Nicolas Mourer et Christiane Passevant
Noir Horizon
Thierry Périssé (Chant d’orties)

Moule à cake, Noir horizon, La vieille, Mariette, Cauchemar, rapt, terrain vague, Regarde c’que tu m’as fait, Ainsi soit-il ! Des nouvelles, ce n’est pas si fréquent [1]. Renouer avec l’écriture de nouvelles… Plaisir de lecture d’une histoire brève, un instantané, une vie, flash d’un moment, ambiance, entrevue sur une réalité, une porte que l’on entrouvre pour une rencontre sans dissimulation… Un recueil de nouvelles, cela ressemble à une suite de voyages empruntés, c’est un peu comme si l’on faisait du stop, d’une rencontre à l’autre, d’une histoire à l’autre… C’est cette impression que laisse le recueil de nouvelles de Thierry Périssé, Noir horizon.

Douze nouvelles, douze voyages dans notre société, dans nos sociétés, par l’entremise des exclu-es, des laissé-es pour compte. La voix donnée aux sans voix. Constat sans complaisance : « Je râle, je m’insurge contre ce que je vois et entends. J’ai bien souvent eu envie de partir, de quitter l’enseignement, je n’ai jamais eu le courage, par lâcheté sans doute, et puis il y a le loyer à payer, les prêts à rembourser, et les trois mois et demi de vacances. Je suis pris au piège. »

Du travailleur intérimaire dans un boulot à la chaîne à la jeune mère qui ignore tout de la naissance d’un enfant et accouche dans un terrain vague, de la vieille dame enfermée dans son silence à la femme battue à qui l’on a enlevé les gosses, de Mehdi le prof aux Roms harcelés par les flics, ils, elles témoignent, parlent de l’injustice, de la misère, d’un monde égoïste.

Drôles de vies ! Mais ce sont celles que l’on croise tous les jours, les invisibles…

Les nouvelles de Thierry Périssé évoquent le racisme latent, l’abus de pouvoir, l’administration inexorable, les bavures policières, le système qui broie… Avec parfois, au détour d’un regard ou d’une parole, une lueur, une bouffée de solidarité.

Les nouvelles parlent des langages différents, des récits à la première personne, ou bien en voix off, la voix d’un narrateur ou d’une narratrice qui accompagnent des pans de vie… L’écriture de Thierry Périssé nous immerge dans le vécu de personnages de notre quotidien, en miroir aussi de nous-mêmes.

Noir horizon… Les détails ont leur importance… Une nappe posée, des draps pendent à la fenêtre, des voitures passent, un arrêt de bus, un terrain vague, et la solitude présente dans la plupart des histoires… La saveur de ces nouvelles se goûte comme des courts métrages en devenir…

Christiane Passevant

Noir Horizon est une magie, une magie noire. Une étrange opération a lieu lorsqu’on se laisse happer par cette littérature qui refuse le pathos, le réservoir de bons sentiments, la charité de circonstance pour lui préférer un style blanc, neutre, descriptif, implacablement factuel. Noir Horizon, ce serait Albert Camus qui aurait abandonné le passé composé de l’Étranger pour lui préférer un présent, pas seulement actuel, pas uniquement ancré dans le désastre du moment social, mais un présent qui dessine en creux la nécessité d’une lutte de tout temps, de chaque moment, de tous les instants. Il y a dans la noirceur de l’horizon bas comme un couvercle que décrit Thierry, la possibilité non seulement de penser la réalité autrement, mais surtout de percevoir dans les interstices d’une narration cruelle, ce qui nous manque, ce à quoi nous manquons : l’humanité. Elle est présente dans la douleur des expulsés, des mal-logés, des travailleurs pauvres, des femmes seules abandonnées à un sort calamiteux de mère pondeuse-tueuse, des vieux se morfondant dans un univers exsangue.

Il y a longtemps qu’une vraie littérature sociale, accessible à tous et de très haut niveau expressif nous était indispensable, elle est là, loin des prix littéraires, des faits-divers à valeur consensuelle et près de ce que nous vivons. Thierry Périssé, en ces temps de meeting, de fausses promesses, nous dit une et une seule chose : la littérature a pour fonction de dénoncer la pauvreté. La littérature a pour fonction de détruire la pauvreté : pauvreté intellectuelle, sociale, physique. La littérature a pour vocation de nous rappeler que le dénuement est ce qu’il y a de plus abject. La littérature n’a qu’un impératif absolument catégorique : l’indignation quant aux conditions dans lesquelles 99% des gens vivent. Les personnages de Noir Horizon sont passés au crible d’un style qui ne les épargne pas, une littérature qui absorbe l’atmosphère sociale ambiante en amoindrissant la distance entre les mots et le réel.

Le rythme est haletant. Le tempo stylistique est parfois fiévreux. Il manque souvent des liaisons de phrases en phrases. Parce que ces personnages sont comme nous, parce que ces personnages n’ont plus rien à prouver, parce que s’ils ne sont pas des héros, c’est que la littérature n’en fabrique plus. La littérature, je le répète, n’a qu’une fonction : rappeler la situation des humiliés. Ces humiliés vus de cette France qui de moins en moins se survit.

Thierry Périssé ravive les brasiers d’une écriture du désastre à travers des personnages au taquet, tendus, chacun crispé sur une existence entartrée par l’absence de lumière, une vie obstruée par un horizon sombre. Pour construire cette galerie de portraits en tenebroso, Thierry a choisi le genre de la nouvelle, elle qui, par sa brièveté, ne tolère pas l’élaboration patiente et concentre tous les effets esthétiques jusqu’à arriver à un effet hyperréaliste de saturation.

Il y a chez Thierry, une volonté d’extraire la nouvelle du roman, tout comme les personnages sont extraits, arrachés, exclus d’une société qu’eux-mêmes congédient : les existences des exclus du système sont imagées par une narration en tirets, par petites touches, comme des formes brèves qui ne prennent sens que dans le microcosme désespérant qu’elles construisent.

Noir Horizon c’est le malheur des petites gens ici, maintenant et de tout temps, dans un suspens qui chaque fois, à chaque nouvelle est à recoudre. Malheur sous forme de nouvelles, parce que la beauté du désespoir ne tient jamais mieux que dans le détail de ces micro-aventures. Elles ont d’ailleurs le lustre de l’universalité : ces petits personnages en perdition, à la dérive le sont d’autant plus qu’au dessus d’eux s’élève cette certitude : oui, la misère humaine est la seule réalité qui, une fois résolue, permettrait à tout de fonctionner.

En relisant certains passages de Noir Horizon, j’entends une voix :
« maintenant tu n’es plus dupe, tu sais ce qui autour de toi se passe, même pas sournoisement mais sous tes yeux que par dégoût et bienséance tu fermes. »

La beauté de Noir horizon, c’est d’accueillir dans les blancs des marges et la force de ses nouvelles, une part intolérablement excessive du délabrement anonyme.

Nicolas Mourer

Thierry Périssé [2] : Ces nouvelles, je pourrais les écrire maintenant, ou dans dix ans, elles ont un côté presque intemporel. J’avais la volonté de ne pas trop les marquer dans le temps malgré certains côtés de la vie quotidienne. La misère humaine a toujours existé et elle est bien partie pour perdurer. J’ai même l’impression que depuis cinq ans, la situation est encore plus difficile pour beaucoup, des femmes et des hommes qui vivent comme les personnages de ces nouvelles, il y en a encore plus.

Nicolas Mourer : Quelle a été ton inspiration pour ces textes ?

Thierry Périssé : De l’observation, de rencontres… Quelques unes sont le fruit de mon imagination, mais toujours découlant d’observations de ce que j’entends ou je vois. Mais la plupart sont nées de rencontres, notamment à la suite d’activités militantes ou collectives. Mais l’observation y tient une grande part, par exemple le début d’une histoire peut être une vieille femme qui promène son chien, sans jamais parler à qui que ce soit, et de là, je lui invente un moment de sa vie.

De nombreuses nouvelles sont inspirées de rencontres. D’ailleurs, je suis allé voir les personnes pour leur faire part de mes impressions, de l’émotion qu’elles avaient suscité et leur poser des questions. La plupart ont accepté, même si parfois cela les obligeait à parler de moments difficiles. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir autour de moi des personnes ayant compris ma démarche et qui ont accepté de parlé, qui avaient sans doute besoin de parler aussi. […]

Christiane Passevant : Il semble qu’aux États-unis, l’écriture de nouvelles passe très bien. En France, cela paraît plus marginal ou moins accepté, sauf venant d’auteur-es reconnu-es.

Thierry Périssé : Des auteur-es écrivent des nouvelles en France, mais ils/elles ne sont pas forcément reconnu-es. La reconnaissance à partir de l’écriture de nouvelles, c’est assez rare. Mais il faut dire que les médias ont du mal à parler des nouvelles et restent cantonnés aux romans. D’ailleurs lorsqu’un journaliste pose des questions à un auteur de nouvelles, il lui demande immanquablement à quand son roman. Pourtant il existe une tradition d’histoires courtes. En France, il y a des tendances à faire des classifications pour tout alors qu’en tant qu’auteur, on passe de l’une à l’autre forme sans se poser de questions.

Ce qui me plaît chez des auteurs outre-Atlantique, Jack London par exemple, c’est qu’ils montrent plutôt que d’expliquer. C’est cinématographique. J’ai réfléchis à manière d’écrire et finalement, je ne pouvais pas écrire autrement. L’action et les dialogues se suffisent parfois à eux-mêmes. Mais il est vrai que les dialogues sont pour moi faciles à écrire ou bien tout le contraire. Les dialogues sont souvent artificiels dans un texte écrit et pourtant ils doivent sonner vrai. Tels qu’on les entend, ça ne colle pas à l’écrit. Dans la réalité, on se coupe la parole, on ne finit pas ses phrases, on se regarde aussi, on arrête de parler et ce sont les regards qui poursuivent la conversation. Rendre cela à l’écrit, c’est impossible. Il faut donc trouver une manière spécifique d’écriture qui correspond au personnage. C’est tout un travail et j’ai l’habitude de faire lire mes textes avant publication pour avoir un avis. Et pour ces nouvelles, j’ai même fait lire les textes aux personnes que j’avais rencontrées. C’était très intéressant d’avoir leur sentiment, leur ressenti.

Extraits Recueil Noir horizon

« Noir horizon »

Je me suis levé, sans trop savoir l’heure qu’il était. J’étais fatigué, très fatigué. Je n’avais pas assez dormi. C’était impossible à cause du froid. J’en avais marre de me retourner dans tous les sens. J’avais gardé mes vêtements, chaussettes, pantalon, t-shirt, pull, et même le blouson. Ça ne suffisait pas. L’air glacial s’était engouffré dans l’appartement depuis bien longtemps. Telle une sangsue, il avait pénétré mon corps et sucé mes moindres poches de chaleur. Trois semaines qu’on nous avait coupé l’électricité. Plus de lumière, plus de chauffage. Même les couvertures avaient déserté ma carcasse amaigrie. Aimée avait tiré dessus et j’avais pas osé en reprendre un bout. Quant aux deux dernières qui restaient, j’en avais recouvert les corps de Félix et de Justin, endormis sur le second matelas. J’ai allumé le portable pour lire l’heure. Il était 7h58. Finalement, j’avais dû m’endormir un peu, je pensais qu’il était plus tôt. Avant de me rendre dans la cuisine, j’ai attendu que mes yeux s’habituent à la pénombre. Je suis allé prendre les gâteaux et j’ai réveillé les garçons. Eux aussi dormaient tout habillé, sans leur blouson toutefois. Je les ai secoués doucement. Félix a de suite ouvert les yeux et s’est redressé.

— C’est l’heure mon fils. Il faut aller à l’école, lui ai-je dit.

Justin, lui, n’a pas bougé. J’ai caressé son visage et secoué son épaule pour le réveiller.

— Justin, allez ! réveille-toi !

Il a grogné légèrement et a tourné la tête.

— Réveille-le, ai-je dit à Félix, il faut partir.

Je n’avais pas le courage de le faire. Ça me faisait mal au cœur, il faisait si froid. J’ai entendu Félix rabrouer son frère, je l’ai vu lui ôter les couvertures. Justin s’est alors retourné et a donné un coup de pied à son frère tout en l’injuriant.

— Faut que tu te réveilles, papa l’a dit, a lancé Félix du haut de ses neuf ans.

Ils se sont disputés et j’ai haussé le ton pour les arrêter. Puis Arhimba s’est mise à pleurer. Les yeux encore fermés, Aimée a sorti un sein lourd de son boubou et a commencé à la nourrir. Même s’il y avait une chambre, on avait pris l’habitude de dormir tous ensemble dans le salon depuis la coupure d’électricité. Les garçons avaient peur la nuit dans le noir.

Nous avons marché tous les trois en silence. Une petite pluie fine rendait l’air humide et la nuit ne voulait pas céder la place au nouveau jour. Les températures n’étaient pas très basses – il n’y avait pas de givre sur les voitures - mais ça faisait depuis si longtemps que le froid s’était logé dans mon corps que je grelottais sans cesse. Félix, son cartable sur le dos, filait vite devant pour raccourcir le temps. Justin m’avait donné la main et traînait pour avancer. Je savais qu’ils avaient faim, quelques gâteaux dans le ventre, ça n’était pas grand chose. Et nos repas étaient si maigres. Leur silence était aussi insupportable que des paroles de reproche. J’étais leur père et je n’arrivais pas à les nourrir convenablement. Heureusement, l’école n’était pas loin. Même sur le trottoir, les phares des véhicules nous éblouissaient. Arrivés devant les grilles, Félix a pris la main de son frère et ils se sont éloignés sans se retourner. C’était mieux ainsi, qu’aurai-je pu leur dire ? Monsieur Patrick, le directeur, est quelqu’un de bien. Il m’a donné un vélo que j’ai utilisé pendant un certain temps. Maintenant, il y a un problème avec le dérailleur. J’ai bien essayé de le réparer, mais je n’ai pas réussi. Ils sont bien à l’école, Félix et Justin. Pourtant, il y a cette menace qui plane sur eux. Monsieur Patrick n’en parle pas, pour ne pas m’inquiéter, mais je sais que la police recherche les enfants de gens comme moi. Elle va dans les écoles, entre dans les classes et embarque les garçons et les filles devant tous les autres. Elle les enferme d’abord dans un centre puis les met dans un avion et les expulse vers le pays. Des hommes et des femmes qui s’en prennent aux enfants, ce n’est pas bien. Dieu les jugera.

Les garçons s’habituent peu à peu à leur nouvelle vie. Ici c’est dur pour eux. Ils ont quitté leurs amis et leur terre si vite. Tout cela à cause de moi.

« La vieille »

Dans une heure ou deux, la douleur sera passée. Tant bien que mal, elle s’approche de la fenêtre grande ouverte. L’air doux lui caresse le visage. Elle s’empare du drap, mais en le secouant, la douleur déchire à nouveau son dos et sa cheville. Elle s’arrête un instant puis jette un oeil sur les types qui aspirent les feuilles d’automne avec d’énormes tuyaux. Leur vacarme bourdonne comme un essaim d’abeilles au-dessus de sa tête. Ça ne la gêne pas, au contraire. Les observer, ça occupe. A huit heures, elle a entendu les deux camionnettes arriver. Six gars sont sortis, chargés d’énormes tuyaux, de fourches, de cache-oreilles antibruit. De voir sa résidence si bien entretenue, ça la rassure. Tout comme penser à monsieur Bouakim, le gardien. En voilà un qui a bien du mérite avec tous les malotrus de l’immeuble. Dans le local à poubelles, ça pue, les détritus traînent par terre, encombrent l’entrée. Et lui, il ne dit rien, ramasse, nettoie et désinfecte en silence. Elle, on ne la prendra pas en défaut. Ses sacs, elle les ferme soigneusement et les dépose dans les poubelles. Lui ou un autre, personne ne pourra dire qu’elle ne fait pas attention, qu’elle perd la tête ou même qu’elle ne sait pas s’occuper de son chien. C’est vrai, Sulky, elle le tient toujours en laisse. Il ne fait jamais ses besoins sur le trottoir ou sur le bitume, mais sur les pelouses ou en-dehors de la résidence. Elle sait se faire obéir. Aux autres propriétaires de chien, elle ne parle pas. Juste bonjour-bonsoir. Roland lui, il parlait à tout le monde. À quoi ça l’a mené tout ça ? Personne n’est venu le voir à l’hôpital. Ils l’ont laissé crever, seul dans son coin.

Maintenant, il faut secouer la couverture et le couvre-lit. Et ça, elle n’en a plus la force. Elle réussit quand même à embarquer le tout jusque sur le lit. Un des jardiniers l’a remarquée. La vieille croise son regard un instant, ferme la fenêtre en l’entrebâillant pour laisser passer un peu d’air, puis tire les rideaux. C’est le moment de faire le lit, de se baisser et d’avancer à petit pas. Une vraie torture. Epuisée, la vieille s’assoit. Elle se dit qu’en mettant une bande à sa cheville et en prenant de l’aspirine, ça ira mieux. Mais elle verra ça plus tard. D’abord, il faut préparer le repas. La vieille s’oblige toujours à respecter les horaires, même si elle n’attend personne. D’ailleurs, personne ne vient la voir. C’est mieux ainsi. Pourquoi recevrait-elle quelqu’un ou irait-elle prendre le café chez une voisine ? ... Ah ! il y a bien Simone, dans l’immeuble d’à côté. Celle qui marche pas bien. Mais elle ne sait pas quoi lui dire. Elle n’a jamais su parler aux gens. Pourtant elle a l’air gentille Simone. Ça briserait un peu sa solitude. Mais à quoi bon... Au début, elle ferait attention, éviterait de la froisser, et puis très vite, le naturel reprendrait le dessus. Elles s’engueuleraient. Parce que son chien aurait tâché le tapis ou bien parce que son café aurait un mauvais goût. Pourquoi faire des efforts ? Tout compte fait, l’amie du début deviendrait une ennemie, comme les autres. Prête à guetter ses faux-pas, ses allées et venues. Elle ne se gênerait pas pour parler sur son dos, la Simone. Dire à tout le monde que la vieille n’est plus bonne à rien, qu’il faut l’emmener à l’hospice. Alors, elle préfère rester seule... avec Sulky. C’est son heure à celui-là. Le voilà qui trépigne d’impatience, frétillant de la queue en l’entendant sortir les casseroles et la poêle. Lui au moins, il ne dit rien, ne juge pas. Peu à peu, elle s’est habituée à lui, à ce petit chien marron clair avec sa queue en panache. Quand Roland l’a amené à la maison, elle s’est mise dans une colère noire. D’abord parce qu’elle le trouvait moche, ce bâtard aux yeux sombres et tristes. Et aussi à cause de Roland. Ça le prenait de temps en temps d’avoir des idées folles. Et bien sûr, il ne lui disait jamais rien. Deux ans que Roland est parti. Et la vieille s’est retrouvée seule avec Sulky. Après tout, c’était plutôt un beau cadeau qu’il lui avait fait.

« Un petit salé aux lentilles »

Déjà deux heures et quart. On est encore à la bourre. Je déboule l’escalier et voilà qu’en évitant Miko, je plonge le nez dans le gazon. Je crois bien que j’me suis à moitié bousillé la cheville. Chris et Seb sont déjà calés à l’avant de la bagnole. J’me traîne jusqu’à l’arrière et ce taré de Miko sautille autour de moi. C’est le père de Seb qu’a ramené un jour ce setter. "Un chien d’arrêt comme pas deux", il avait dit. Mais depuis qu’ils lui ont trouvé un truc au coeur, c’est comme s’il courait au ralenti. Le père n’ose même plus l’emmener à la chasse, pour pas se taper la honte devant les copains. Il le laisse là pour surveiller la maison. Mais tout ce qu’il fait l’abruti c’est que de courir après le chat.

Tous les jours à midi et demi, on s’amène chez Seb pour le repas. Un repas comme on les aime, que sa mère a préparé la veille ou le matin même. Y’a juste à réchauffer. On s’en met plein la panse, du veau marengo ou comme aujourd’hui un petit salé aux lentilles. J’peux pas m’empêcher de penser aux autres qui font la queue d’vant la cantine sous la flotte en s’gelant les miches. Tout ça pour manger du riz ou des pâtes qu’ont collé dans la casserole. À choisir, y’a pas photo. Et puis, y’a les bières et l’vin à la cave. C’est que j’viens d’me siffler trois Kro et une demi-bouteille de pinard. Et là, j’commence à me sentir bien.

C’est Seb qu’est au volant. Il met la clé de contact et la bagnole démarre. En s’retournant vers moi, il me sourit. Moi aussi, je souris, j’ai même envie de rire car je suis sûr qu’il bande le bonhomme, excité comme il est.

Toujours au point mort, il enfonce la pédale d’accélérateur et le fauve se met à rugir. À chaque fois c’est pareil, je sens mon corps qui s’agite, comme quand j’vois une fille qui m’plaît. Car cette bagnole, c’est pas n’importe quelle bagnole, c’est pas un vulgaire tas de boue comme on en croise par ici. Avec son père et son pote carrossier, il compte plus les heures qu’il a passé Seb sur cette 106 sport. Semaine après semaine, j’l’ai vue changer de visage. Bombage de 306 pour le capot, phares en paupières, une lame sous le pare-choc avant, des élargisseurs de voies moulés à l’arrière, tout ça pour la rendre plus agressive. Ils ont même rabaissé le châssis de trois centimètres. Et faut voir le moteur comment ils l’ont gonflé. Et c’est pas tout. Le top, c’est la couleur. Du violet nacré sur tout le bolide. Ça brille fort de partout, comme les étoiles la nuit dans le ciel.

Seb enclenche la première puis passe très vite les rapports, si vite qu’on traverse le village à fond. Ma tête tourne légèrement et c’est bon. À cause de la vitesse, du vin aussi et des bières que j’me suis enfilées. Seb lui est sobre. Il boit jamais. J’ai jamais vu ça, il est toujours clean. Bon, vaut mieux avec une caisse pareille, mais quand même, j’arrive pas à y croire. C’est comme s’il entrait dans une église. C’est sacré.