyés en Ukraine afin de consolider le pouvoir Bolchevik. La population paysanne locale semble également y avoir participé. Les documents datant de 1919 sont cependant beaucoup plus explicites : ici, le principal protagoniste de l’antisémitisme de l’Armée rouge était le paysan-soldat partisan, mobilisé par les Bolcheviks par le biais d’une politique anti-bourgeoise radicale. Gonflé par de nouvelles recrues initialement liées à l’armée ukrainienne ou à différentes milices paysannes, l’effectif de l’Armée rouge en Ukraine était de 46 000 en février 1919 (il n’était que de 7000 à la fin 1918). Il s’agissait de tout sauf d’une armée permanente régulière. Écrivant en juin 1919, le Bolchevik Podvoiskii admettait que jusqu’à 90 % des troupes soviétiques stationnant en Ukraine étaient en réalité composées d’unités de partisans insurgés. Ces unités ad-hoc de partisans rouges avaient tendance à fonctionner avec peu de recours au contrôle extérieur. Formellement « soviétiques », elles étaient entièrement imprévisibles et la direction Bolchevik ne pouvait guère se fier à leur allégeance, ni tenter de les maintenir sous contrôle. Telle était l’urgence d’acquérir des troupes, les Bolcheviks n’étaient pas en mesure de contrôler et de faire le tri parmi ceux qui s’étaient portés volontaires pour l’Armée rouge. Il suffisait pour y être admis que les partisans déclarent simplement qu’ils combattraient l’ « ennemi bourgeois ». Tandis que les rangs des Rouges s’accroissaient, les Bolcheviks étaient maintenant proches de l’armée de masse nécessaire pour consolider leur pouvoir en Ukraine. Les fondamentaux politiques et idéologiques de cette base sociale profondément instable étaient cependant loin d’être acquis.
Les relations de classe sont également importantes ici. En Ukraine, la population urbaine et plus particulièrement la classe ouvrière, étaient dans leur immense majorité ethniquement russes ou ukrainiens assimilés, c’est à dire vivant en Ukraine mais politiquement et culturellement orientés vers la Russie. À l’inverse, les vastes régions rurales étaient nettement ukrainiennes à la fois en termes de nationalité et d’appartenance vécue. Pour donner un exemple : le premier recensement soviétique en 1926 révélait que tandis que les ukrainiens constituaient 80 % de la population totale de l’Ukraine, ils représentaient seulement 4 % de la classe ouvrière industrielle. En revanche, ils représentaient 91 % de la paysannerie. Ces caractéristiques ont eu des implications significatives dans les rapports de classe, dès lors que la classe ouvrière était principalement issue des populations ethniquement minoritaires de l’Ukraine : principalement des russes et des juifs. Nationalité, ethnie et classe se sont souvent manifestées comme des expériences imbriquées : en Ukraine, la question nationale était vivement ressentie quand il s’agissait de production et d’échanges. C’est cela qui a constitué le terreau idéologique au sein duquel des slogans tels que « Écrasez les youpins, longue vie au pouvoir soviétique » ont pu avoir un écho aussi large.
La réaction Bolchevik à l’antisémitisme en 1918
Comment les Bolcheviks ont-ils, dès lors, répondu à cette articulation explosive entre antisémitisme et processus révolutionnaire ? Durant le printemps et le début de l’été 1918, lorsque les pogroms de l’Armée rouge ont éclaté à travers le nord-est de l’Ukraine, ni le gouvernement soviétique ni la direction bolchevique ne se sont saisis de cette question. Des documents publiés récemment provenant du Comité de Petrograd du PCUS et du gouvernement soviétique (Sovnarkom) montrent par exemple qu’entre Octobre 1917 et la fin-juillet 1918, l’antisémitisme n’a été mis à l’ordre du jour d’aucune des réunions tenues par ces institutions clés. Finalement, le 26 juillet 1918, le gouvernement soviétique publiait un décret sur l’antisémitisme signé par Lénine, qui promettait de mettre tous les pogromistes « hors-la-loi ». Traditionnellement, les historiens commencent leurs discussions sur la position soviétique vis-à-vis de l’antisémitisme en citant cet important document. Cependant, ce décret ne marquait pas le début mais plutôt le point culminant de la première réaction soviétique face à l’antisémitisme. Entre avril et juillet 1918, on trouve une histoire jusque-là non-documentée d’une lutte antiraciste au sein du gouvernement soviétique. Si l’on examine cette campagne et que l’on relève les formes de regroupement individuels et collectifs qui l’ont rendue possible, on réalise que contrairement aux interprétations courantes, la première réaction soviétique face à l’antisémitisme n’a pas émané de la direction du parti Bolchevik, comme on le suppose souvent, mais d’un petit regroupement de socialistes juifs non-Bolcheviks. Cette campagne, jusqu’ici négligée, a émané d’une institution unique : le Commissariat juif de Moscou.
Le commissariat juif de Moscou
Le commissariat juif de Moscou (ci-après Evcom de Moscou) a été constitué au début mars 1918 par un petit groupe de juifs socialistes non-Bolcheviks issus des fractions de gauche du Poale Zion, du parti unifié des travailleurs socialistes juifs (United Jewish Socialist Workers Party) et des SR de gauche. Bien qu’il fut fondé sur une base politique ouvertement pro-soviétique, l’Evcom de Moscou, à l’instar de beaucoup d’autres commissariats juifs durant cette période, ne contenait aucun Bolchevik. Officiellement mis en place pour effectuer du travail culturel au sein des masses juives de langue yiddish, l’Evcom de Moscou s’est en réalité consacré à une seule tâche : élaborer une réaction soviétique face à l’antisémitisme. Entre mars et juillet 1918 – au moment où les pogroms de l’Armée rouge font rage dans le nord-est de l’Ukraine – l’Evcom de Moscou a joué un rôle-clé, en fait le seul rôle, dans le déclenchement d’une réaction soviétique face à l’antisémitisme.
Il existait de profonds désaccords politiques entre le Poale Zion et le parti unifié des travailleurs socialistes juifs sur la dite « question juive ». De façon générale, le Poale Zion défendait un programme sioniste alors que le parti unifié des travailleurs juifs socialistes était fondé sur une approche « extraterritoriale » qui mettait en avant une politique d’autonomie juive en Russie. Malgré tout, les militants clés des deux partis mirent de côté leurs différences afin de travailler avec le gouvernement soviétique et de former un commissariat juif à Moscou. Contrairement à des juifs Bolcheviks bien connus tels que Trotsky, Sverdlov et Zinoviev, ces juifs radicaux étaient allés beaucoup moins loin sur le chemin de l’assimilation et la plupart d’entre eux entretenaient des rapports vivants et sincères avec les aires culturelles de langue yiddish De plus, malgré leurs différences, les principaux membres du Poale Zion et du parti unifié des travailleurs juifs socialistes étaient liés par un projet national juif au sens large. À cet égard, ils faisaient partie d’un mouvement plus large identifié par Ken Moss comme la « renaissance juive » dans la révolution russe ». Ils étaient, pour reprendre la fameuse formule de Deutscher, des juifs juifs (Jewish Jews).
Le commissariat juif et la première campagne soviétique contre l’antisémitisme
Confrontés à la passivité manifeste de la direction Bolchevik face aux pogroms de l’Armée rouge, les dirigeants de l’Evcom de Moscou initièrent au début avril la première campagne soviétique contre l’antisémitisme. Initialement, leur stratégie consistait à interpeller directement la direction Bolchevik. Par exemple, le 11 avril, David Davidovitch (L’vovich) du parti unifié des travailleurs juifs socialistes était délégué par l’Evcom de Moscou pour mettre la question des pogroms rouges à l’ordre du jour du comité central exécutif panrusse (Vtsik), qui apparaissait comme le plus haut corps législatif au sein de l’État soviétique émergent. La manière dont Davidovitch présenta son affaire à Yakov Sverdlov, le président du Vtsik, est très révélatrice :
Je sais qu’il y a des problèmes beaucoup plus importants en Russie, comme les troupes de l’Entente qui débarquent à Vladivostok et à Mourmansk … et que les autres questions inscrites à l’ordre du jour de la réunion d’aujourd’hui sont également beaucoup plus importantes … et je comprends également que les gens souffrent de problèmes beaucoup plus importants que celui dont je viens vous parler aujourd’hui.
l faut noter la tentative de Davidovitch, presque sous forme d’excuse, pour tenter de soulever la questions des pogroms. Pour Davidovitch et ses camarades de l’Evcom de Moscou, la confrontation avec l’antisémitisme était la raison d’être1de leur mobilisation politique depuis le moment de la formation de l’Evcom ainsi que pendant leur collaboration avec l’État soviétique naissant. Cependant, au moment d’exposer son affaire à Sverdlov, Davidovitch présente la question de l’antisémitisme comme une affaire d’une importance secondaire – ce qu’il ne faisait pas, notons-le, dans les débats internes de l’Evcom de Moscou. « Toutefois », poursuivit-il en direction de Sverdlov
[v]ous avez probablement lu des choses… à propos du pogrom de Gloukhov dans lequel la population juive a été massacrée… ce fait-même devrait suffire pour que le Vtsik se manifeste et fasse connaître son propre avis sur cette question sous la forme d’une protestation.
Sverdlov répondit en promettant de charger le Presidium du Vtsik de mettre en place une commission spéciale (qui devait inclure des représentants de l’Evcom), dont la tâche devait être de rédiger une déclaration publique établissant en termes non équivoques que le pouvoir soviétique « prendrait toutes les mesures nécessaires pour éviter que de tels pogroms ne se produisent n’importe où en Russie ou dans d’autres pays ». Quoi qu’il en soit, une telle commission n’a jamais vu le jour, le Vtsik n’a pas publié d’appel à faire cesser les pogroms et en tant que tels, les organes centraux de l’État soviétique n’avaient toujours pas réagi, de quelque manière que ce soit, à la violence antisémite qui était perpétrée au nom de la révolution. Cette inactivité n’est pas passée inaperçue des autres partis politiques juifs : le 25 avril le soviet national juif temporaire (Temporary Jewish National Soviet) – un organe qui représentait les principaux partis juifs socialistes et non-socialistes – émit une plainte car le gouvernement soviétique avait « échoué à prendre des mesures sérieuses à l’encontre de la violence pogromiste » et qu’une fois de plus, « les juifs ont dû se défendre par eux-mêmes ». C’est dans ce contexte que les dirigeants de l’Evcom de Moscou ont intensifié leurs efforts pour initier une campagne soviétique contre l’antisémitisme.
La semaine suivante, le 19 avril, Zvi Fridliand, militant du Poale Zion et secrétaire de l’Evcom de Moscou écrivit une lettre acérée au gouvernement soviétique (Sovnarkom), présidé par Lénine, pour exiger une réaction à la forte hausse de l’antisémitisme. Alors que la semaine précédente Davidovitch avait soulevé la question de façon presque apologétique lorsqu’il s’adressait à Sverdlov, Fridliand, dans sa lettre, va droit au but :
L’Evcom de Moscou a eu connaissance de pogroms à Gloukhov, Vitebsk, et également d’une agitation pogromiste tant à Petrograd qu’à Moscou… (L)e gouvernement ouvrier et paysan doit prendre toutes les mesures possibles pour arrêter les pogroms et l’expansion de l’antisémitisme à l’intérieur de ses propres frontières. L’Evcom de Moscou invite le gouvernement ouvrier et paysan à prendre, devant le monde entier, les mesures appropriées pour s’assurer que tous les pogroms soient réprimés. La défense de l’honneur et de la vie du paisible prolétariat juif est la cause du prolétariat international, et c’est également la tâche du gouvernement socialiste russe.
Le même jour (le 19 avril), le militant de l’Evcom de Moscou Il’ia Dobkovskii écrivit une autre lettre, cette fois adressée directement à Lénine lui-même. À nouveau, la gravité de la situation était soulignée :
Le Sovnarkom (central) doit une fois pour toutes mettre fin à cette provocation (l’antisémitisme) et se manifester en son propre nom avec une protestation résolue contre les pogroms … Le commissariat juif, exprimant la volonté des ouvriers juifs, a un intérêt majeur à s’assurer que tous les travailleurs comprennent clairement qui est responsable des pogroms et par conséquent nous vous demandons, respecté camarade, de vous assurer que la lutte contre les pogroms figure à l’ordre du jour de la prochaine séance du Sovnarkom .
Il y a trois points cruciaux à relever dans ces lettres : premièrement, il est évident que l’impulsion d’une réaction soviétique face à l’antisémitisme a émergé non de l’appareil central de l’état soviétique, mais de sa périphérie, l’Evcom de Moscou. Il faisait pression sur le centre. Deuxièmement, comme l’illustre clairement le ton des deux lettres, l’Evcom de Moscou sentait que le gouvernement soviétique échouait à réagir à l’antisémitisme, à tel point qu’en ce qui concerne Fridliand, il trouvait nécessaire de « rappeler » au Sovnarkom qu’il était de son devoir de le faire. Troisièmement, il est instructif de regarder soigneusement la manière dont à la fois Dobkovskii et Fridliand abordent la question compliquée du pouvoir et des responsabilités. Ils le font avec beaucoup de précautions, ne faisant absolument aucune mention du fait gênant que les pogroms à l’intérieur des territoires soviétiques avaient été réalisés principalement par l’Armée rouge. Il ne fait aucun doute que Fridliand, Dobkovskii, Davidovitch et Lénine étaient pleinement informés du fait que ces pogroms étaient spécifiquement l’œuvre de l’Armée rouge et de forces « Bolcheviks » locales. Comme nous le verrons bientôt, lors des débats sur ce sujet entre les autres militants de l’Evcom de Moscou à peine quatre jours plus tard, le 21 avril, Dobkovskii et Fridliand formulèrent la question de manière assez différente, et ne perdirent pas de temps à désigner les responsables.
Comment, dès lors, Lénine et le gouvernement soviétique ont-ils réagi à ces appels ? Six jours plus tard, le 23 avril, V. D. Boch-Bruevich, le secrétaire de Lénine, répondit à Fridliand et Dobkovskii en invitant le commissariat juif à entamer des discussions avec le gouvernement soviétique afin d’établir « une liste concrète de mesures pour combattre les pogroms et la provocation ». Cependant, ces « discussions » n’eurent pas lieu avant trois mois, ce qui signifie qu’en avril, mai, juin et juillet, en l’absence continue de toute coopération sérieuse de la direction du parti, l’Evcom de Moscou s’est trouvé seul pour organiser la confrontation soviétique à l’antisémitisme.
L’Evcom de Moscou rencontra une réaction plus favorable le 17 avril lorsqu’il fit appel au Sovnarkom de Moscou qui était contrôlé par les communistes de gauche. C’est un fait méconnu qu’il existait en réalité début 1918 deux soviets appelés « Sovnarkom » : l’un à Petrograd conduit par Lénine et un autre à Moscou. Contrairement à son équivalent à Petrograd, qui couvrait l’ensemble de la Russie soviétique, le Sovnarkom de Moscou était le gouvernement régional de Moscou et des régions voisines. À nouveau, contrairement à son homologue de Petrograd, le Sovnarkom de Moscou était politiquement hétérodoxe, et était essentiellement contrôlé par des communistes de gauche2.
Le 17 avril, à la demande de l’Evcom de Moscou, une rencontre eut lieu dans les bureaux du Sovnarkom de Moscou afin de discuter des récents pogroms de l’Armée rouge et de l’augmentation significative de l’antisémitisme dans la région de Moscou. C’est ainsi que la première réaction de l’État soviétique fut initiée, et elle aboutit à un large éventail de résolutions. Premièrement, l’ensemble des soviets de la vaste région de Moscou reçurent l’instruction de tenir des réunions spéciales pour expliquer aux ouvriers la menace que représentait l’antisémitisme. Une résolution fut également délivrée qui ordonnait aux journaux soviétiques de « publier tous les faits avérés concernant des pogroms ». C’était une manière voilée de critiquer l’incapacité, jusqu’ici, de la presse bolchévique à faire la moindre mention de la complicité de l’Armée rouge et des forces Bolcheviks locales dans la violence pogromiste.
Cependant, la plus importante des résolutions était celle qui ordonnait à l’Evcom de Moscou, ainsi qu’au commissariat de Moscou pour les affaires militaires (également membre du Sovnarkom de Moscou), de former une commission spéciale pour lutter contre les pogroms. Quatre jours plus tard, le 21 avril, une telle commission fut bel et bien établie, composée de Dobkovskii et de S. M. Tsvibak pour l’Evcom et de A. Ia. Arosey et de Rabinovitch du Commissariat militaire de Moscou. Lors de la séance de fondation de la commission, Dobvoskii rompit avec l’approche délicate qu’il avait adoptée la semaine précédente dans sa lettre à Lénine, et exposa on ne peut plus clairement les faits : « le terrain est tout à fait fertile pour la propagande antisémite au sein de l’Armée rouge, où le niveau culturel est faible en raison de l’absence totale de travail politique ou éducatif ». Pour la première fois, le problème spécifique de l’antisémitisme rouge avait été exposé explicitement au sein de l’appareil d’État soviétique. Surtout, l’Evcom de Moscou possédait à présent un auditoire captif ainsi qu’une plateforme politique à partir de laquelle élaborer une réaction à l’antisémitisme.
Six jours plus tard, le 27 avril, une autre séance fut tenue lors de laquelle de nouveaux engagements furent pris. Il y fut décidé l’organisation d’un « travail systématique de développement culturel » au sein de l’Armée rouge et la publication « immédiatement » d’une série d’articles sur l’antisémitisme dans la presse soviétique. Ces engagements ne restèrent pas lettre morte : jusqu’à la fin du mois d’avril et pendant le mois de mai furent en effet publiés un certain nombre d’articles sur l’antisémitisme dans l’édition de Moscou de l’Izvestia. Chaque fois que ces articles tardaient à paraître, l’Evcom de Moscou écrivait aux éditeurs de l’Izvestia de Moscou pour les rappeler à leurs responsabilités. L’importance de la séance du 27 est encore soulignée par le fait que Rabinovich de l’Evcom de Moscou a été chargé de former une nouvelle « commission » qui aurait pour rôle de coordonner des campagnes contre l’antisémitisme au sein de l’Armée rouge spécifiquement.
Ce fut l’accomplissement majeur de l’Evcom de Moscou durant cette période intensive de campagne : ce dernier avait réussi à mettre la question de l’antisémitisme de l’Armée rouge au centre de la scène du gouvernement régional de Moscou. Les résolutions adoptées lors de la séance du 27 avril peuvent être considérées comme ayant eu un certain impact : le soviet de Moscou envoya immédiatement par télégramme les principales recommandations à chacune des treize provinces (gubernii) de la région de Moscou. Le mois suivant, le 15 mai, le soviet de Tambov répondit, confirmant qu’il avait reçu la résolution et que des affiches avaient été placardées dans toute la ville pour avertir les ouvriers et les soldats que « toute tentative de déclencher des pogroms sera réprimée et toute personne reconnue coupable sera exécutée sur le champ ».
Le travail de la nouvelle commission de l’Evcom de Moscou – à présent dotée du titre complet de « commission pour la lutte contre l’antisémitisme et les pogroms » – fut vaste. Elle organisa à la fin mai une série de conférences sur l’antisémitisme dans des usines et dans des unités de l’Armée rouge. Des formations pour adultes à destination des ouvriers sur l’antisémitisme furent également organisés. À la fin du mois de mai 1918, l’Evcom de Moscou avait mis en place et lancé avec succès la première campagne de l’état soviétique contre l’antisémitisme. Il a pu le faire en formant un appareil hégémonique antiraciste au sein du gouvernement de Moscou, qui avait pour but de convaincre des secteurs clés parmi les soutiens des Bolcheviks d’aller vers une politique révolutionnaire exempte d’antisémitisme.
Le démantèlement de la campagne soviétique contre l’antisémitisme en 1918
Cependant, alors que la campagne se mettait en place, des dispositions avaient déjà été prises pour dissoudre l’Evcom de Moscou et même l’ensemble du Sovnarkom de Moscou. Depuis février, Lénine attaquait les institutions régionales de gouvernement à Moscou qui étaient dominées par des communistes de gauche. Au lendemain de la signature du traité de Brest-Litovsk, après un intense conflit politique entre les deux gouvernements Sovnarkom (« the two Sovnarkom governments »), le Sovnarkom central de Lénine prit finalement le dessus et le Sovnarkom régional de Moscou fut dissout. Le processus de centralisation se fit par étapes. Le 13 mai, l’Evcom de Moscou fut fermé. Deux semaines plus tard, le 28 mai, le Sovnarkom de Moscou fut lui-même démantelé, et avant le 21 juin même le journal du Sovnarkom de Moscou, l’Izvestia de Moscou, fut remodelé en un organe plus explicitement pro-Bolchevik. Les institutions clés dans la campagne soviétique contre l’antisémitisme ont par conséquent été dissoutes au sommet de leur activité politique ; elles ont été balayées par le mouvement plus large de la centralisation à l’œuvre dans l’état soviétique. Ce processus fut amplifié le 6 juillet, lorsque l’insurrection des SR de gauche à Moscou mit fin à la période de gouvernement de coalition et entraîna l’expulsion de l’appareil d’état de beaucoup de « non-Bolcheviks », y compris de manière significative des militants du Poale Zion et du parti unifié des travailleurs juifs socialistes qui composaient l’Evcom de Moscou. Le processus de centralisation avait interrompu la politique d’antiracisme.
La dissolution de l’Evcom de Moscou eut des conséquences immédiates : premièrement, la campagne prévue dans la presse fut immédiatement restreinte, et aucun article supplémentaire ne parut dans l’Izvestia de Moscou durant le reste de l’été. Le projet de voir la Pravda, le principal organe de presse du parti, publier une série d’articles ne put pas non plus se concrétiser. En effet, une fois l’Evcom de Moscou dissout, la Pravda ne fut même pas capable de publier le moindre article d’agitation sur l’antisémitisme durant toute l’année 1918. Par dessus tout, cependant, la disparition de l’Evcom de Moscou entraîna la suppression soudaine des ateliers éducatifs et des cours sur l’antisémitisme organisés par la commission pour la lutte contre l’antisémitisme et les pogroms qui avait été créée peu de temps auparavant. La campagne d’avril et mai 1918 avait été démantelée tant au niveau de son centre que de ses ramifications sur le terrain.
Cet examen détaillé de la réaction soviétique à l’antisémitisme fournit un élément de contexte significatif permettant de faire la critique du fameux décret du Sovnarkom de Lénine contre les pogroms publié le 27 juillet 1918. Dans la littérature existante, ce décret est généralement cité comme la première réaction du gouvernement soviétique face à l’antisémitisme. Comme le montre l’exposé qui précède, ce décret n’a pourtant pas marqué le début mais le point culminant de la première phase de la réaction soviétique face à l’antisémitisme. Entre avril et juillet s’étend une période d’une lutte antiraciste soutenue et jusqu’ici non documentée. Lorsque le décret de Lénine parut finalement à la fin-juillet, l’Evcom de Moscou avait déjà été dissout et plus précisément, il parut trois mois après la demande initiale de l’Evcom de Moscou d’engager une telle réaction. En dépit du ton incisif du décret qui promettait d’extirper le mouvement antisémite « par la racine » et de mettre les « pogromistes hors-la-loi », les Bolcheviks avaient déjà perdu le contrôle des régions d’Ukraine où avaient eu lieu les pogroms de l’Armée rouge. Par conséquent, l’impact de ce décret, du moins dans les zones où les juifs étaient le plus touchés par un antisémitisme violent fut au mieux négligeable.
La principale organisation antiraciste dans la réaction soviétique face à l’antisémitisme : les socialistes juifs.
Jusqu’à présent, nos connaissances sur les tentatives des Bolcheviks de s’attaquer à l’antisémitisme après 1917 ont été davantage façonnées par des suppositions que par une enquête scientifique sérieuse. Lorsque l’on examine la réaction « Bolchevik » face à l’antisémitisme et que l’on s’intéresse aux formes d’organisation individuelles et collectives qui l’ont rendue possible, une conclusion importante s’impose : il a existé une réaction du gouvernement soviétique face à l’antisémitisme, mais elle ne provenait pas des Bolcheviks. Contrairement aux acceptions communes, cet article a montré que la première campagne soviétique contre l’antisémitisme a été conduite, non par la direction Bolchevik, mais par un petit regroupement de juifs socialistes non-Bolcheviks qui opérait depuis le commissariat juif régional de Moscou (Evcom de Moscou).
Il est significatif, selon moi, que la réaction soviétique face à l’antisémitisme pendant la révolution russe ait été principalement la réalisation d’un groupe de juifs socialistes au bagage politique non-Bolchevik. Qu’ils aient été sionistes ou territorialistes, bundistes ou socialistes-révolutionnaires, ces juifs radicaux étaient engagés dans l’élaboration au sens large d’un projet national-culturel juif. Il est également significatif que ces tentatives aient eu lieu à Moscou et non à Petrograd ou dans les principales villes de l’ancienne Zone de Résidence. Après la révolution d’Octobre, Moscou est devenu le point névralgique d’une culture radicale soviétique yiddish. Comme le note dans ses mémoires l’universitaire yiddish et bref collaborateur du commissariat juif Daniel Charney, « Il n’y avait pas le moindre écrivain yiddish en Russie qui en ce temps-là ne passait pas par Moscou ». On peut également avoir un aperçu du milieu culturel à l’intérieur duquel ces militants vivaient et agissaient lorsque l’on sait que le commissariat juif était initialement situé dans le même immeuble qu’un groupe de maisons d’éditions sionistes. Les militants de l’Evcom et leurs adversaires sionistes mangeaient ensemble dans la cantine casher commune de l’immeuble. Comme le rappelle en outre Charney dans ses mémoires : « Les rapports de cohabitation entre les étages était extraordinairement bons ; pendant qu’en haut les sionistes étudiaient ardemment chaque mot de la Déclaration Balfour, en bas les communistes juifs étaient versés dans l’ABC du communisme de Boukharine ». Ce fut de ce milieu politico-cuturel qu’émergea en 1918 la réaction soviétique face à l’antisémitisme.
Il existait alors une affinité élective entre la réaction soviétique face à l’antisémitisme en 1918 et ce que Ken Moss nomme la « renaissance juive dans la révolution russe ». Autrement dit, l’histoire de la manière dont la première révolution marxiste mondiale a fait face à l’antisémitisme apparaît, après un examen minutieux, indissociable d’un projet national et culturel juif beaucoup plus large qui a mobilisé des socialistes juifs et même des sionistes marxistes qui ont temporairement mis entre parenthèse leurs aspirations à une patrie sioniste pour au contraire contribuer à la profonde révolution culturelle et politique de la vie sociale juive à l’œuvre dans la Russie soviétique. Ces intellectuels juifs pro-soviétiques (mais non-Bolcheviks) apportèrent avec eux dans l’état soviétique leur propre agenda culturel, politique et idéologique. Cet article a montré qu’ils ont également apporté en 1918 au projet Bolchevik un niveau d’organisation antiraciste absolument essentiel.
La réaction soviétique face à l’antisémitisme en 1919
Ces élaborations ne s’arrêtèrent pas après 1918 ; en effet, elles allaient être reproduites seulement douze mois plus tard. Lorsque la vague la plus féroce de pogroms éclata en Ukraine au début 1919, le gouvernement soviétique fut pris au dépourvu : ses institutions dédiées à la lutte contre l’antisémitisme avaient soit été démantelées par la marche progressive vers la centralisation ou était restées sur le carreau en raison d’une pénurie de moyens humains. Il a fallu attendre l’incorporation dans le gouvernement soviétique d’une nouvelle couche de militants juifs (dans ce cas, des bundistes communistes et des communistes membres du « Fareynikte »3en mai 1919 pour que la situation soit abordée de façon plus globale. Tout comme en 1918, un groupe de juifs radicaux non-Bolcheviks se lança dans la constitution d’une campagne soviétique contre l’antisémitisme à Moscou, cette fois à travers le bureau central des sections juives du parti Bolchevik (les Evsektia). Comme précédemment, ils apportèrent avec eux une manière toute particulière de lutter contre le racisme, née non pas de préoccupations tactiques ou stratégiques, mais d’un impératif d’urgence et d’éthique caractéristique de l’Evcom de Moscou en 1918. Une fois de plus, la progression de l’organisation antiraciste se fit de la gauche juive vers le centre du parti. L’accomplissement majeur de ces militants fut d’établir, en août 1919, un nouvel appareil hégémonique au sein de l’état soviétique : « le comité pour la lutte contre l’antisémitisme ». Conduit par des bundistes communistes tels que Moishe Rafes, Abram Kheifets et David Lipets, le comité était le seul à traiter l’antisémitisme comme une sphère à part entière de l’activité du parti. Comme pour son prédécesseur de 1918, la stratégie du comité possédait également une dimension éducative : insuffler dans la classe ouvrière, l’Armée rouge et la paysannerie une vision antiraciste du monde. Cependant, après quelques semaines de travail, il fut lui aussi fermé par le centre du parti. Avec cette fermeture disparut le volet le plus prometteur d’une pratique antiraciste qui avait émergé dans la révolution russe. L’histoire complète de la disparition de cette seconde campagne de 1919 devra être racontée ailleurs.
Conclusion
Les pogroms dévastateurs de 1918 et 1919 ont posé des questions fondamentales au projet Bolchevik puisqu’ils ont révélé la nature et l’ampleur des liens que la classe ouvrière et la paysannerie entretenaient avec des formes de conscience exclusives et racialisées. La participation de l’Armée rouge à ces pogroms a révélé de façon tragique que la menace de l’antisémitisme ne s’est pas seulement manifestée du côté de la « contre-révolution » anti-Bolchevik, mais également dans le mouvement révolutionnaire. Le premier test auquel ont dû faire face les Bolcheviks sur la question de l’antisémitisme après leur arrivée au pouvoir en 1917 fut alors de se confronter à la violence antisémite de leurs propres cadres.
Cet article a révélé, pour la première fois, les formes d’agencement individuels et collectifs qui ont rendu possible la réaction soviétique face à l’antisémitisme de l’Armée rouge. Une conclusion majeure a émergé de la discussion précédente : plus on se rapprochait politiquement d’un projet national socialiste juif dans la Russie révolutionnaire, plus il était possible d’élever le statut de (et donc de prendre plus au sérieux) la question de l’antisémitisme dans la pratique politique en général. Autrement dit, la proximité d’un projet socialiste national juif semble avoir facilité une forme de pratique antiraciste mieux adaptée à l’urgence de la situation. Ces militants du Bund ou du Poale Zion qui rejoignirent le régime soviétique en 1918 et 1919 ont eu tendance à placer le statut de l’ethnicité et de la nationalité à un niveau au moins égal à celui de la « classe ». En revanche, certains Bolcheviks, dans leur tentative de soutenir une conception globale, universaliste et multi-ethnique de la « classe ouvrière », ont par moments négligé la spécificité de l’expérience de la racialisation et de l’oppression.
En ce qui concerne la réaction du parti face à l’antisémitisme, nous pouvons constater que l’ « internationalisme » et l’ « universalisme » Bolcheviks ont eu un ancrage plutôt « particulariste ». Les tentatives soviétiques pour mettre fin à l’articulation entre antisémitisme et processus révolutionnaire étaient profondément surdéterminées par l’intégration à l’intérieur de l’appareil d’état d’un groupe de juifs radicaux sans liens ténus entre eux qui se trouvaient en marge du mouvement révolutionnaire global. Alors que le bolchevisme s’inscrivait sans nul doute dans une perspective qui rejetait l’antisémitisme, lorsqu’il fallut réaliser ce projet, c’est-à-dire le mettre en pratique, il revint à un groupe de juifs révolutionnaire d’endosser ce rôle vital. Alors que nous approchons du centenaire de la révolution d’Octobre, il est primordial de développer un ensemble plus complet de connaissances concernant le projet Bolchevik et sa manière de traiter les questions d’oppression. La découverte de chapitres négligés de l’histoire de la révolution, comme la réaction soviétique face à l’antisémitisme, ne peut qu’enrichir la lutte pour un monde meilleur ici et maintenant.
Traduit de l’anglais par Florian Klein
Brendan McGeever