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Auschwitz ? Connais-pas !
Le Labyrinthe du Silence
Article mis en ligne le 17 novembre 2016
dernière modification le 29 octobre 2023

Pour son premier long métrage Le Labyrinthe du Silence, Giulio Ricciarelli, un Allemand né à Milan saisit l’histoire de son pays d’adoption à bras le corps à travers un moment particulièrement sensible de l’après-guerre : le procès de Francfort. De décembre 1963 à août 1965, ce procès a permis, pour la première fois en Allemagne, de faire juger des responsables du camp d’Auschwitz et surtout d’entendre longuement les victimes dans l’enceinte d’un tribunal allemand. Le procès d’Ulm en 1958, contre dix membres des « Einsatzgruppe Tilsit » appartenant à la SS ou au SD (littéralement le « Service de la Sécurité », Sicherheitsdienst était le service de renseignements de la SS), avait amorcé un mouvement que celui de Francfort va amplifier : la Shoa intègre la mémoire officielle de l’Allemagne.

La mise en scène est entièrement au service du propos et le sujet l’impose : il ne s’agit pas là de faire le beau et de jouer avec la caméra. Il convient au contraire d’aller chercher les spectateurs et de les tenir jusqu’à la fin. Au dernier Festival du Film d’Histoire de Pessac, Le Labyrinthe du Silence a obtenu le Prix du Jury, le Prix du Jury Etudiant et le Prix du Public : ce carton plein dit bien la réussite de cette entreprise courageuse, nécessaire car de salubrité publique… Depuis, le film continue sa moisson de récompenses : partout où il est présenté, public comme jury sont conquis.

Nous sommes en 1958 dans l’Allemagne du miracle économique qui se reconstruit (à tous les sens du terme) après l’apocalypse provoquée par la folie nazie ; la République Fédérale fait face, de l’autre côté du rideau de fer, à une rivale qui lui dispute la légitimité d’héritière de l’histoire allemande. Un rescapé d’Auschwitz où ses deux petites filles et sa femme ont été assassinées, Simon Kirsch (Johannes Krisch) reconnaît un ancien tortionnaire du camp reconverti en professeur de collège ; son ami, un journaliste du Frankfurter Rundschau, Thomas Gnielka (André Szymanski) tente de saisir la justice. Mais il ne rencontre qu’hostilité de la part du parquet. Un jeune juge en bois brut, Johann Radmann (Alexander Fehling) fait exception car il croit en sa mission de défenseur de la vérité. Le schéma narratif est fixé : le petit juge, à la fois ambitieux et naïf parviendra-t-il à traîner en justice les responsables du camp le plus représentatif de la machine d’extermination ?

Cette formulation pourrait renvoyer à d’autres fictions qualifiées de « gauche » dans les années soixante-dix par les Cahiers du Cinéma avec leur morgue condescendante de socialistes scientifiques. Elle serait injustement réductrice : Radmann n’est pas le juge d’instruction (Jean-Louis Trintignant) de Z de Costa-Gavras... Si Giulio Ricciarelli fait bien incarner cette démarche de reconquête mémorielle par un jeune et séduisant juge, il se garde bien de toute simplification manipulatrice. Il défend l’impérieuse nécessité pour l’Allemagne de faire face à son passé, mais il laisse la parole à d’autres points de vue. Le supérieur de Radman, Walter Friedberg (Robert Hunger-Bühler) est un ancien capitaine de corvette qui n’a jamais appartenu au parti et qui a fait un an de camp de prisonnier de guerre en France ; il s’oppose à son impétueux subordonné et lui demande : « Est-ce vraiment utile que tous les jeunes Allemands se demandent si leur père est un meurtrier ? » La suite du récit montrera que la réponse à cette question est tout sauf univoque.

Johann Radmann se saisit de l’affaire autant par opportunisme que par curiosité bien fondée. D’une part, il est vraiment las de traiter des questions de conduite sans permis ou de stationnement gênant et d’autre part, il ne sait rien d’Auschwitz. Qu’un jeune magistrat ne connaisse même pas, en 1958, le nom d’Auschwitz voilà un fait historique à la fois stupéfiant et scandaleux. D’autant que le juge n’est pas isolé : dans les couloirs du tribunal de Francfort, Thomas Gnielka, un acteur historique du procès, pose la question à plusieurs personnes et obtient toujours la même réponse : Auschwitz ? Connais-pas ! A cela rien d’étonnant car cette amnésie a été planifiée pour faciliter l’intégration des anciens nazis dans les appareils d’Etat : jusqu’à la fin des années 50, « les manuels scolaires ne mentionnent la Seconde Guerre mondiale que sous l’angle de la politique internationale et passent sous silence la destruction des juifs d’Europe ou la résistance allemande » (Hélène Camarade, Le passé national-socialiste dans la société ouest-allemande, Vingtième siècle, n°110, avril-juin 2011, p.87).

Au début de son enquête, Radmann est isolé et même en but à l’hostilité de sa hiérarchie et de ses collègues qui jugent sa démarche antinationale : à quoi bon rouvrir des plaies mal cicatrisées. Il ne peut pas compter non plus sur l’administration ou la police. En fait, toute la RFA est gangrénée par les nazis qui assurent le « bon » fonctionnement de l’Etat où ils poursuivent leur carrière. Le seul officier de police qui l’aide et lui fournit quelques informations sera mis à pied. Même l’officier américain en charge des archives du nazisme lui déconseille d’ouvrir les dossiers car la guerre froide a désigné les communistes comme ennemi principal ; dans un deuxième temps, lorsqu’il commence à éprouver de la sympathie pour Radman, il essaie de le dissuader de poursuivre pour le préserver. En revanche, le jeune juge peut compter sur le soutien du procureur général Fritz Bauer (Gert Voss) qui lui fait confiance en raison justement de son innocence et lui confie la direction de l’enquête.

Pour des raisons d’efficacité narrative, Radman incarne une synthèse fictive des trois subordonnés du procureur général Fritz Bauer, figure historique, qui a porté véritablement le projet de procès contre les criminels nazis. Juriste éminent, membre du SPD depuis 1920 et considéré comme juif par les nazis, Fritz Bauer a été arrêté dès mai 1933 puis exclut de la fonction publique. Ayant réussi à s’enfuir au Danemark puis en Suède, il rejoint le Parti socialiste ouvrier d’Allemagne qui publie le périodique Sozialistische Tribüne (La Tribune socialiste). Rentré en 1949 après la création de la RFA, il réintègre la magistrature. Son combat obstiné pour rendre justice aux victimes du nazisme génèrera hostilité et haine de la part de ses collègues et de tous les partisans d’une amnésie générale (c’est la ligne générale mise en place par Adenauer) : « Dès que je sors du palais de justice je me retrouve en territoire ennemi » dit-il dans le film comme il le disait effectivement à ses proches (Ilona Ziok a réalisé un documentaire en 2010, Fritz Bauer—Tod auf Raten, afin de lui rendre hommage tout en questionnant sa mort subite en 1968). En 1958, Fritz Bauer est donc à la fois un homme mûr et un politique aguerri qui va servir de mentor à Johann Radmann qui en a bien besoin en raison de son inexpérience politique.

Johann Radmann va être entraîné Dans le labyrinthe du silence (c’est le titre du film en allemand). Il mettra en péril sa relation amoureuse. Surtout, il y perdra son innocence en découvrant la réalité crue de la barbarie des nazis à travers la consultation des archives et les divers témoignages qu’il recueille et qui donnent chair à l’enquête. Refus du pathos : les témoins sont presque toujours hors-champ lorsqu’ils déposent et leurs propos sont couverts par de la musique ; les spectateurs ressentent cependant parfaitement l’horreur à travers les réactions du juge et de sa greffière. Très vite, Radmann se fixe le but d’appréhender Josef Mengele, le monstre absolu, qui a assassiné les jumelles de Simon Kirsch alors que Fritz Bauer veut organiser le procès de tous les participants même les plus ordinaires, de « tous ceux qui ont participé et qui n’ont pas dit non ». Fritz Bauer assigne une mission pédagogique fondamentale au procès : comme on ne pourra jamais traduire en justice tous les criminels (rien qu’à Auschwitz, il y eut 8000 SS et 200 surveillantes-SS), il convient de faire en sorte de faire un procès groupé qui évite le morcellement et la répétition des témoignages et surtout qui mette en évidence l’organisation méthodique et rationnelle de la solution finale. Au procès, les 22 accusés représenteront toutes les fonctions du camp : du Kapo au commandant du camp, mais également des médecins, des infirmiers, un chef de bloc ou de simples gardes. Comme le commandant du camp, Richard Baer est décédé en juin 1963, c’est son ordonnance, Karl L. Mulka, qui donnera son nom à toute la procédure : « Strafsache gegen Mulka und andere » dans le jargon judiciaire allemand. Grâce au procès, Auschwitz est devenu, en Allemagne, la métaphore de tout le système concentrationnaire nazi.

Après avoir craqué, Radmann ira dire, à Auschwitz, le kaddish des endeuillés en mémoire des deux fillettes à la place de Simon, devenu son ami. Radmann est interprété par Alexander Fehling qui a été le jeune affecté dans le cadre de son service civil à Auschwitz dans l’excellent Am Ende kommen Touristen de Robert Thalheim (Et puis les touristes, 2007) qui posait avec acuité la question de la mémoire des camps au moment où les derniers survivants disparaissent. L’intertextualité convoque donc ce film pour relier avec force les générations celle des années soixante qui ne voulait pas savoir et celle de notre début du siècle qui ne sait plus vraiment ou ne veut plus savoir. En paix avec lui-même, Radmann se ressaisit et mènera sa mission à bien, car comme il le dit lui-même : « Weil die einzige Antwort auf Auschwitz ist, selber das richtige zu tun » (« Car la seule réponse à Auschwitz, c’est de faire soi-même ce qui est juste » ; c’est, en fait, une citation d’une rescapée des camps que Giulio Ricciarelli et sa scénariste Elisabeth Bartel mettent dans la bouche du jeune juge). D’autant qu’après la catastrophe de la Shoah, la tentation a été de professer un relativisme absolu jusqu’au nihilisme. Alors qu’au contraire dans notre siècle qui débute sous la menace de tous les ré-enchantements mortifères, Auschwitz nous contraint à réaffirmer la primauté de l’homme et sa capacité à distinguer le juste de l’injuste. En paraphrasant André Bernard, nous pourrions même écrire : « Après Auschwitz, être anarchiste, oblige impérativement ».

Le film s’arrête à la porte de la salle d’audience le premier jour du procès. Le Labyrinthe du Silence un film d’aujourd’hui et pour aujourd’hui.
Mato-Topé