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KÄ MANA ET JEAN-BLAISE KENMOGNE
Congo-Kinshasa : Vers une Afrique de la non-violence, réflexions pour bâtir une société de paix
Article mis en ligne le 27 février 2007
dernière modification le 29 octobre 2023

Publié sur le web le 12 Janvier 2007

L’Afrique est aujourd’hui un continent de violence. Dans tous les domaines, elle donne d’elle l’image d’une terre qui va imploser sous le chaos de ses guerres, de ses endémies, de ses politiques destructrices et de ses incapacités à se donner une orientation économique crédible dans le contexte actuel de la mondialisation.
Face à cette situation, l’important n’est plus aujourd’hui de ressasser les formes de ses violences pour les dénoncer ou s’en indigner. Le temps est à la construction d’un esprit nouveau qui en jugule les mécanismes et pose les bases d’une Afrique de la non-violence.
Nous nous proposons ici de donner quelques lignes directrices pour dégager l’horizon à cette Afrique que nous devons bâtir selon l’ordre d’un engagement pour la non-violence.

Deux types de violences nous écrasent

Il existe aujourd’hui deux types de violence sur lesquelles il convient de porter notre attention en Afrique.
Il y a d’abord la violence de notre insertion dans le système mondial néo-libéral. Il y a ensuite nos violences internes liées à notre gestion de notre espace vital face aux problèmes les plus profonds de notre existence.

La violence néo-libérale

L’étau du néo-libéralisme est la violence la plus visible sous laquelle nos pays ploient et se délitent. Elle nous étouffe et nous tue sans que nous donnions l’impression de vouloir briser leur étau ni résister à leur emprise sur nos consciences. Contre ce système du néo-libéralisme mondialisé, les critiques fusent de toutes parts. On s’en prend au capitalisme dévoyé qui soumet « la totalité des activités humaines à la loi de l’argent » [1]. On dénonce l’inhumanité du système et ses menaces sur l’avenir. On met en lumière son caractère insensé et sa folie. En même temps, rien de vraiment nouveau n’est proposé en termes d’alternatives crédibles, qu’il s’agisse d’alternatives sociopolitiques, de proposition pour un nouveau système économique mondial ou pour une nouvelle culture de solidarité entre les nations.

Nous nous sommes toujours demandé pourquoi les propositions alternatives au néo-libéralisme mondialisé n’arrivent pas à s’imposer dans des actions de grande envergure. Jusqu’ici, les initiatives du commerce équitable ou celles des réseaux altermondialistes ne semblent pas ébranler l’assurance du Moloch ultracapitaliste. Le monde demeure tel qu’il est. Les chiens altermondialistes aboient pendant que la caravane néo-libérale passe et continue son œuvre de destruction.

Pourquoi n’ébranlons-nous pas le monstre ? C’est parce que le monde entier est fasciné par le processus d’occidentalisation de la planète. On donne l’impression de croire que ce processus, malgré ses incohérences et ses folies, conduira l’humanité vers une ère de bonheur.
À notre sens, il est urgent de rompre avec ce postulat. Plus nous étudions le processus par lequel l’Occident s’impose au monde depuis le début de l’ère moderne, plus nous nous rendons compte que la violence inhérente à ce processus est incompatible avec toute idée d’un bonheur collectif à bâtir pour toute l’humanité. Nous en venons même à nous demander si ce ne sont pas les bases mêmes de l’Occident en tant que civilisation qui sont structurées par une violence irrémédiable. Depuis ses sources grecques jusqu’à l’actuelle mondialisation, tout se passe comme si les progrès philosophiques, scientifiques, socio-économiques et culturels de l’Occident s’accompagnaient toujours quelque part d’une destruction profonde de l’humain. La démocratie athénienne était bâtie sur la destruction d’une vaste frange de la population qui n’avait aucun droit à la liberté et devait travailler pour les hommes libres. Le système féodal précipitait dans l’espace du non-droit d’immenses couches des populations désemparées.

Le triomphe de la bourgeoisie comme force historique et l’avènement de l’ère industrielle ont soumis des peuples et des civilisations à leur barbarie. Aujourd’hui, c’est cette barbarie qui s’est mondialisée sous le signe du libéralisme.

Seulement, les forces de ce système déploient une telle énergie de conditionnement de l’imaginaire public qu’elles arrivent à convaincre beaucoup d’esprits du bien-fondé de leur vision du monde et de la nécessité de croire que l’avenir chantera un jour ou l’autre pour la gloire éternelle du bonheur capitaliste. Par une sorte de prestidigitation et de manipulation savamment orchestrées depuis des siècles, elles sont parvenues à structurer des mentalités qui convainquent les victimes du système de croire encore dans le système. De toute façon, même si les victimes décidaient de s’en prendre au système, celui-ci a les moyens de les tenir en laisse et de les maintenir dans une soumission physique et psychologique : sa dictature est implacable et impitoyable. La seule manière d’en sortir pour les victimes, c’est d’en adopter l’esprit et de développer elles aussi une capacité de violence égale ou supérieure à celle des oppresseurs.

Dans un tel contexte où nous sommes plongés jusqu’au cou et où nous étouffons sans espoir, il est illusoire de croire que l’avenir de notre continent se construira avec bonheur dans notre insertion pure et simple dans le système actuel d’occidentalisation du monde. Il est également illusoire de croire que nous sortirons de ce système pour imaginer sereinement une voie africaine qui s’épanouirait sans obstacles.

Le réalisme aujourd’hui est la démystification du monstre en nos esprits.

Le développement de la conscience que nous devons avoir de son emprise sur nous et de tous les méfaits qu’il développe pour notre inhumanisation : « imprévoyance, pillage, destruction, prédation, guerres, violences de toutes sortes ».

L’idée de démystification du monstre n’a pas été prise suffisamment au sérieux dans notre société africaine. Nous ne nous sommes pas encore rendu compte que c’est dans nos têtes que nous nous sommes asservis au système de la violence néo-libérale et qu’il faut libérer nos esprits de cet envoûtement non pas pour sortir de la modernité comme on a tendance à caricaturer toute idée de libération par rapport à l’emprise de l’Occident en nous, mais pour promouvoir l’idée selon laquelle la violence de l’Occident est une construction culturelle dont il faut libérer l’Occident lui-même aujourd’hui. Plus exactement, il faut sortir de la violence de l’occidentalité violente afin de promouvoir une mondialité non violente dans la tête des hommes. C’est un travail idéologique fondamental que l’Occident ne peut pas faire et dont le centre ne peut être que l’Afrique, le continent où l’on peut voir ce que la mondialisation a de pire dans sa substance et dans ses pratiques sociales.

Démystifier le monstre, c’est aussi créer une opinion publique capable de s’inscrire en faux contre les tendances lourdes d’un système mondial qu’il faut radicalement remettre en cause pour pouvoir aménager des espaces d’éducation à l’esprit qu’il faudra promouvoir pour le combattre.

L’éducation devra être l’arme capitale pour créer non seulement un esprit d’anti-mondialisation, mais l’esprit d’altermondialisation. Ce dernier est à comprendre comme une dynamique permanente de réflexion, de recherche et d’action pour de nouvelles initiatives de démystification du monstre, à très large échelle, et d’imagination publique créative, toujours à très large échelle.
C’est parce qu’il manque au monde actuel des hauts lieux d’éducation à la non-violence que la violence de la mondialisation néo-libérale paraît ne pas avoir de concurrent dans sa vision du monde. Sortir de l’occidentalité comme idée violente des réalités humaines ne sera possible que si ce projet prend corps dans des lieux d’espérance pour l’humanité non violente.

Nos violences internes

Si l’on pose un regard lucide sur l’Afrique actuelle, on ne peut pas ne pas se rendre compte qu’elle développe des violences internes sous lesquelles elle ploie de manière aussi implacable que sous la violence du système néo-libéral. On le dit et redit partout : elle n’est pas seulement victime de la violence des autres, elle est productrice de ces propres violences qu’il ne suffit pas de dénoncer mais contre lesquelles il faut penser en profondeur l’Afrique de la non-violence.

Le condensé de toutes ces violences, c’est l’esprit de destruction de l’Afrique par l’Afrique, dans tous les domaines. Il s’agit d’un véritable syndrome d’anéantissement de l’humanité africaine par les Africains d’aujourd’hui : une sorte de rupture d’esprit entre ce que notre société a toujours voulu être depuis des millénaires et ce que nous voulons en faire aujourd’hui. L’Afrique politique, l’Afrique économique, l’Afrique sociale, l’Afrique intellectuelle, l’Afrique culturelle et l’Afrique religieuse, tout chez nous flambe sous le coup de cette violence de profondeur qui n’est pas seulement une violence des mentalités individuelles, mais une violence de clans, de castes, de bandes, de mafias et de tribus dont les intérêts clientélistes et corporatistes détruisent l’intérêt commun. Cette violence nous a profondément fragilisés et elle nous a livrés pieds et poings liés à la violence globale de l’ordre du monde qui trouve en nous de quoi alimenter ses propres démons. Aujourd’hui, notre sous-développement, notre pauvreté, nos misères, nos drames comme ceux de la Sierra Leone, du Liberia, de la Somalie, de la Côte d’Ivoire et du génocide rwandais ne sont pas que le résultat d’une géostratégie du chaos. Ils sont l’expression de nos propres démons intérieurs et de nos propres génies maléfiques, ceux qui nous ont rendus inhumains et insensibles aux exigences du bien-vivre-ensemble.

Actuellement, nous devons apprendre à affronter ces violences qui sont les nôtres dans une véritable révolution de l’imaginaire : celle de la redécouverte de l’humanité africaine de profondeur et de l’éducation des hommes aux enjeux de cette humanité dans la violence actuelle du monde.

Ces enjeux sont ceux-ci :

 Sortir de notre propre inhumanité en puisant en nous-même, dans les profondeurs de notre culture, l’énergie pour bâtir une Afrique de la non-violence.

 Creuser dans le fond d’humanité des autres peuples et des autres cultures pour fertiliser le fond de notre propre humanisation.

Avec ces exigences, nous disposons d’une nouvelle idée d’africanité qui pourra donner à notre continent une nouvelle énergie pour s’ancrer dans le nouveau tournant d’humanité : le tournant de la non-violence.

Kä Mana et Jean-Blaise Kenmogne*

(*) Kä Mana, Philosophe et théologien congolais ;

Jean-Blaise Kenmogne, philosophe et théologien camerounais