La fabrique du consentement fonctionne bien :
Pour la réussite du consensus, il convient d’agir le plus vite sur les consciences avant qu’elles ne soient trop rétives, trop indépendantes. C’est pourquoi il faut toujours examiner avec le plus grand sérieux ce que La fabrique du consentement propose aux enfants. Shaun, le mouton réalisé par Mark Burton et Richard Starzak leur a été (fortement) conseillé dès six ans.
Simplement lassés de la routine quotidienne de la ferme, Shaun et ses potes du troupeau montent un astucieux complot pour mettre leur fermier sur la touche. Après avoir graissé la pâte aux oies pour qu’elles détournent l’attention du fidèle Bitzer, leur gentil mais autoritaire chien de berger, ils contraignent leur fermier à les compter et, c’est bien connu, compter les moutons endort profondément. Bien endormi donc, ils l’installent dans une caravane pour pouvoir vaquer à leurs occupations débarrassés de leur emploi du temps contraignant. Sans leur maître sur leur dos, les moutons peuvent enfin faire ce qu’ils veulent et ne sont plus obligés d’obéir à Bitzer. Mais catastrophe imprévue, la caravane rompt ses amarres et fonce vers La Grande Ville (c’est son nom, une appellation générique qui renvoie au concept) : c’est par un hasard qui s’avèrera finalement malheureux que la ferme se trouve débarrassée de son fermier.
Las, les moutons vont très vite déchanter : sans fermier, plus de nourriture et être libre ne remplit pas l’estomac. D’autant que, visiblement, nos mignons ovins ont désappris à brouter la belle herbe des champs et qu’ils dépendent désormais des gros sacs de nourriture industrielle (même pas bio) que le fermier stocke hors d’atteinte. Dans « La Ferme des Animaux » de ce début de siècle, les cochons sont également bien présents : ils sont même trois conformément à la tradition du dessin animé et au conte orwellien. En revanche, les trois cochons ne sont pas préoccupés de théorisation de la révolution et ils ne sont même pas différenciés : pas de Napoléon-Staline ni de Boule de neige-Trotski. Appliquant les principes moraux du XXIe siècle, soit moi d’abord et après moi le déluge, ils en profitent pour squatter, mettre à sac la maison du fermier et se goinfrer de tout ce qu’ils trouvent. Bref, en l’absence du maître des lieux, c’est « l’anarchie ». La famine menace et surtout aucun animal ne songe, un seul instant, comme Boule de neige, à exporter la révolte en dehors des limites de la ferme. Pour mettre fin au chaos, les moutons décident d’aller à la ville, accompagnés de Bitzer, pour retrouver leur maître.
Ils quittent donc leur gentille et mignonne campagne, la terre qui ne ment pas, et se retrouvent plongés dans la laideur de Babylone, la grande ville à la recherche de leur maître. Ils devront affronter un vrai méchant : le responsable de la fourrière. Quant à lui, le fermier est devenu amnésique suite à son arrivée traumatique dans la cité. Sans ses moutons, le fermier hégélien est littéralement perdu : le maître ne peut se passer de ses esclaves…. Sorti de l’hôpital, il trouve un emploi dans un salon de coiffure très branché où ses talents de tondeur de mouton sont exploités sans vergogne par des patrons sans scrupules et un brin efféminés (c’est rigolo et bien dans l’ordre des choses…). Après maintes aventures hilarantes, les moutons se débarrasseront de leur poursuivant psychotique et récupèreront leur maître pour rentrer au pays. Tout rentre dans l’ordre : le chien retrouve sa niche, les moutons leur enclos et les cochons remettent en état, vite, vite, la maison du fermier.
Shaun, Le Mouton a terminé sa carrière à plus d’un million d’entrées en France : un très bon résultat pour un film d’animation non issu des studios américains. Succès annoncé et accompagné par une presse unanime. Sans forcer le sens, Julia Beyer choisit, « Shaun le mouton est un gentil rebelle », comme titre de son entretien avec les auteurs du film (Le Figaro, mercredi 1er avril 2015). Au Figaro, le rebelle est gentil et sympa dans la mesure où il comprend la vanité de sa rébellion et rentre dans le rang : il faut bien que jeunesse se passe. Si au Figaro, « on bêle de plaisir », le quotidien de la droite convenable n’est pas isolé, bien au contraire. A L’Obs, « on adore », et à Télérama, on trouve que « tout est bon dans le mouton » accompagné du petit bonhomme qui arbore un grand sourire (Télérama n°3403, p.49). Annoncé en une avec une photo de Shaun, Le Monde consacre deux pages à l’événement : une page consacrée à l’exposition organisée à Paris sur le studio Aardman et l’autre au « Buster Keaton à la bergerie » sous la signature de Jacques Mendelbaum. Il peut conclure : « Ce film, en un mot, est un petit bijou de surréalisme bon enfant, une échappée loufoque » (p. 17). Le surréalisme bon enfant du XXIe siècle à ne pas confondre avec le surréalisme mal élevé du siècle précédent qui croyait à la Révolution.
Bref, un bel unanimisme pour saluer l’indéniable talent des techniciens du studio Aardman et c’est vrai que Shaun, le mouton propose un spectacle réjouissant même si on peut trouver Wallace et Gromit plus réussi. En revanche, à aucun moment, une seule réserve sur le contenu n’est formulée. Il est vrai que l’analyse de contenu n’a plus la côte depuis les ravages des sémiologues structuralistes et que son bannissement permet de se pâmer sur la forme sans se soucier d’histoire ou de politique (horreur !). Le parallèle avec le conte d’Orwell n’est tracé par personne : Shaun, le mouton a pourtant été produit en Angleterre où La Ferme des Animaux a été adapté au cinéma en 1954 par John Halas et Joy Batchelor. Soixante ans après, les petites têtes blondes (ou brunes) peuvent se régaler de cette apologie rigolote du conformisme sans qu’un grincheux ne vienne gâcher leur plaisir. Les temps sont bien à la pensée unique qui évacue questionnements politiques et critique sur le fond. Bien huilée, la fabrique du consentement tourne à plein !
Mato-Topé