Cinq vieux amis fêtent le retour au pays de l’un d’entre eux, Amadeo (Néstor Jiménez) qui vient de vivre seize années d’exil en Espagne. Ils se sont installés sur le toit terrasse de l’appartement d’Aldo (Pedro Julio Diaz Ferran) et ils vont y passer la nuit à boire et à évoquer le "bon vieux temps". Mais ce retour à Ithaque s’effectue à Cuba et la terrasse se situe à La Havane. Amado n’est pas Ulysse et il n’est pas vraiment heureux ; juste déterminé à vivre entre ses amis le reste de son âge… L’océan y bouche l’horizon : le retour d’Amadeo dit bien que la proposition aux grandes échappées portée habituellement par le grand large n’est ici qu’illusion fallacieuse. Du reste, faute d’éclairage public, dès que la nuit tombe, l’océan se transforme en trou noir, en frontière infranchissable. De l’autre côté de la terrasse, la vue donne sur d’autres habitations et sur des petites venelles en contrebas. Bref, bien qu’en plein air, la nuit se déroulera à huis clos, ou encore entre les murs pour reprendre le titre d’un autre film de Laurent Cantet pour qui cette terrasse représente "un radeau qui flotte au-dessus de la ville" (Laurent Cantet, interview le 04 septembre 2014 à Venise où son film était sélectionné).
L’isolement et la nuit s’avèrent propice aux épanchements d’autant que la fête est copieusement arrosée. Ce moment de retrouvailles, plein de promesses de bonheur, va être l’occasion pour les cinq vieux amis de faire le bilan de leur vie, de leurs relations amicales et amoureuses. Et de revenir, bien évidemment sur l’évolution de Cuba et de leurs croyances de jeunesse en questionnant notamment Amadeo sur les raisons de son départ et, plus surprenant encore, sur celles de son retour. Le film est coécrit avec le romancier cubain Leonardo Padura et la relation cinéma/histoire irrigue tout le film.
Le huit clos est la métaphore quasiment obligée de ce régime politique qui a ôté toute échappatoire aux Cubains après leur avoir promis un avenir radieux. Pire, en brisant leurs rêves, il a étouffé leurs forces créatrices. Car dans leurs années d’apprentissage, les cinq amis ont cru en la révolution cubaine. Aldo est même allé combattre en Angola au nom de l’internationalisme. Mais quand ils ont atteint leur maturité, Cuba avait perdu le soutien de l’URSS, implosée après la chute du mur, et continuait à subir le blocus nord-américain. Bref "l’encerclement capitaliste" sans perfusion du grand frère soviétique a mis à nu le régime cubain : ne subsiste plus alors que la dictature pour faire perdurer le régime. Fliqués étroitement, un peintre comme Rafa (Fernando Hechavarría) a cessé de créer et s’est réfugié dans l’alcool. Amadeo a choisi l’exil pour fuir la peur et l’ignominie promise. Mais en Espagne où personne ne l’attendait, il n’a pu renouer avec l’écriture. Ophtalmologue et maillon militant du service de santé cubain si admiré, Tania (Isabel Santos) ne subsiste que grâce aux cadeaux en nature de ses patients. Quant à Eddy (Jorge Perugorria), il s’en sort plutôt bien parce qu’il a remisé au placard ses vieux idéaux et magouille désormais dans le marigot. Mais des crocodiles plus gros, plus puissants que lui le menacent et risquent bien d’avoir sa peau ; en attendant, Eddy peut toujours faire le beau et régaler ses amis avec du bon whisky… Parfaitement écrit, le scénario réserve bien des surprises à travers une progression entièrement maîtrisée.
Les comédiens ont été associés à l’écriture ; ce sont de grands acteurs cubains, c’est leur histoire et Laurent Cantet a voulu simplement en être le passeur : humilité bien singulière dans le cinéma d’aujourd’hui. Afin de leur laisser une grande liberté, le film a été tourné à deux caméras. La mise en images est tout simplement prodigieuse, et constitue, avec la rédaction du scénario, une vraie leçon de cinéma. Elle a nécessité ensuite un montage au cordeau pour se faire oublier et donner ainsi au spectateur l’impression d’être le sixième invité. Retour à Ithaque se tient en permanence aux antipodes des affèteries de la modernité : Laurent Cantet ne fait pas du cinéma pour faire admirer son nombril mais pour parler du monde à ses spectateurs (un vrai archaïque pour les Inrocks ou Libé !). Pour autant, son film n’est sûrement pas du théâtre filmé comme certains ont pu l’écrire notamment sur internet mais un blog ne fait pas la compétence : en l’espèce, il faut être littéralement aveugle pour ne pas voir le cinéma à l’œuvre et de quelle manière dans Retour à Ithaque.
Il convient surtout de ne pas réduire Retour à Ithaque à sa dimension cubaine. Il touchera tout spectateur qui vit le temps du retour sur son histoire personnelle et cela d’autant que Cuba a joué un rôle majeur dans la construction politique d’un grand nombre d’individus en France (gageons que Laurent Cantet en fait partie !) et dans le monde. Laurent Cantet a pu tourner à Cuba avec toutes les autorisations nécessaires : c’est déjà une bonne nouvelle. Reste bien évidemment à résoudre la question sensible de la diffusion sur l’île et en direction du public cubain… Le film s’achève sur l’explication par Amadeo de son Retour à Ithaque. L’aube pointe à l’horizon et Amadeo finit par dire à ses amis qu’il est revenu parce qu’il a réussi à vaincre sa peur et qu’il ne craint plus désormais de "les" affronter : une petite lueur dissipe la nuit !
Mato-Topé