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Sophie Scholl, les derniers jours… de la plus qu’humaine ?
Article mis en ligne le 17 novembre 2016
dernière modification le 29 octobre 2023

"J’ai appris le mensonge des maîtres, de Bergson à Barrès, qui rejetaient avec l’ennemi ce qui ne saurait être l’ennemi de la France : la pensée allemande, prisonnière de barbares comme la nôtre, et comme la nôtre chantant dans ses chaînes... Nous sommes, nous Français, en état de guerre avec l’Allemagne. Et il est nécessaire aux Français de se durcir, et de savoir même être injustes, et de haïr pour être aptes à résister... Et pourtant, il nous est facile de continuer à aimer l’Allemagne, qui n’est pas notre ennemie : l’Allemagne humaine et mélodieuse. Car, dans cette guerre, les Allemands ont tourné leurs premières armes contre leurs poètes, leurs musiciens, leurs philosophes, leurs peintres, leurs acteurs... Et ce n’est qu’en France qu’on peut lire Heine, Schiller et Goethe sans trembler. Avant que la colère française n’ait ses égarements, et que la haine juste des hommes d’Hitler n’ait levé dans tous les cœurs français ce délire qui accompagne les batailles (...), je veux dire ma reconnaissance à la vraie Allemagne..." Denise Bardet [1]

Après une belle carrière en Allemagne [2] et une moisson de prix (Ours d’argent, meilleur réalisateur, meilleure comédienne au Festival de Berlin 2005 et prix du public de la meilleure comédienne aux European Film Awards pour Julia Jentsch), Sophie Scholl – Die letzten Tage (Sophie Scholl, les derniers jours - Marc Rothemund), sorti en France le 12 avril 2006, a réalisé 23746 entrées la première semaine et finalement 83571 entrées sur 12 semaines d’exploitation. Ces performances contrastées soulignent la persistance de quelques différences culturelles des deux côtés du Rhin. En effet, le réalisateur a choisi de mettre en images les derniers jours d’une héroïne de la résistance allemande au nazisme appartenant au mouvement appelé „die weiße Rose“, fort bien connu en Allemagne et … un peu moins en France.

Ce n’est pas le premier film consacré au groupe de La Rose Blanche. Deux films rien qu’en 1982 : „Fünf letzte Tage“ (Cinq dernier jours) de Percy Adlon qui choisit de concentrer son propos sur les derniers jours de l’héroïne vus par sa compagne de cellule, Else Gebel, pour faire le portrait d’une jeune femme face à la mort dans un huis clos conforme à la tradition du Kammerspiel et „Die Weiße Rose“ (La Rose Blanche) de Michael Verhoeven dont le temps filmique s’étend sur les dix mois de vie effective du groupe, de mai 1942 à février 1943. Dans les deux films, Lena Stolze compose une Sophie Scholl également très convaincante : l’interprétation de cette grande figure constitue d’évidence une tâche qui dépasse la simple technique de l’acteur. Ce n’est vraisemblablement pas le dernier : un film américain a même été en projet (avec un casting formidable : Albert Finney, Liam Neeson, Tim Robbins…) mais la sortie du film de Marc Rothemund et son succès auraient fait avorter l’entreprise. En revanche, c’est bien le premier qui a été en mesure d’utiliser les archives du Tribunal du Peuple [3] qui a jugé et condamné à mort les membres du groupe „die weiße Rose“. Récupérées après la chute du mur de Berlin, dans celles de la STASI [de la Gestapo à la Stasi, ellipse terrible sur les malheurs du siècle], ces archives ont permis d’avoir accès aux procès-verbaux des interrogatoires et aux minutes du procès. Marc Rothemund a complété son travail de préparation en réalisant des entretiens avec les derniers témoins [4] ou les proches de certains protagonistes comme Walter Gebel, le neveu d’Else Gebel et Willi, le fils de Robert Mohr.

Comme le sous-titre le dit bien, le temps du récit se confond avec les six jours derniers du mouvement, entre la décision de distribuer des tracts à l’Université le mercredi 17 février et l’exécution de Sophie, de son frère Hans et de Christoph Probst le lundi 22 février 1943. La recherche documentaire sérieuse et la sobriété de la réalisation (après un fondu au noir, la date marquée sur l’écran ouvre un récit resserré sur Sophie avec une mise en scène fonctionnelle entièrement au service du propos, récit qui s’achève par une série de photographies des véritables protagonistes [5] de La Rose Blanche) confèrent au film un caractère d’authenticité qui donne toute sa force au portrait de cette véritable héroïne : le silence qui suit la projection, les larmes dans les yeux des spectateurs ou les applaudissements attestent l’efficacité du propos et même si cela peut agacer la critique qui ne s’en laisse pas conter :

"Ours d’argent à Berlin en 2005, ce film édifiant accumule les clichés : musique ronflante, parallèle entre le flic chargé de l’instruction et Ponce Pilate, mystique de l’accusée qui regarde la lumière de sa cellule, juge éructant, dernière entrevue avec les parents avant la guillotine, dernière cigarette et glorification de La Rose blanche, groupe de jeunes résistants allemands qui appela à la chute du IIIe Reich. On aurait mauvaise grâce à prétendre que le martyre de cette fille laisse insensible, mais que de balourdises !" [6]

Sophie refuse l’échappatoire que lui propose Robert Mohr (Alexander Held), l’agent de la Gestapo : plaider l’irresponsabilité en raison de son jeune âge. Au contraire, elle assume ses actes avec fierté [7], tient tête à Roland Freisler (André Hennicke), le procureur nazi hystérique et marche à la mort avec courage. Ce film constitue à l’évidence une leçon de conscience civique jusqu’au martyre dont la dimension christique, fidèle à la foi protestante de Sophie, est, à de nombreuses reprises, soulignée par la mise en images en particulier par les choix de l’éclairage (dans les ténèbres de la cellule, la lumière de la fenêtre illumine d’en haut le visage de Sophie) même si Marc Rothemund préfère y voir un symbole de liberté [8]. Certes, les toutes premières minutes du film la montrent bien s’amusant avec une amie à écouter Billie Hollyday comme le ferait toute jeune fille de son âge. Mais ce prologue ôté, son comportement par la suite représente la quintessence de l’héroïsme. En évoquant George Orwell - "L’important ce n’est pas de vivre, moins encore de réussir, c’est de rester humain" – la Sophie Scholl du film incarne une figure plus qu’humaine : faisant face à la bestialité de ses bourreaux nazis, elle apparaît, ironie grinçante de l’histoire, comme la seule et authentique "Übermensch" !

Une icône officielle

Sans rien ôter à son courage hors du commun et bien réel, la réflexion sur la relation entre cinéma et société doit se libérer de toute forme d’impérialisme du référent [9] pour porter sur le choix de l’histoire officielle qui retient principalement (pour ne pas écrire exclusivement) le mouvement de La Rose Blanche [10] et celui des officiers supérieurs mené par le Comte von Stauffenberg qui perpétra l’attentat manqué du 20 juillet 1944 [11] contre Hitler au Grand Quartier Général de Rastenburg, en Prusse orientale (depuis la fin de la guerre, le 20 juillet est commémoré chaque année). Hors ces deux faits saillants [12], la mémoire officielle éprouve encore bien du mal (pour ne pas écrire se refuse) à prendre en compte l’existence des autres résistants allemands qui furent pourtant extrêmement nombreux malgré la violence barbare de la répression.

Les statistiques des appareils répressifs nazis donnent pourtant une idée précise de l’ampleur quantitative de la résistance en Allemagne [13] : plus de 200 000 personnes sont condamnées pour motifs politiques à des peines de prison, un million sont envoyées dans les camps de concentration, plus de 30 000 sont condamnées à mort et exécutées (soit pour les 12 ans de règne du nazisme, une moyenne de 7 exécutions légales par jour), la plupart du temps pour motifs politiques. Pour autant, la frontière entre droit commun et politique est toujours extrêmement mince sous toutes les dictatures. La criminalisation du mouvement social faisant partie intégrante de la stratégie de terreur mise en place par l’Etat nazi.

"Dans les autres territoires occupés par Hitler, même le criminel de droit commun peut-être considéré comme un martyr. Chez nous, c’est différent : même le martyr peut être certain de passer pour un criminel de droit commun." [14]

Avec le déclenchement de la guerre, la répression a perdu toute mesure et la peine de mort est devenue systématique pour les tribunaux. Ainsi alors qu’en 1936, le Tribunal du Peuple prononce "seulement" 11 condamnations à mort, en 1943, 1662 personnes subissent ce châtiment. Sous la présidence de Roland Freisler [15] qui s’achève le 3 février 1945 lorsqu’un bombardement britannique met un terme à sa sinistre carrière, 2295 sentences de mort sont prononcées. Plus de deux par jour rien que pour le tribunal spécial ! Cette période correspond à une crispation du pouvoir nazi en train de perdre la guerre et qui redoute par dessus tout une réédition des soulèvements populaires de 1918. Environ 90% des procès instruits par le tribunal du Peuple se terminaient alors avec une condamnation à mort ou une peine de prison à vie, souvent décidées avant même le commencement du procès. Sur l’ensemble de son fonctionnement, ce tribunal d’exception a jugé 18000 personnes et en a condamné à mort 5200.

Par ailleurs, les tribunaux ordinaires ont également prononcé des condamnations à mort. Rien que pour l’année 1943, plus de 5300 condamnations à mort ! Le 10 novembre 1944, 13 membres des „Edelweißpiraten“ sont pendus ensemble à Cologne en place publique. Les plus jeunes, Günther Schwarz et Johann Müller, n’avaient que 16 ans. Présents dans les grandes villes, les „Edelweißpiraten [16], évalués à plusieurs centaines de membres (les fiches de la Gestapo en recensent 3000 rien qu’à Cologne), faisaient le coup de poing contre les jeunesses hitlériennes, cachaient des juifs, aidaient les travailleurs forcés en leur donnant de la nourriture ou du sel. Issus de la classe ouvrière, ils partageaient des valeurs socialistes révolutionnaires, communistes ou anarchistes. Bien plus pragmatiques que les étudiants de la Rose Blanche, ils rédigent des tracts beaucoup plus courts qui se résument à quelques formules chocs destinées à frapper les imaginations : „Macht endlich Schluss mit der braunen Horde ! Wir kommen um in diesem Elend. Diese Welt ist nicht mehr unsere Welt. Wir müssen kämpfen für eine andere Welt, wir kommen um in diesem Elend [17]. Ils prennent en compte la réalité de la terreur nazie : si un passant trouve un tract, pris de peur, il n’aura pas le temps de lire un texte plus long.

Evidemment, tous les opposants n’eurent pas la chance de bénéficier d’une procédure légale menée à son terme : arrestations arbitraires suivies de tortures [18], exécutions sommaires, déportations dans des camps de concentration ou enrôlement de force dans des bataillons disciplinaires dont le tristement célèbre 999, furent le sort des autres... Si on ajoute la diaspora des Allemands qui avaient préféré fuir à l’étranger estimée à environ 500.000 personnes, tout compte fait, on peut mesurer l’importance quantitative de la résistance allemande au IIIème Reich qui met en cause radicalement l’image d’unanimisme du peuple allemand plébiscitant Hitler, image encore largement dominante dans les représentations du nazisme.

Il convient également de ne pas oublier la part active prise par les Allemands à l’extérieur des frontières dans la lutte contre le nazisme… En Espagne bien sûr durant la guerre civile mais aussi en France sous l’occupation. Ou ailleurs : à Bir Hakeim par exemple où des Allemands et des Autrichiens anti-nazis combattent dans les Forces Françaises Libres notamment dans la 13e Demi-Brigade de la Légion Etrangère composée en majorité par des Républicains espagnols ou dans les rangs des armées alliées. En France, ils ont été des centaines à prendre une part active dans la Résistance au sein de la section TA (Travail Allemand) de la MOI (Main d’Œuvre Immigrée) ou directement dans les rangs des FFI ou des FTP. Leurs compétences linguistiques étaient utilisées pour infiltrer les services de police ou de renseignement (Gestapo ou la police militaire). Outre des informations précieuses, ils subtilisaient aussi des documents indispensables aux clandestins (Ausweiss, tampons officiels, papiers divers, etc.) et effectuaient des actions de propagande auprès des soldats allemands. Parmi ces résistants, des jeunes femmes remplissaient des missions extrêmement dangereuses mais capitales. Irma Schwager et Dora Schaul, alias Renée Fabre, qui ont survécu ou Irène Wosikowski et Trude Blaukopf qui ont été exécutées, sont, sans aucun doute, de véritables héroïnes.

A quand un grand film franco-allemand pour retracer leur histoire ? Pas avant bien longtemps… Considérés comme des traîtres par les nazis (Hitler donne l’ordre écrit de fusiller les prisonniers Allemands et Autrichiens faits à Bir Hakeim parmi les FFL, ordre que Rommel n’exécute pas), ils continuent d’être l’objet en Allemagne d’un puissant ostracisme qui perdure : en 1994, François Mitterrand qui s’était avisé de leur existence, avait invité des résistants allemands aux cérémonies du 14 juillet mais Helmut Kohl, lui aussi invité, ayant mis son veto, le Président français renonça ; en 2003 après une alternance politique des deux côtés du Rhin, l’Association des résistants allemands dans la Résistance française, présidée par Gerhard Leo [19], a été finalement exclue des festivités du 40ème anniversaire du traité franco-allemand et de l’inauguration de l’ambassade de France à Berlin suite aux pressions du gouvernement allemand (Gerhard Schröder est Chancelier et Joschka Fischer est Vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères).

Ce caractère multiforme de la résistance allemande incarnée par des dizaines de milliers de militants et de simples citoyens courageux contraint à s’interroger sur la focalisation sur La Rose Blanche et plus particulièrement sur Sophie Scholl. Après cette énumération rapide, si Sophie ne peut en aucun cas être considérée comme "une des rares héroïnes de l’histoire allemande", il convient de penser ce choix qui a fini par occulter tous les autres résistants car, en revanche, elle incarne bien "une figure devenue quasiment mythique" [20]. Sa jeunesse [21], 21 ans, ne saurait constituer un élément explicatif suffisant. Sophie Scholl n’est pas la plus jeune victime même du Tribunal du Peuple qui condamna Helmuth Hübener le 11 août 1942 "pour avoir écouté un émetteur étranger et propagé les nouvelles entendues" : il n’avait que 17 ans lorsqu’il fût exécuté le 27 octobre 1942. Membre de l’église de Jésus Christ des saints du dernier jour, Helmuth Hübener avait puisé dans sa foi la force de s’opposer au régime nazi. Mormons et Témoins de Jéhovah, refusaient de prêter serment de fidélité à Hitler et de porter les armes car ils ne reconnaissaient d’autre autorité que Dieu. Appelés Bibelforscher (étudiants de la Bible), les membres de ces sectes protestantes ont été persécutés par les nazis. Dans les camps, ils portaient un triangle violet sur leur uniforme rayé et plus de 2000 y périrent [22].

Dans le film, le temps diégétique (les six derniers jours) et la focalisation sur Sophie Scholl ne permettent pas d’exposer l’environnement historique et les motivations du mouvement [23]. Seule prévaut la confrontation entre l’héroïne et l’enquêteur de la Gestapo. Elle se réduit principalement à un affrontement entre l’humanisme chrétien personnifié si courageusement par la jeune fille et l’athéisme nazi (homme mûr mais sans foi, fils du peuple, il doit tout au Parti nazi, l’enquêteur Robert Mohr affirme avec force, Dieu n’existe pas !, mais finit par être touché par la grâce qui habite la jeune fille). De plus tout comme son frère, Sophie a été séduite par le nazisme lorsqu’elle était enfant puisqu’elle a fait partie, contre l’avis de ses parents, de la ligue des jeunes filles allemandes (Bund Deutscher Mädel ou BDM) ce que Mohr ne manque pas de le lui rappeler. Dans son récit consacré au mouvement, Inge Scholl témoigne également en ce sens :

"Autre chose nous séduisit, qui revêtait pour nous une puissance mystérieuse : la jeunesse défilant en rangs serrés, drapeaux flottants, au son des roulements de tambour et des chants. Cette communauté n’avait-elle pas quelque chose d’invincible ? Quoi d’étonnant à ce que Hans, Sophie, et nous tous, nous trouvions bientôt engagés dans la Jeunesse Hitlérienne ?" [24]

Propre à toutes les rhétoriques idéologiques (même inconscientes), ce "nous tous" englobant pose problème. Obligatoire effectivement à partir de 1938 (obligation accompagnée de peine d’emprisonnement pour les parents réfractaires confirmée le 25 mars 1939 avec le Jugenddienstpflicht), l’adhésion aux Jeunesses Hitlériennes n’allait pas de soi pour "tous" comme l’écrit Inge. En mai 1939, les HJ comptaient 8,7 millions de jeunes Allemands, soit 85,1 % de la population de 10 à 18 ans. Parmi les 15% restants, soit un peu plus de 1,5 million de jeunes allemands tout de même, se trouvaient les apprentis dispensés en raison de leurs horaires de travail, les non-inscrits, ceux qui se faisaient porter malade et ceux que les nazis avaient radiés en raison de leur comportement. Les „Edelweißpiraten“ notamment ont été exclus à cause de leur indiscipline et de leur mauvais esprit forgé dans la rue et conforté par la tradition ouvrière. C’est une des raisons pour laquelle les „Edelweißpiraten“ doivent être "oubliés" afin de préserver du questionnement "tous" les Hitlerjugend encore en vie, comme le petit Joseph Ratzinger par exemple [25]

Hors contexte, l’engagement de Sophie Scholl apparaît comme le fruit d’un cheminement intellectuel qui a engendré une prise de conscience plus individuelle que collective. Or même au sein du groupe, il existe des différences d’appréhension et d’analyse ; le contenu des tracts l’atteste bien… Hans Scholl et Alexander Schmorell rédigent les cinq premiers tracts et Kurt Huber le sixième et dernier. Pour les quatre premiers envoyés par la poste à des intellectuels (écrivains, professeurs, médecins) de Munich, ils utilisent un langage classique en citant Goethe, Schiller, Novalis, la Bible mais aussi Lao-Tseu et Aristote. Rédigé pendant l’hiver 42-43, au paroxysme de la bataille de Stalingrad, le cinquième tract est beaucoup plus politique. Plus resserré et intitulé "Appel à tous les Allemands", il est distribué à des milliers d’exemplaires dans plusieurs grandes villes (Munich, Ausbourg, Stuttgart, Francfort, Salzbourg et Vienne) ; il en appelle à une Allemagne débarrassée du nazisme dans une Europe fédérale et socialiste même s’il s’agit d’un socialisme raisonné ! :

"Nur eine gesunde föderalistische Staatenordnung vermag heute noch das geschwächte Europa mit neuem Leben zu erfüllen. Die Arbeiterschaft muss durch einen vernünftigen Sozialismus aus ihrem Zustand niedrigster Sklaverei befreit werden. Das Truggebilde der autarken Wirtschaft muss in Europa verschwinden. Jedes Volk, jeder einzelne hat ein Recht auf die Güter der Welt !" [26]

Le sixième tract, rédigé par Kurt Huber après la défaite de Stalingrad, en février 1943, est diffusé à plus de 2000 exemplaires. Plus court, il s’adresse à nouveau aux étudiants et en appelle au soulèvement des consciences pour mettre un terme à la tragédie et à l’asservissement de l’Europe par le national-socialisme.

Dans son entretien avec Margret Köhler, Marc Rothemund assume et justifie son choix ; à la question, "Warum haben Sie sich nicht auf Hans Scholl konzentriert ?", il répond :

"Er ist der politische Kopf von Anfang an, ein Intellektueller, ein Kämpfer. Für mich war es spannend, herauszufinden, wie ein kleines Rädchen im Getriebe der Gestapo reagiert, wie die junge Frau damit umgeht, wie ihr Nervenkostüm beschaffen ist." [27]

Cette mise à l’écart du politique lui permet de construire une fiction unanimiste et d’éviter ainsi de segmenter le public : en l’espèce, cet apolitisme revendiqué remplit deux fonctions complémentaires à la fois idéologique et commerciale.

Par ailleurs, les actions de La Rose Blanche sont restées uniquement pacifiques : distribution de tracts et inscription de slogans dans la rue appelant à la fin de la guerre. A aucun moment, ses membres ont lutté concrètement contre le régime nazi et, a fortiori, ils n’ont jamais utilisé d’armes contre d’autres Allemands. Toute rébellion en temps de guerre est qualifiée de trahison devant l’ennemi et sévèrement sanctionnée dans toutes les armées du monde. Et pour toute personne construite par des valeurs patriotiques (pour ne pas écrire nationalistes), la décision de prendre les armes contre ses propres concitoyens est fortement perturbante :

"12 janvier 1943 : Je me fais parfois l’effet d’être une chandelle qui se consume par les deux extrémités à la fois. Là-bas, frères et amis qui se battent pour la victoire, à la pensée de laquelle je ne puis m’empêcher de frémir. Hitler, maître de l’Europe ? […] Est-il toutefois permis de souhaiter la défaite de son propre pays ? N’est-ce pas contre nature ? " [28]

Sans même évoquer la forte tradition militariste de la Prusse… Exceptée contre Hiter [29], toute forme de lutte armée souffre d’un fort discrédit en Allemagne [30]. Toujours aujourd’hui, le recours à la violence même contre les nazis a du mal à être légitimé tant il matérialise une guerre civile qu’il convient d’occulter.

Enfin, le refus de Sophie de tout compromis avec ses juges et sa mort en font un martyr littéralement hors du commun. En conséquence, cette héroïne exceptionnelle ne porte aucunement atteinte au mythe fondateur [31] mis en place à la fin de la guerre en Allemagne fédérale afin de reconstruire une unité nationale intégrant un passé monstrueux très proche. Depuis lors prévaut en Allemagne que la culpabilité du peuple allemand est effective mais collective (la notion de Tätervolk) : tous coupables certes mais uniquement d’avoir donné ensemble le pouvoir au Moloch. Dans sa naïveté ou son immaturité démocratique et dans les souffrances réelles d’une reconstruction chaotique, le peuple a été abusé par des démons et, in fine, en a été la victime. Car une fois au pouvoir, l’appareil de terreur mis en place par les nazis était si implacable (et les chiffres donnés plus haut l’attestent indubitablement) qu’il ne restait plus qu’un choix à la population : l’obéissance ou la mort. Coupable collectivement mais finalement innocent individuellement : la fonction de toute idéologie est de préserver l’unité en niant toutes les contradictions.

Dans ce cadre de représentations, la figure christique de Sophie Scholl ne perturbe pas les dogmes idéologiques bien au contraire puisqu’elle dit à la fois l’exception et le sacrifice ultime. Elle a donc été instrumentalisée pour construire et défendre le mythe fondateur de la république fédérale. Et cette instrumentalisation [32] a débuté dès la nouvelle de l’exécution connue par les alliés. Le dernier tract de La Rose blanche est transmis en mars 1943 aux britanniques qui organisent un largage massif sur le territoire allemand durant l’été. Thomas Mann rend hommage aux martyrs de La Rose Blanche lors d’une émission radio dès le 27 juin diffusée depuis la Grande-Bretagne en reprenant la fin du 6ème tract :

"Courageux, magnifiques jeunes gens ! Vous ne serez pas morts en vain, vous ne serez pas oubliés. Les nazis ont élevé des monuments à de solides apaches, à de vulgaires tueurs ; la révolution allemande, la vraie, les détruira et à leur place, elle immortalisera vos noms, vous qui saviez et qui proclamiez, alors que la nuit couvrait l’Allemagne et l’Europe, qu’il naissait une foi nouvelle, la foi en l’honneur et en la liberté."

Depuis la fin de la guerre, cette instrumentalisation sert également d’écran pour occulter les autres formes de résistance susceptibles de menacer l’édifice idéologique construit dans le contexte de la guerre froide. Par ailleurs, il est important que le peuple allemand dans son ensemble soit coupable pour justifier l’occupation militaire.

Considérés comme au service d’une puissance étrangère, totalitaire de surcroît, les communistes ne sont tout simplement pas pris en compte en RFA durant toute la période de la guerre froide : les résistants communistes ne pouvaient pas être considérés comme combattant pour la liberté puisqu’ils étaient des agents d’un des plus terribles régimes et qu’ils avaient œuvré à remplacer un régime de non droit atroce par une nouvelle dictature. Conforté par le blocus de Berlin et la répression anti-ouvrière du 17 juin 1953, le sentiment anti-communiste demeurait très fort et servait même de ciment à la toute nouvelle entité politique, en première ligne dans la guerre froide. D’autant qu’en face, la résistance des communistes a été utilisée pour fonder et pour asseoir la légitimité de la RDA ; la république démocratique s’est construite en renversant le mythe fondateur de la RFA : tous résistants en RDA contre tous victimes des nazis à l’Ouest du rideau de fer. La RDA prétendait même se présenter comme l’incarnation unique de la résistance au nazisme et plus largement au fascisme qui continue d’exister à l’Ouest sous de nouvelles formes. Ainsi, les conjurés du 20 juillet 1944 n’étaient pas considérés comme des résistants car ils ne voulaient que mettre un terme à la guerre à l’Ouest afin de permettre à l’Allemagne aidée des Occidentaux d’abattre l’Union Soviétique et, au fond, s’ils condamnaient les méthodes nazies, ils en partageaient les buts. Selon Walther Ulbricht en 1955 :

"Devant la catastrophe qui s’annonçait, ce sont les mêmes forces qui ont porté Hitler au pouvoir et qui avaient soutenu la politique de l’impérialisme fasciste allemand, tant qu’il y eut des succès militaires, qui ont sauté du train tombant dans l’abîme afin de sauver les fondements de l’hégémonie capitaliste. "

Evidemment, les autres mouvements politiques anti-nazis que l’on ne saurait soupçonner d’appartenir à la mouvance réactionnaire, étaient tout simplement passés sous silence… L’assimilation de la révolution et du mouvement ouvrier aux communistes sert, dans ce cadre également, aussi bien les intérêts idéologiques des staliniens (depuis octobre 1917, ils légitiment leur domination du mouvement ouvrier en prétendant être les seuls à incarner la révolution et, après 1945, la résistance) que les tenants de l’Etat fédéral qui ne voulaient surtout pas prendre en compte la réalité de la segmentation de la société allemande face au nazisme. Les nazis avaient usé également de cet artifice à l’efficacité attestée : toutes oppositions ouvrières étaient stigmatisées de bolchevistes ou de marxistes : dans les statistiques de la Gestapo, les sociaux-démocrates sont toujours qualifiés de marxistes. Entre les deux Etats, la résistance va donner lieu à une véritable guerre des mémoires [33] qui va s’atténuer progressivement : après la réunification, les perceptions évoluent progressivement avec la disparition et des protagonistes et des enjeux directement politiques liés à l’affrontement des deux blocs.

La disparition

Pour autant, tous les résistants au nazisme n’ont pas toujours trouvé une place dans les représentations collectives. Ainsi, la mémoire de la résistance anarcho-syndicaliste ne survit plus que dans le mouvement anarchiste [34]. Dans l’ouvrage de Gilbert Merlio, deux chapitres sont consacrés à "la résistance ouvrière de gauche", le premier [35] pour les communistes et le second pour les sociaux-démocrates et la légende de l’iconographie respecte ce choix : seuls des communistes et des sociaux-démocrates semblent arriver au camp d’Oranienburg aménagé début mars 1933 dans une ancienne brasserie dans les faubourgs de Berlin. Cette présentation des faits est dominante.

Journal destiné aux collégiens, L’Actu consacre son dossier de rentrée à Guy Môquet et à la résistance. A la question de Thomas, 12 ans élève de 5ème à Colombes, Y avait-il, en Allemagne des résistants au nazisme ?, le journal répond :

"Oui, depuis l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir en 1933. Parmi les plus actifs, les communistes du groupe Orchestre rouge, les étudiants chrétiens de la Rose Blanche… Des officiers ont également tenté de renverser ou de tuer Hitler. Des centaines de milliers d’opposants et de résistants allemands ont été arrêtés, emprisonnés, exécutés…" [36]

Dans l’exposition "Des Allemands contre le nazisme 1933-1945" organisée en 1996 à Paris et conçue par les autorités les plus légitimes en la matière [37], seuls les communistes et les sociaux-démocrates sont cités pour représenter l’opposition politique :

"L’incendie du Reichstag, le 27 février 1933, fournit à Hitler le prétexte pour suspendre, dès le lendemain, toutes les libertés individuelles. De nombreux communistes et sociaux-démocrates sont arrêtés puis, peu après, transférés dans les camps de concentration de Dachau et d’Oranienburg, créés pour mettre les opposants politiques à l’écart parce qu’ils "menacent la sécurité de l’Etat"." [38]

Le très officiel Mémorial de la Résistance allemande de Berlin recense parmi les résistants issus du mouvement ouvrier les communistes, les sociaux-démocrates et les syndicalistes :

„Schon vor 1933 haben sich Kommunisten, Sozialisten, Sozialdemokraten und Gewerkschaftsmitglieder gegen die Ideen und Ziele Hitlers zur Wehr gesetzt.“

Dans le volumineux article de Wikipedia en français qui utilise comme source principale Günther Weisenborn et son ouvrage Une Allemagne contre Hitler, trois paragraphes sont consacrés à la résistance politique : le SPD, le KPD et la résistance communiste indépendante du KPD. Pourtant travaillant à partir des archives de la Gestapo, Günther Weisenborn utilise un rapport de 1937 sur les "activités des communistes, des marxistes et des anarcho-syndicalistes" [39], rapport qu’il cite dans le chapitre consacré aux anarcho-syndicalistes :

"Les anarcho-syndicalistes essaient encore de nos jours de maintenir leurs anciennes structures politiques, et nous en voulons pour preuve les arrestations que nous avons opérées durant l’année 1937 ; 200 membres ont été appréhendés sur la totalité du territoire."

L’auteur du rapport poursuit :

"Les hommes arrêtés sont tous des partisans convaincus du mouvement anarcho-syndicaliste, et ils sont tellement convaincus de la justesse de leurs idées qu’ils ne pourront que difficilement être rééduqués pour devenir des membres utiles à la communauté du peuple allemand." [40]

Les anarcho-syndicalistes irrécupérables pour les nazis, un bel hommage (involontaire) de la part du bureaucrate de la terreur qu’il réserve, du reste, aux anarchistes.

Un site en français est entièrement dédié à la résistance allemande (http://resistanceallemande.online.fr/) et bénéficie de la caution scientifique de l’Université de Haute Bretagne Rennes2. A travers ses différents chapitres (Sociaux-démocrates, Communistes, Eglises & Résistance, La Résistance juive, Aide aux persécutés, Beck et Goerdeler, L’Orchestre Rouge, La Rose Blanche, Le cercle de Kreisau, Attentats, Le 20 juillet 1944, Exil & Résistance), il reprend la version dominante et, évidemment, lorsqu’il s’agit d’évoquer la participation des Allemands dans la guerre d’Espagne, ils se retrouvent tous enrégimentés dans les brigades internationales, "les meilleurs, les alliés les plus efficaces de la République" selon Dolores Ibárruri :

"Environ 5 000 Allemands, pour la plupart des communistes et des socialistes, se sont engagés à partir de 1936 dans la guerre civile d’Espagne aux côtés des Républicains, au sein des Brigades Internationales ; les deux tiers d’entre eux sont morts au combat."

Débutée dès 1917, la récupération idéologique de la Révolution par les communistes a vraiment fonctionné à la perfection pour la guerre d’Espagne grâce au mythe des Brigades Internationales, qui est devenu une sorte de synonyme commode pour évoquer l’engagement des étrangers dans le conflit espagnol ; ce synonyme utilisé bien au-delà des compagnons de route communistes contribue à entretenir la confusion [41]. Pourtant, les Brigades n’ont été créées officiellement qu’en septembre 1936 et n’ont commencé à être opérationnelles qu’à partir de décembre : les combats décisifs de l’été et de l’automne notamment dans la défense de Madrid ont été menés sans elles et les étrangers dont les Allemands bien sûr présents en Espagne ne les ont pas attendues y pour prendre part. Sans évoquer les divisions et les luttes idéologiques et politiques au sein du mouvement ouvrier qui ont pris un tour sanglant en Allemagne comme en Espagne notamment après mai 1937 : philosophe, écrivain et anarchiste italien, Camillo Berneri et Francesco Barbieri, un compagnon anarchiste italien, sont assassinés par la G.P.U à Barcelone, dans la nuit du 5 au 6 mai.

Forcément simplificatrice et idéologique, la mémoire officielle ne retient que les partis institutionnels : sociaux-démocrates et communistes. Pourtant, dans le camp d’Oranienburg, au moins un anarchiste fort connu a été emprisonné avant d’y être assassiné le 10 juillet 1934 ; George Grosz a même peint un tableau célèbre et intitulé, C’était un écrivain, pour rendre compte de ce crime qui a suscité un grand émoi dans l’intelligentsia. A la fois publiciste [42] et poète [43] renommé, Erich Mühsam a été effectivement arrêté le 28 février 1933, le lendemain de l’incendie du Reichstag puis envoyé au camp d’Oranienburg dès son ouverture : ni les sociaux-démocrates, ni les communistes n’ont pu physiquement l’y précéder [44]. Gilbert Merlio fait bien une référence à l’arrestation de Mühsam (p.54) mais dans le chapitre consacré à la résistance communiste et il le classe dans la catégorie des "intellectuels de gauche mis sous les verrous" en compagnie de Ludwig Renn et Egon Erwin Kisch, deux intellectuels communistes futurs combattants des Brigades Internationales et du prix Nobel de la paix, Carl von Ossietzky. Catégorie bien hétéroclite assurément et même choquante pour qui se souvient (mais qui s’en souvient ? Question de mémoire toujours !) du sort funeste réservé aux anarchistes par les communistes en URSS à Kronstadt ou en Ukraine ou durant la guerre d’Espagne à Barcelone ou à Madrid (Cf. plus haut !).

Quoi qu’il en soit, les deux communistes ne sont pas restés bien longtemps sous les verrous et ont survécu à la guerre. Arnold Friedrich Vieth von Golßenau, alias Ludwig Renn, est resté deux ans en prison avant de rejoindre le Bataillon Thälmann des Brigades Internationales, membre du SED, il meurt en DDR en 1979 ; quant à Egon Erwin Kisch, il a tout de suite été relâché en raison de sa nationalité tchécoslovaque et il est mort à Prague en 1948. Ce n’est pas vraiment le cas du successeur de Kurt Tucholsky à la direction de Die Weltbühne (La Scène mondiale), le grand hebdomadaire culturel de la République de Weimar résolument anti-nazi : libéré qu’en novembre 1936 car gravement malade et après avoir reçu le prix Nobel de la Paix suite à une campagne internationale, Carl von Ossietzky est mort le 4 mai 1938. Quant à l’anarchiste Erich Mühsam, il a été humilié, martyrisé pendant toute sa détention avant d’être finalement assassiné par ses geôliers dans la nuit du 9 au 10 juillet 1934.



C’était un écrivain
, George Grosz, 1934

Erich Mühsam n’est évidemment pas le seul anarchiste emprisonné et assassiné par les nazis… Comment pourrait-il en être autrement en Allemagne où, à côté du SPD puissant, légaliste et bureaucratisé et du KPD totalement inféodé à Moscou, existait un mouvement anarchiste depuis la moitié du XIXe siècle qui, a de surcroît, connu un renouveau dans les années 20. Après la première guerre mondiale, les anarchistes participent à la révolution des Conseils et la répression ne les épargne pas. La doxa retient principalement l’assassinat le 15 janvier 1919 à Berlin de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg et oublie Gustav Landauer… Publiciste anarchiste et théoricien important du socialisme non autoritaire et notamment des conseils ouvriers, Gustav Landauer, né le 7 avril 1870 à Karlsruhe, est abattu à Munich le 2 mai 1919 par les corps francs envoyés pour mater la Bayerische Räterepublik (République des conseils de Bavière) à laquelle il a pris part [45]. Suite à ses événements tragiques qui creusent un large fossé entre sociaux-démocrates et mouvement révolutionnaire, les anarchistes se regroupent principalement autour du syndicat de la Freie Arbeiter Union Deutschlands (FAUD). Crée en décembre 1919, l’organisation comptera des milliers de cotisants dans les années vingt ; son hebdomadaire, Der Syndikalist, est tiré à 100.000 exemplaires. La FAUD a son organisation de jeunesse, la Syndikalistische anarchistische Jugend Deutschlands (SAJD) qui publie un journal Junge Anarchisten. Fritz Kater dirige la maison d’éditions de la FAUD dont le catalogue fournit une bibliographie impressionnante sur l’anarchie et le mouvement révolutionnaire. Des militants comme Helmut Rüdiger théoricien du fédéralisme, Augustin Souchy, Arthur Lehning ou Rudolf Rocker (1873-1958, une des figures les plus marquantes de l’anarchisme du XXe siècle et auteur d’un ouvrage théorique d’importance, Nationalisme et Culture, qui est enfin disponible en français aux Editions Libertaires) font de la presse de la FAUD, par leurs articles ou écrits, un remarquable outil de formation et de propagande. En parallèle à la FAUD, existe également la Föderation Kommunisticher Anarchisten Deutschlands (FKAD) qui, sous l’égide de Rudolf Großmann plus connu sous son pseudonyme de Pierre Ramus, publie un journal Der freie Arbeiter et un mensuel pour la jeunesse Freie Jugend.

Dès 1933, les militants anarchistes furent pourchassés, emprisonnés et assassinés, leurs locaux mis à sac, leurs organes de presse interdits… Passés dans la clandestinité, les anarchistes tenteront d’organiser leur résistance : réseau pour fuir l’Allemagne, soutien à la révolution espagnole, etc. En exil, ils fondent en 1933-1934 le groupe Deutsche Anarcho-syndikalisten avec un bureau à Amsterdam. Après le 19 juillet 1936, beaucoup de militants se rendent en Espagne pour participer à la Révolution. Le bureau des DAS à Barcelone qui coordonne la participation des anarchistes allemands, compte une vingtaine de militants aguerris dont notamment Helmut Rüdiger et Augustin Souchy. Symbole fort, le 22 novembre 1936, c’est Carl Einstein [46], membre des DAS, qui rédige l’éloge funèbre pour l’enterrement de Durruti ; diffusé par la radio de la CNT/FAI, Radio Barcelone, ce texte réaffirme, à un moment crucial, les grands principes anarchistes notamment en matière de conduite de la guerre révolutionnaire : "C’est un idéal et non la parade au pas de l’oie qui règle la discipline de la Colonne Durruti".

En Allemagne, comme les autres mouvements de résistance, les anarchistes n’échappèrent pas à la répression violente et furent décimés. D’autant que le déclenchement de la Révolution espagnole, en 1936, a donné une nouvelle impulsion au mouvement anarcho-syndicaliste et provoqué une nouvelle vague de répression. Au début de 1937, la Gestapo arrête, en peu de temps, cinquante anarcho-syndicalistes de Duisburg, de Düsseldorf et de Cologne, parmi eux, Julius Nolden, le responsable de la FAUD de Rhénanie. D’autres arrestations suivent, portant à quatre vingt-neuf le nombre de membres de la FAUD entre les mains de la Gestapo. Jugés pour "préparation d’actes de haute trahison" en janvier et février 1938, six acquittements pour absence de preuves sont prononcés, les autres prévenus sont condamnés à des peines de prison allant de plusieurs mois jusqu’à six ans de réclusion. Julius Nolden purge sa peine dans le pénitencier de Lüttringhausen jusqu’à sa libération par les Alliés le 19 avril 1945.

Il est à noter que jusqu’à la guerre, la répression "légale" reste modérée ; ce qui montre bien que même le système totalitaire sûrement le plus abouti ne parvient pas à réduire toutes les contradictions, à contrôler tous les pans de la société. Des magistrats et des policiers ont tenté de continuer de respecter une certaine forme de légalité en appliquant le droit même largement amendé par les nazis. En ces temps déraisonnables, une condamnation à des peines d’emprisonnement par un tribunal pouvait apparaître vraiment comme un moindre mal enviable. Dans son récit sur les années passées dans la clandestinité à Berlin de Konrad Latte, Peter Schneider note :

"Comment les sœurs survécurent d’abord à Auschwitz, puis au camp de la mort de Bergen-Belsen, il faut le lire dans le livre d’Anita Lasker-Wallfisch. Il suffit de mentionner ici une vésanie bureaucratique dans l’appareil faussement légal de la persécution nazie. C’est sans doute à cette absurdité que les deux sœurs durent leur survie.

Leur tentative de se soustraire à la déportation grâce à de faux papiers était un crime selon les lois de la justice nazie. Et puisque c’était un crime, les sœurs devaient être inculpées et traduites devant un tribunal. Mais la procédure pénale arracha provisoirement les deux délinquantes des griffes de la Gestapo. Dès lors, elles ne pouvaient plus être tout simplement déportées ; elles devaient d’abord se justifier devant un tribunal et ensuite purger la peine prononcée. Les juges, qui connaissaient sans doute leur père, firent de leur mieux pour condamner les jeunes Lasker le plus lourdement possible — ils savaient que la prison leur offrait la meilleure protection contre la déportation et la mort. De fait, le procès intenté contre les sœurs et la peine de prison qui suivit retardèrent d’un an et demi leur déportation à Auschwitz." [47]

En revanche, un grand nombre des membres des appareils répressifs d’Etat a été gagné par l’idéologie nazie et a vite compris que, non seulement, il jouissait d’une impunité absolue mais que de leur zèle à ne pas respecter le cadre légal dépendait la progression de leur carrière. Enfin, à côté des appareils traditionnels, ont rapidement proliféré des organisations strictement nazies qui n’obéissaient qu’à leur idéologie mortifère. En conséquence, d’autres anarchistes eurent bien moins de chance : outre Erich Mühsam ou Emil Mahnert qui meurt lors de son interrogatoire, Ernst Holtznagel, envoyé dans le bataillon disciplinaire 999, fut tué au front, Michael Delissen de Monchengladbach fut battu à mort par la Gestapo en décembre 1936, Anton Rosinke, militant bien connu de la FAUD de Düsseldorf fut assassiné en février 1937 et Wilhelm Schmitz [48] mourut, en prison le 29 janvier 1944, etc.

Ces données succinctes attestent a minima de l’existence des anarchistes en Allemagne et de leur occultation par l’histoire dominante qui préfère passer sous silence leur participation à l’histoire de la période nazie en Allemagne. La réduction de "la résistance ouvrière de gauche" aux seuls partis officiels (SPD et KPD) y compris dans des travaux d’universitaires pose avec acuité la question de la constitution de la mémoire historique qui fonctionne nécessairement à l’amnésie élective [49] dans un procès de constitution d’identités collectives.

"La construction d’une identité collective n’est jamais le simple produit d’une sorte de sédimentation historique : elle est un processus continu de sélection et de ré-appropriation des éléments historiques guidé par les stratégies d’acteurs sociaux, politiques, économiques, médiatiques." [50]

Les mémoires collectives se construisent, en effet, à partir de groupes constitués qui les portent parce qu’ils utilisent, dans un mouvement dialectique, cette mémoire commune pour dire leur unité et fonder leur identité collective en interne et leur légitimité à la fois à l’intérieur du groupe et dans l’ensemble du corps social [51]. Les communistes allemands ont disposé de l’ensemble des appareils idéologiques d’un Etat pendant 40 ans et du relais de tout le mouvement communiste mondial qui a fait de son combat contre le nazisme son instrument privilégié de légitimation (La Grande Guerre Patriotique pour les soviétiques, le PCF et ses 75000 fusillés  ! [52]) ; présents au Parlement de la RFA, les socialistes ont bien sûr veillé à la prise en compte de leur participation à la résistance au nazisme. A l’instar des sectes protestantes qui ne disposent pas de la légitimité et de la puissance des grandes églises institutionnelles, les anarchistes n’ont pu compter que sur eux-mêmes pour lutter contre l’oubli de leur participation à cette histoire terrible tant ils continuent de troubler les représentations officielles [53]

Remigranten“ et „Druckeberger

Si les émigrants de retour en Allemagne [54] ont été si mal accueillis, c’est parce qu’ils remettaient en question le dogme dominant également. Surnommés „Druckeberger“ (lâcheurs), il leur était reproché de ne pas avoir vécu les malheurs du peuple allemand et d’avoir abandonné leurs compatriotes dans une période difficile. Pire, ils sont même accusés d’avoir trahi en se mettant au service des alliés. Beaucoup n’ont pas pu s’adapter à la nouvelle Allemagne et ont préféré l’exil. Sûrement la plus célèbre de ces „Remigranten“ haïs, Marlène Dietrich a fini sa vie à Paris avant d’être inhumée à Berlin. D’autres, ne supportant pas cette situation, ont mis fin à leurs jours : Klaus Mann s’est suicidé à Cannes en mai 1949… Même Willy Brandt fut victime de campagnes de dénigrement lorsqu’il accéda aux responsabilités politiques : ses adversaires rappelèrent son passé d’exilé revenu en Allemagne sous l’uniforme norvégien. Le chancelier Konrad Adenauer stigmatise son futur successeur à la Chancellerie comme un "personnage douteux" afin de le disqualifier.

En fait, par leur simple existence, les „Remigranten“ montraient qu’il avait été possible de dépasser l’alternative "la soumission à l’ordre nazi ou la mort" et cela autrement qu’en résistant : il était possible de quitter simplement le pays. Même pour une opposante déterminée à la politique nazie, ce n’était assurément pas chose facile comme le note Ursula von Kardorff dans son journal :

"8 février 1943 : Je réfléchis : fuir ? Sans mes frères, sans mes parents, sans amis ? Plutôt mourir, je suis bien trop attachée à ce pays. L’émigration à l’étranger, à la merci du bon vouloir des autres qui de toute manière nous haïssent, ce serait trop terrible à supporter." [55]

Du reste malheureusement, bon nombre de citoyens allemands considérés comme juifs par les Lois de Nuremberg ont de fait trop attendu [56]. Enfin, il ne faudrait pas oublier le peu d’empressement (c’est un euphémisme !) des autres pays à accueillir les réfugiés allemands.

"Après le dîner, la famille feuilletait un atlas et se demandait dans quel pays on pourrait fuir. L’idée d’émigrer répugnait déjà à la mère de Konrad. Elle tenait aux amis qu’elle avait gardés, aux meubles qui lui restaient, à la musique et à la culture allemandes. Il n’en allait pas autrement du père. Mais ils ne se faisaient pas d’illusions. A tous, il était clair qu’ils devaient tenter de s’échapper de l’Allemagne nazie. Mais dans quel pays fuir : l’Uruguay, où des frères et sœurs de la mère avaient trouvé refuge ? Le Mexique, l’Equateur, le Chili ? Seule, une poignée de pays s’étaient déclarés prêts à recevoir les juifs évadés de l’Allemagne nazie. Et chaque pays posait aux émigrants des conditions qui, en tout cas, pour les Latte, étaient irréalisables. […] Restaient l’Australie ou la Chine. Mais qu’est-ce qu’un juriste allemand ferait de ses connaissances à Shanghai ?" [57]

D’autres ayant perçu tout de suite le danger ont pris leur décision sans attendre. Pour le cinéma, un millier de professionnels a quitté l’Allemagne dès 1933 et tous n’étaient pas directement menacés [58]. Bien au contraire, Fritz Lang a préféré l’exil à la direction du cinéma allemand que lui proposait Goebbels, grand admirateur du metteur en scène de Metropolis. Il s’agissait bien d’une question de clairvoyance puis de choix politiques [59] et il convient donc de toujours différencier.

asociaux ou politiques ?

Dernier point, à l’intérieur, les actions de résistance des "inorganisés" comme les „Edelweißpiraten“ étaient qualifiées par les autorités nazies comme des faits anti-sociaux afin d’en réduire la portée politique (manœuvre habituelle de tous les pouvoirs consistant à transformer les actions politiques en délits ou crimes de droit commun !) et d’éviter toute propagation du mauvais exemple : l’enrôlement dans un bataillon disciplinaire ou l’internement dans un camp de concentration étaient préférables à un procès et d’une efficacité tout aussi radicale. Des camps de concentration ont même été créés spécialement pour accueillir les mineurs asociaux : à Moringen pour les garçons et à Uckermark, près de Ravensbrück pour les filles. "Comme la criminalité a ses racines dans l’asocialité et y puise constamment son renouvellement" (circulaire du 1er juin 1938 de Heydrich), les asociaux seront arrêtés de manière préventive afin d’endiguer le crime [60]... Et aussi pour fournir des bras à l’industrie de guerre en train de se développer. Conformément à la définition nazie de l’asocialité [61], les motifs d’internement utilisés par la Gestapo étaient extrêmement lâches : inéducable, asocial, contestataire, criminel, ayant rompu son contrat de travail, coupable de fainéantise, sabotage, refus du service dans la HJ. Entre la grande vague d’arrestations des politiques suite à l’incendie du Reichstag et la Nuit de Cristal le 9-10 novembre 1938, les asociaux formeront une grosse partie des internés dans les camps de concentration. Parmi eux, des „Edelweißpiraten“ et des Swing-Kids de Hambourg furent internés à Moringen en tant qu’asociaux.

Le jugement officiel n’a pas été vraiment révisé après guerre ; loin s’en faut ! Né le 6 janvier 1928 à Dortmund dans un quartier d’ouvriers et dans une famille anarchiste, Kurt Piehl fait partie des „Edelweißpiraten“. Arrêté plusieurs fois, il blesse même un agent de la Gestapo lors d’une interpellation. De retour à Dortmund en juin 1949, il est interpellé et incarcéré dans la prison qu’il connaît bien pour y avoir été torturé. Le mandat d’arrêt qui date de la période nazie porte sur trouble à l’ordre public accompagné de coups et blessures graves. Deux anciens agents de la Gestapo qui poursuivent leur carrière dans la police de la république fédérale comme la majorité de leurs collègues (les années effectuées entre 1933 et 1945 seront prises en compte pour le calcul de la retraite de la plupart des agents de la Gestapo : la République Fédérale a tenu à récompenser les fidèles serviteurs de l’Etat nazi après avoir utilisé leurs compétences [62]) viennent témoigner. Heureusement, le juge ne pousse pas l’impudence jusqu’à le condamner et le déclare non coupable pour cause de légitime défense [63]. Toujours après-guerre, la mère de Bartholomäus Schink, exécuté le 27 octobre 1944 avec ses 12 camarades des „Edelweißpiraten“, a entrepris une procédure de réhabilitation dès 1952 qui s’est soldée par une série de jugements successifs en 1957, 1958 puis à nouveau en 1978 qui l’ont tous déboutée en confirmant le jugement nazi. Dogme fondateur de tout Etat : l’infaillibilité de ses corps constitués notamment la Justice ne doit jamais être mis en question même dans les périodes où l’Etat de droit a été bafoué [64]. En 1984, la sœur de Barthel Schink a reçu en son nom la distinction de Juste parmi les Nations de la part du mémorial de Yad Vashem, distinction que reçoit également un survivant du groupe, Jean Jülich. La procédure est alors reprise une nouvelle fois et enfin aboutit à la réhabilitation des 13 victimes de la barbarie nazie et globalement de tous les membres des „Edelweißpiraten“. Depuis le 9 novembre 2003 à Cologne, une plaque rappelle le sacrifice des „Edelweißpiraten“, une rue porte le nom de Bartholomäus Schink et même un Festival de musique au nom du groupe est organisé en Rhénanie depuis juin 2005 avec la participation des derniers survivants comme Jean Jülich ou Gertrud Koch… La reconnaissance des „Edelweißpiraten [65] comme authentiques résistants commence à vraiment s’amorcer : il était temps.

Widerstand“ et/ou „Resistenz

En fait, il existe un débat central par rapport à la résistance allemande sur la qualification même des faits de résistance, débat ouvert notamment dans les années soixante-dix par les travaux de Martin Broszat, directeur du prestigieux Institut d’histoire contemporaine de Munich. Pour l’école dite "fondamentaliste", seule peut être considérée comme „Widerstand“ la véritable résistance politique ou éthique des élites ou de groupes dûment organisés et identifiables visant à abattre le régime nazi. Pour l’école "sociétale", la „Resistenz“ (en allemand immunité) regrouperait tous les faits individuels actifs ou même passifs de refus de l’idéologie nazie, faits qui doivent être pris en compte, selon ces historiens, pour tracer un tableau fidèle de la réalité et de la complexité de la société allemande sous le IIIe Reich. Mais c’est précisément cette idée de complexité qui implique l’existence de segmentations et de contradictions que refuse de prendre en compte toute idéologie nationale. En conséquence, dans la mesure, pour reprendre Renan, où "le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger", les travaux de l’école "sociétale" pouvaient être considérés comme subversifs et c’est pourquoi ils ont été combattus par les historiens conservateurs.

Dans L’espèce humaine, Robert Antelme prend position dans le débat, avant même sa formulation, en soulignant toute l’importance qu’il accorde à des gestes modestes accomplis par les Allemands qu’il côtoie. Ces actes qui constituent pour lui autant de négations de l’idéologie nazie, l’aidèrent à survivre autant physiquement qu’intellectuellement. Ainsi, a-t-il été sauvé de la déshydratation par un paquet de sel laissé intentionnellement par un ouvrier allemand ; une ouvrière lui a donné un morceau de pain qu’il conservera précieusement dans sa poche, car "Mie et croûte ; c’est de l’or. (…) Ce n’est pas du pain de l’usine Buchenwald (…) ; c’est du pain humain" [66] ; un Rhénan lui a serré la main alors que "Cela aussi coûtait le lager". Pour Robert Antelme, il est clair que : "Tout rapport humain, d’un Allemand à l’un de nous, était le signe même d’une révolte décidée contre tout l’ordre SS" [67]. Oui, révolte décidée car la répression était telle que ces Allemands savaient pertinemment ce qu’ils risquaient et révolte décidée qui donnait raison à Robert Antelme. Pour tenir, il ne cesse de réaffirmer ce qui donne sens à son combat et, par conséquent, au calvaire qu’il endure : l’unité de l’espèce humaine. Par conséquent, n’ayant pas réussi à extirper le sens de l’humanité a minima de ces Allemands là comme à détruire en lui, malgré toutes les humiliations et tous les mauvais traitements, son sentiment d’appartenir à l’espèce humaine, les SS ont globalement échoué. En outre, par leur comportement, ces femmes et ces hommes dignes incarnaient concrètement la négation de l’idéologie totalitaire et sa prétention à l’existence d’une parfaite identité entre le national-socialisme et le peuple allemand.

Le signe pouvait être encore plus modeste (applaudir Albert Richter lorsqu’il reçoit son titre en oubliant ostensiblement de faire le salut hitlérien ou se rendre à son enterrement : Cf. plus bas) et pourtant conserver une signification forte. Les petits gestes de sympathie avec les victimes du nazisme restent gravés dans la mémoire de leurs bénéficiaires comme l’atteste une lettre de lecteur du journal Le Monde (dimanche 11 – lundi 12 août 1996, p.8) écrite par Georges Sée et qui raconte l’anecdote suivante sous le titre Le Salut d’un Officier Allemand : en sortant d’une librairie, début juin 1942 et alors qu’il portait l’étoile jaune, il a été salué par un officier allemand. Ce qui l’a évidemment bouleversé. Plus de cinquante ans après, il a pu établir que cet officier n’était autre que Ernst Jünger et lui a écrit :

"Je ne m’attendais donc guère à une réponse, quand, il y a quelques semaines, j’ai reçu une carte d’Ernst Jünger, écrite en français. J’y apprends que l’officier allemand qui m’avait salué, il y a cinquante-quatre ans, avenue Kléber c’était lui ! Voici le texte même de sa réponse : « Cher Monsieur, Vous m’avez vu rentrer dans la librairie de Madame Cardot, amie à moi (juive), avenue Kléber. Bien à vous, Ernst Jünger. P.S. : J’ai toujours salué "l’Etoile". »

Aujourd’hui je suis très heureux de pouvoir saluer à mon tour celui qui, en cette période noire, m’avait redonné, un instant, espoir en l’Homme."

Dans son récit de la vie quotidienne à Berlin durant la guerre, Ursula von Kardorff note également :

« Nous nous sommes tous si vite habitués à la vue de l’étoile jaune. La plupart réagissent avec l’indifférence la plus complète. Ainsi T., l’autre jour, qui m’a dit : "Que m’importent les Juifs, je ne pense qu’au sort de mon frère près de Rjev, tout le reste m’est absolument égal." Je crois que le peuple adopte une attitude plus correcte que les faux intellectuels. L’histoire de l’ouvrier dans un tramway qui se lève pour céder sa place à une Juive portant l’étoile, en lui disant : "Assieds-toi, étoile filante" est révélatrice. Comme un fidèle du parti faisait mine de protester, l’ouvrier lui dit tout de go : "C’est moi qui dispose de mes fesses." » [68]

Dans la capitale du Reich justement, sur les cent soixante-dix mille berlinois considérés comme juifs par les Lois de Nuremberg, la moitié a pu s’enfuir à l’étranger et l’autre moitié a été envoyée dans les camps de concentration. Mais un certain nombre d’entre eux sont entrés en clandestinité. Parmi eux près de deux mille ont survécu à Berlin ; la capitale du Reich ne pouvait oublier son passé de résistance ouvrière et de ville cosmopolite qui la faisait haïr de la part des nazis. Les clandestins doivent leur survie aux milliers de soutien qu’ils ont trouvés dans la population. Milliers certes, car les clandestins ne pouvaient demeurer longtemps dans un seul lieu sans courir un grand danger :

"Rester au même endroit pendant plus d’un mois, c’était être découvert. En outre, des possibilités de refuge étaient fréquemment anéanties par les bombardements." [69]

Inge Deutschkorn avec sa mère changea à une vingtaine de reprises de caches. Il fallait ensuite nourrir, habiller les clandestins dans un moment où l’accès au ravitaillement était strictement rationné (jamais la notion de partage n’a été aussi bien incarnée car donner des tickets de rationnement c’était s’en priver soi-même !), leur fabriquer de fausses pièces d’identité... Tout cela nécessitait une forme d’organisation de la solidarité et un nombre important de participants : une dizaine par personne protégée au minimum.

"Ce qui a détourné Konrad et Ellen d’émigrer hors d’Allemagne, ce fut leur affection pour les quelque cinquante « autres » Allemands qui les avaient aidés pendant deux ans, jour après jour, à échapper aux assassins nazis. […] Les « Justes », dans l’histoire de Konrad, n’étaient pas nombreux, mais il y en avait plus de trois. C’étaient des gens de toutes les couches de la société : petits propriétaires de jardins ouvriers ou artistes, concierges et infirmières ou chefs d’orchestre et écrivains célèbres, hommes d’Eglise et personnes de culture chrétienne ou athées. Aucun d’entre eux – à l’exception d’Ursula Reuber – n’a dû payer par la prison ou la mort leur geste secourable." [70]

Faire le calcul permet de mesurer l’importance quantitative de cette forme de résistance qui, même si elle reste minoritaire, démontre la possibilité de se comporter dignement même sous la dictature la plus brutale.

Dernier point, nombreux sont les résistants qui ont commencé par des actes de „Resistenz“ symboliques avant de rejoindre une organisation de „Widerstand“. Les jeunes ayant porté l’étoile jaune à Paris avec une mention de leur choix ("Chrétien", "Bouddhiste", ou en plus fantaisiste "Zazou", "Swing 135%", "Auvergnat", "goï", "papou") ont, après un passage par les prisons de la Gestapo ou au camp de Drancy, été finalement libérés. En punition, ils ont été contraints de porter une étoile jaune avec la mention Amis des Juifs, mention infâmante à l’époque aux yeux des antisémites qui, aujourd’hui, apparaît comme la seule véritable légion d’honneur. Ensuite un certain nombre d’entre eux a rejoint la Résistance, et quelques uns ont été déportés, d’autres encore comme Josèphe Cardin, Adélaïde Hautval, Suzanne Mathieu-Guimbretière peuvent s’enorgueillir d’avoir reçu le titre de Juste parmi les Nations décerné par Yad Vashem. Déportée à Ravensbrück en août 1944, Marie Médard témoigne :

"Pour moi, la résistance est le refus de la collaboration qui mène à une action diverse contre l’occupant : manifestation, participation au combat… Je pense que porter l’étoile, c’est une étape sur le chemin de la Résistance, même si mon entrée officielle dans celle-ci date vraiment de 1944. Avant, on fait des petites choses ponctuelles, mais finalement l’esprit est le même. Porter l’étoile, c’est pour les Juifs, c’est contre l’occupant. Dès le début, j’étais disposée à faire quelque chose, mais ce sont les circonstances qui m’ont permis véritablement de passer à l’action." [71]

De l’autre côté du Rhin, le parcours d’Albert Richter reste exemplaire. Grand, blond, les yeux clairs, champion sportif, il aurait pu personnifier l’aryen de la propagande nazi et en tirer un très grand profit personnel. Mais, Albert Richter qui déteste Hitler et "sa bande de criminels" refuse toute compromission et adopte, dans un premier temps, des attitudes à haute valeur symbolique. En juillet 1934, il n’a que 23 ans, lors du championnat d’Allemagne de vitesse à Hanovre, alors qu’il vient de remporter une nouvelle fois le titre, Albert Richter, entouré par les officiels de la fédération allemande de cyclisme, refuse de faire le salut nazi devant les milliers de spectateurs qui l’acclament. Une photo le montre sur son vélo le bras droit ostensiblement posé sur sa cuisse alors qu’autour de lui, un groupe compact dont un SA en uniforme (le Président de la fédération ?) tend le bras. En août de la même année, au championnat du monde de vitesse qui se tient à Leipzig, Richter est le seul coureur allemand à ne pas porter le nouveau maillot officiel à croix gammée, arborant à la place l’ancien maillot à l’aigle impérial. Plus grave encore, il refuse de se séparer de son entraîneur, Ernst Berliner, considéré comme juif par les nazis. Avec la guerre, les données changent radicalement et Albert Richter va être entraîné au-delà de la simple „Resistenz“. Il doit quitter l’Allemagne pour ne pas participer à ce conflit : "Je ne peux pas devenir soldat. Je ne peux pas tirer sur des Français, ce sont mes amis !". Après avoir remporté une dernière victoire au Grand Prix de Berlin le 9 décembre 1939, il tente de sortir d’Allemagne des devises appartenant à Alfred Schweizer un ami de Cologne réfugié à l’étranger. Dénoncé, arrêté, torturé, il meurt au cours de son interrogatoire le 2 janvier 1940. Son enterrement est suivi par des centaines de personnes qui savent pertinemment le risque encouru. Après-guerre, Ernst Berliner se rend à plusieurs reprises à Cologne pour demander l’ouverture d’une enquête sur les circonstances de la mort de celui qu’il considérait comme son fils. En vain : personne ne tient à rouvrir les plaies du passé…

Sans être automatique, le passage à la résistance active et organisée a été souvent précédé par des phases de refus plus individuel et symbolique. D’autant que la criminalisation absolue en Allemagne de toutes formes de résistance a contribué largement à favoriser cette évolution. Largement impertinente donc, cette différenciation sémantique a surtout permis d’évacuer pendant longtemps ces mille et un comportements courageux et dignes pour faire accroire que la véritable Résistance n’était que le fait d’êtres d’exception. Une façon commode d’amnistier les véritables collaborateurs et les trop nombreux attentistes et, surtout, de préserver l’idée d’une unité des Allemands face à l’Histoire : une minorité très restreinte de héros qui fait la balance avec une minorité plus importante certes de monstres (les membres des organisations nazies) et surtout une masse indifférenciée et abusée qui a subi la dictature… C’est également pour sauvegarder cette construction mythologique que les déserteurs de la Werhmacht [72] ont rencontré bien des difficultés à faire valoir leurs droits alors que les anciens de la Waffen SS, considérés comme de simples combattants, en jouissaient pleinement depuis la fin de la guerre. Ce n’est que le 17 mai 2002 que le Bundestag a finalement adopté une loi annulant les arrêts injustes rendus par les tribunaux nazis à l’encontre des déserteurs de la Wehrmacht et des homosexuels. Bien peu de déserteurs survivants auront pu jouir de cette réhabilitation : ils n’étaient plus que quelques dizaines encore en vie… Et ce n’est toujours pas le cas en Autriche qui éprouve encore plus de mal à véritablement prendre en compte son passé nazi.

Enfin, face à l’horreur absolue des crimes nazis, le rappel de ce comportement courageux de milliers d’Allemands, même s’il est demeuré minoritaire, est trop souvent stigmatisé comme une tentative d’autoamnistie collective bien trop généreuse ou, pire, comme du révisionnisme. Même le film de Marc Rothemund a généré, lors de sa présentation à Berlin, ce type de critique de la part de journalistes à l’éducation politique défaillante... Or, comme l’écrit si pertinemment, Peter Schneider :

"La thèse selon laquelle on pourrait faire un mauvais usage d’une célébration des « héros silencieux » (Inge Deutschkorn) et ainsi minimiser la culpabilité allemande ne résiste pas à une observation plus attentive. En réalité, l’exemple de cette poignée d’hommes n’atténue pas la faute des complices, des délateurs et spectateurs passifs, il l’aggrave. Car il réfute le mythe par lequel la génération de la guerre tente de se justifier : l’appareil de la terreur nazie aurait été si parfait qu’il ne restait d’autre option que l’obéissance – à moins d’être prêt à faire le sacrifice de sa vie. […] Les actions des sauveteurs contredisent cette interprétation. Elles montrent que l’alternative entre l’obéissance complaisante et la résistance jusqu’à la mort est bien trop rudimentaire. Manifestement, on pouvait quand même faire quelque chose sans risquer tout de suite sa vie. C’est justement pour cela que l’exemple de ces "autres Allemands" menace l’autoportrait des complices […]. L’héroïsme ne se commande pas. Pour glisser un morceau de pain à un homme persécuté et mis au ban, pour lui faire passer la nuit chez soi, lui procurer un logement le lendemain, il fallait de la tenue morale, de la ruse et du courage, mais il n’était pas nécessaire d’être prêt à sacrifier immédiatement sa vie." [73]

Et Peter Schneider de conclure son récit sur "Comment un musicien juif survécut aux années du nazisme" :

"En comparaison avec le nombre de ceux qui ont été complice du crime ou l’ont laissé faire, il s’agit d’une troupe minuscule. Mais même s’ils n’avaient été que quarante, trente ou dix – leurs histoires méritent d’être questionnées par la postérité. Car à la fin, ce ne sont pas les combattants de la résistance, admirés à juste raison et prêts à mourir, qui décident si une société succombe ou résiste à une tentation totalitaire. Le succès d’une dictature, tout comme le succès de la résistance qui s’y oppose, dépend non de quelques « grands chefs », mais des vertus civiles des citoyens ordinaires." [74]

Mémoire(s) de la résistance à Hitler

Une analyse cinéma/histoire au sujet de Sophie Scholl contraint à revenir sur la constitution des mémoires collectives puis à aller au-delà. Si le vivre ensemble implique l’existence d’un espace public dans lequel rencontres et échanges s’effectuent en respectant des règles communes de civilité, il implique également une durée publique, une histoire commune, "une histoire acceptée" [75]. Cette histoire commune signifie le partage d’un passé forcément reconstruit et largement imaginaire, sur le mode "nos ancêtres, les Gaulois" ou si l’on préfère, "nos pères, Les Lumières" ou encore "nos camarades Les Partageux, de Gracchus Babeuf à Buenaventura Durruti" ; la liste n’est pas close tant le passé est évidemment l’objet d’une lutte d’appropriation comme nous venons de le voir avec l’histoire de la résistance allemande au nazisme.

Pour autant, la constitution d’une durée publique, partagée, implique également un futur commun. La fin des idéologies a correspondu à l’effondrement du "socialisme réel" qui a suivi celui des grandes religions séculières. Dans ce monde désenchanté pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet, le seul avenir qui demeure, après la fin autoproclamée de l’Histoire, c’est celui de l’extension du marché à l’infini comme horizon indépassable de l’Humanité. Autant dire, qu’il répond d’autant moins à l’exigence d’un futur commun dans la mesure où le projet du capitalisme est fondamentalement a-social comme le proclame avec force Margaret Thatcher : "There is no such thing as society" [76]. Et de fait, après avoir détruit les solidarités traditionnelles par le développement de l’urbanisation et la généralisation du salariat, son développement ultime s’emploie à réduire les solidarités institutionnelles de substitution mises en place par l’Etat providence. Dès lors, sans protection, les laissés pour compte n’ont d’autres recours que de trouver refuge dans un groupe restreint reconstitué : communautarisme, gang, secte prospèrent dans ce vide à la fois politique et culturel. Ils ne sont pas les seuls à rechercher cette forme d’abolition d’un moi trop lourd à porter : les individus incertains fatigués d’être soi privés de repères (de repaires !) que produit en grand nombre notre société atomisée [77], constituent également des recrues potentielles pour ces dérives communautaristes.

Aussi, le rappel de l’existence de ces authentiques héros allemands contribue, par conséquent, à construire ici et maintenant un autre futur commun qui intègre les principes de solidarité et de résistance… En poète, Paul Eluard a très bien exprimé cette idée lorsqu’il écrit Légion dans Poésie en résistance :

"
 Si j’ai le droit de dire en français aujourd’hui
 Ma peine et mon espoir, ma colère et ma joie
 Si rien ne s’est voilé définitivement
 De notre rêve immense et de notre sagesse
 C’est que des étrangers comme on les nomme encore
 Croyaient à la justice ici bas et concrète"

C’est dans le sens de cette construction d’un autre futur qu’il faut comprendre le geste des résistants qui, à Nîmes le 04 septembre 1944, placèrent en tête du défilé de la libération Martin Kalb, Ernst Butzow et Andréas Volz et confièrent à Norbert Beisäcker l’honneur de porter le drapeau tricolore, quatre Allemands qui avaient pris une part, oh combien active, aux combats du maquis. C’est dans ce sens également qu’il faut entendre la phrase du Talmud, trop souvent citée sans en mesurer vraiment la portée symbolique, "Celui qui sauve un être humain sauve l’univers tout entier" : les résistants allemands au nazisme, tous confondus, ont tout simplement sauvegardé pour nous l’espoir dans l’espèce humaine en évitant à notre rêve immense d’être voilé définitivement.

Jean-Marie Tixier, Maître de Conférences, Université Montesquieu Bordeaux4
Président du cinéma Jean Eustache de Pessac (F-33600)

http://anarchismenonviolence2.org/spip.php?article110

Petite bibliographie indicative

 Badia Gilbert, Ces Allemands qui ont affronté Hitler, Paris, éd. de l’Atelier, 2000.
 Camarade Hélène, Ecriture de la résistance, Le journal intime sous le Troisième Reich, Toulouse, P.U. du Mirail, 2007.
 Hoffmann Peter, La Résistance allemande contre Hitler, Paris, Balland, 1979, rééd., 1984.
 Levisse-Touzé Christine, Martens Stefan, (sous la direction de), Des Allemands contre le nazisme, oppositions et résistances 1933-1945, actes du colloque du 27 au 29 mars 1996, Paris, Albin Michel, 1997.
 Merlio Gilbert, Les Résistances Allemandes à Hitler, Paris, Tallandier, 2003.
 Reichel Peter, L’Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998.
 Sandoz Gérard, Ces allemands qui ont défié Hitler, Histoire de la Résistance allemande, Paris, Pygmalion, 1995.
 Steinbach Peter, Tuchel Johannes, Widerstand in Deutschland 1933-1945, Beck, 1994 ; Lexikon des widerstandes 1933-1945, Beck, 1994.
 Steinbach Peter, Widerstand in Widerstreit. Der Widerstand gegen den Nationalsozialismus in der Erinnerung der Deutschen, Schöning, 1994.
 Weisenborn Günther, Der lautlose Aufstand, éd. Rowolt, 1953, rééd., 1962. Traduction française : Une Allemagne contre Hitler, Paris, Ed. du Félin, 1998, rééd. 2004 et 2007.