Les révoltes du printemps arabe ont fait tomber des gouvernements autocratiques, remplacés dans la foulée par des régimes de démocratie parlementaire, dans lesquels les classes dirigeantes ont pu préserver leur pouvoir — confirmant, une fois de plus, la nature commune de ces deux formes de gouvernement des pauvres. Avec le mouvement des Indignés européens — grecs et espagnols en particulier — nous avons fait un saut qualitatif, nous sommes passés à la critique des systèmes représentatifs. Et cette critique est maintenant reprise et développée, outre-Atlantique, par le mouvement Occupy. Que ces questions soient posées dans la société constituant la clé de voûte du système capitaliste est en soi d’une grande importance.
Chez les Indignés espagnols, les débats se sont centrés, au début, sur la critique de la démocratie représentative, dénoncée comme imparfaite par la tendance majoritaire, comme un leurre par la frange plus radicale. Aux États-Unis, où la sphère politique est davantage perçue comme séparée de la vie sociale, les Occupiers ont assez peu discuté du fonctionnement du système politique, visant dès le début une remise en question des fondements inégalitaires du système économique, identifiés comme la cause des croissantes injustices sociales et de la destruction du monde (homme et nature) en cours. En opposant les 99 % au 1 %, ils ont d’emblée touché du doigt la fausse égalité formelle qui est à la base de la démocratie représentative.
Leur slogan, « Nous sommes les 99 % », s’il peut paraître simpliste, traduit toutefois une tendance majeure commune aux sociétés capitalistes contemporaines, qu’elles soient autocratiques ou démocratiques : l’inégalité croissante des revenus, la concentration des richesses dans un secteur toujours plus réduit de la classe capitaliste et un appauvrissement généralisé [1]. Ce slogan percutant est à la fois unificateur et mobilisateur. Il donne au mouvement Occupy une dynamique inespérée et a modifié en quelques semaines l’état d’esprit général dans la société étatsunienne.
La surprise de l’imprévu
L’émergence du mouvement Occupy a pris le monde par surprise. En France tout particulièrement, où domine une vision figée de la société américaine qui épouserait de façon unidimensionnelle les valeurs du capitalisme, vision sans doute héritée de l’idéologie des années de la guerre froide et du poids de la gauche stalinienne… De nombreux témoignages font état de la même surprise, cet inattendu qui fait dire à Ken Knabb : « Ces six dernières semaines ont été de loin les jours les plus heureux de ma vie ! J’ai vécu tous les événements des années 1960, mais rien de ce qui s’est déroulé alors n’est comparable à ce qui est en train de se passer ici et maintenant. La propagation de ce mouvement a été absolument stupéfiante, cela dépasse mes rêves les plus fous. » [2]. Une amie new-yorkaise se réjouit, « quelque chose de nouveau se passe enfin, quelque chose qui se manifeste sous une forme imprévue, quelque chose chargé de promesses ».
Rétrospectivement, les puissantes mobilisations contre le projet de loi anti-ouvrier dans le Wisconsin, en février 2011, peuvent s’interpréter comme la redécouverte de l’action collective [3]. En effet, la société nord-américaine glissait inexorablement, depuis des décennies, vers la déstructuration, où l’on avait du mal à déceler l’émergence d’une force sociale de contestation [4]. Le mouvement Occupy a fait voler en éclats ce sombre constat.
En nous appuyant sur les précieuses réflexions des amis et après avoir fait le tri dans la masse d’informations disponibles sur le Net, nous tenterons de comprendre cet « imprévu », ces « promesses ». La distance, l’éloignement de l’engagement direct, permettent parfois au regard critique de mieux cerner les lignes de force et les tendances d’un mouvement, de départager l’ancien et le nouveau, d’en tirer du sens. Avec, bien sûr, le risque d’erreur propre à tout exercice d’analyse d’un mouvement toujours en devenir.
Où sont les revendications ?
Le mouvement Occupy est né en dehors de la vie politique traditionnelle, dominée par les querelles entre les deux partis qui se partagent le pouvoir et sont perçus comme des créatures de Wall Street. Cette évidence conforte l’idée largement répandue que la finance domine la politique. Certes, la majorité des protestataires semble défendre la nécessité d’un capitalisme régulé et va jusqu’à accepter la notion d’un « profit juste », « raisonnable ». Néanmoins, ces positions ne se concrétisent pas dans une revendication réformiste adressée à la classe politique. On est en effet intimement convaincu que les politiciens et l’État ne voudront, ou ne pourront pas, accéder à une telle requête. Ainsi, la critique de l’administration Obama est dans un premier temps timorée. Mais dès le 21 novembre, à un meeting dans le New Hampshire, des militants d’Occupy interpellent le président sur la répression exercée contre le mouvement [5]. Dix jours plus tard, la contestation devient plus explicite : « Obama est une marionnette du patronat », lit-on sur des pancartes devant l’hôtel de luxe new-yorkais où il préside un banquet pour le financement de sa prochaine campagne.
S’il est vrai que Tea Party a été rapidement intégré dans les institutions politiques et au sein du parti républicain, le projet de revitaliser le parti démocrate en récupérant le mouvement Occupy s’avère beaucoup plus aléatoire, tant la nature des deux mouvements est différente. Ce projet est par ailleurs définitivement compromis par la complicité d’un certain nombre de maires démocrates (notamment à Oakland et Los Angeles) dans la répression du mouvement.
Depuis les premiers jours de l’occupation de Zuccotti Park à New York, certains appellent ouvertement à rejeter le système politique tout entier :
« (…) les élites et leurs porte-parole dans la presse continuent à se demander ce que nous voulons. Où est la liste des revendications ? Pourquoi est-ce qu’ils ne nous présentent pas des objectifs précis ? Pourquoi ne sont-ils pas capables d’exprimer ce qu’ils veulent ?
Pour nous, l’objectif est extrêmement simple. Il peut s’exprimer en un seul mot : la RÉVOLTE. Nous ne venons pas là pour chercher à travailler à l’intérieur du système. Nous ne demandons pas une réforme électorale au Congrès. Nous savons que l’électoralisme est une farce. Nous avons trouvé une autre façon de nous faire entendre et d’exercer notre pouvoir. Nous ne faisons aucune confiance, ni au système politique ni aux deux partis qui se partagent le pouvoir. Et nous savons que la presse capitaliste ne propagera pas notre voix, raison pour laquelle nous avons créé notre propre presse. Nous savons que l’économie est au service des oligarques. Nous savons que pour survivre à cette protestation, nous allons devoir construire des systèmes collectifs non hiérarchiques qui concerneront tout le monde » [6].
C’est ainsi que la méfiance du mouvement à l’égard du système politique, se retrouve dans l’absence de plateforme revendicative, fait qui inquiète particulièrement les « spécialistes » de la chose politique. Et lorsque les manifestants disent : « Nous avons des milliers de revendications », ils sous-entendent qu’ils en ont trop pour que ce système politique les satisfasse.
The fucking dangerous music
Les conflits sociaux sont permanents aux États-Unis. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter des sites militants [7]. Dans la plupart des cas, ces luttes restent isolées, de portée locale, ignorées partout ailleurs et cantonnées dans des limites corporatistes. Les dimensions du pays et la puissance de l’appareil de propagande du "1 %" relèguent toute opposition à la bonne marche des affaires à une marginalité insignifiante. Or, pour la première fois depuis la guerre du Viêt-nam dans les années 1970, un mouvement se généralise à l’échelle nationale comme une traînée de poudre, atteignant mêmes de toutes petites bourgades de l’Amérique profonde. Le mouvement Occupy, en donnant un sens global à des luttes préexistantes et jusqu’à là morcelées, sur des questions d’exploitation, de logement, d’immigration, a décuplé son impact.
La formation de collectivités, animées par l’idée que les conditions individuelles de chacun sont à mettre en rapport avec la situation générale, est une des réussites du mouvement. Aux États-Unis plus que partout ailleurs, la pauvreté et l’exclusion sont imputés à l’échec individuel : les laissés-pour-compte ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le mouvement Occupy va à contre-courant de cette fatalité culpabilisante. Le sentiment d’appartenance aux 99 % engendre de la solidarité, fait naître des valeurs de fierté, de dignité, de responsabilité collective.
Le caractère spontané, indépendant et nouveau du mouvement a séduit, dès les premiers jours, ceux qui étaient fatigués de l’individualisme, de la médiocrité des valeurs marchandes : « À Zuccotti Park, c’était une musique ancienne qu’on entendait (…). La musique de la dignité humaine, de la solidarité et d’individualités se transformant en une seule. Une musique (…) pour un monde meilleur. Autrement dit, une musique foutrement dangereuse. Une musique qui dérange l’élite (…). Ceux-là, ils n’ont jamais su quoi en faire. Depuis le broyeur du contrôle occulte à la machine d’incarcération, ils n’ont jamais pu la réduire au silence. Peu importe le nombre de prisons qu’ils construisent, de bombes qu’ils lâchent, d’âmes qu’ils achètent ou de rivières qu’ils empoisonnent, ils n’ont jamais pu faire disparaître la musique du peuple. Le chant de vérité et de lumière reste, comme une sentinelle qui attend l’aube. » [8].
La composition des campements du mouvement Occupy varie selon le moment et l’endroit : jeunes travailleurs précarisés et étudiants déclassés, chômeurs, « sans-abri » et autres éclopés de la société — lesquels participent aux discussions, aux prises de décisions et aux actions. Comme le résumait un slogan à Zuccotti Park, « J’ai perdu mon travail, j’ai trouvé une occupation ! » [9]. Dans des villes ouvrières telles qu’Oakland, un nombre important de travailleurs, chômeurs, précaires en tout genre est venu renforcer les rangs des jeunes qui étaient à l’origine du mouvement. Il arrive même que des campements finissent par déménager dans des immeubles hébergeant des foyers de sans-abri. Au moment de sa destruction par la police fin novembre, le plus vaste des campements, à Los Angeles, comptait un millier d’occupants, dont le tiers étaient des sans-abri ou des sans domicile fixe.
La décision des autorités de s’attaquer aux campements des plus grandes villes à partir de la mi-novembre, n’est sans doute pas étrangère à ce changement de leur composition sociologique, qui a produit une radicalisation politique du mouvement. Ce que résume Ali, un prolétaire noir d’Oakland, la veille de l’intervention de la police, le 14 novembre : « Pour moi, les changements, c’est pas une histoire de Wall Street, c’est pas une histoire de banques, mais c’est une question sociale. Tout ce qui se passe à Oakland — les meurtres, les fermetures d’écoles, les bibliothèques qui ferment leurs portes, les suppressions de postes d’enseignants, les licenciements de travailleurs du public, les mises au chômage technique — toutes ces choses dont la ville est censée se charger ne se font pas. (…) Tu sais, c’est quelque chose de petit pour l’instant, si tu la considères du point de vue de la ville d’Oakland, non ? Mais ce n’est pas petit : nous sommes un modèle pour le monde entier. Et c’est ça qui se passe. » [10].
Contre le copyright des luttes ouvrières
La capacité du mouvement Occupy à établir des liens avec des secteurs ouvriers a aussi élargi ses perspectives et modifié sa dynamique. L’exemple le plus éclairant est évidemment celui d’Oakland. Le 2 novembre, la grève générale bloquait le port et une partie du secteur bancaire pendant une journée. Un mois plus tard, le 12 décembre, à l’appel d’Occupy Oakland, un nouveau mouvement de grève — en signe de solidarité avec une grève locale du syndicat des dockers — a touché tous les ports de la côte ouest des Etats-Unis, de San Diego à Anchorage. Il importe, tout d’abord, de ne pas verser dans l’idéalisation de ces événements. Ainsi, le 2 novembre, le port a été paralysé par la manifestation de rue plutôt que par la grève, à laquelle n’ont participé qu’un nombre limité de salariés. Bien que des délégués du syndicat des dockers aient exprimé leur solidarité, le port a été fermé par décision de sa direction, afin de désamorcer la confrontation. La Mairie a elle aussi « toléré » la participation des travailleurs à la manifestation.
Toutefois, cette réalité contrastée ne doit pas diminuer l’énorme portée et les potentialités d’une telle action dans une société peu habituée à l’action collective. « Pour la plupart d’entre nous, des générations nous séparent de toute expérience directement vécue de confrontation avec le capital sur les lieux de travail, et encore plus d’un événement de grande envergure, à l’échelle d’une ville, découlant d’actions des travailleurs. Depuis des dizaines d’années, nous subissons une campagne d’opérations psychologiques de la part de la société de consommation qui nous dit que nous sommes tous de la "classe moyenne". (…) Ces phénomènes nous transforment peu à peu en individus atomisés au sein d’une société de marché, et ont pour effet d’empêcher l’émergence d’une hostilité généralisée, consciente, irréconciliable et collective à l’encontre de nos exploiteurs et des mécanismes politiques et idéologiques de leur pouvoir. (…) Le simple fait d’avoir entrepris une sorte de grève générale à Oakland en novembre 2011 peut permettre à un public plus large, à la fois dans la région et dans tous les États-Unis, de prendre conscience du potentiel de ce type d’action » [11].
L’idée de grève donne une orientation nouvelle au mouvement Occupy, affaibli par la répression policière contre les campements et les occupations d’immeubles ; elle traduit en action la conscience du fait que les 99 % peuvent bloquer la production de la richesse qui est à la base du pouvoir du 1 %. Le 12 décembre, des milliers de manifestants réussissent à bloquer totalement les ports de Portland et de Longview, et partiellement celui d’Oakland. Et, partout ailleurs, des piquets de grève étaient présents sur les quais.
À New York aussi, la présence de nombreux travailleurs à Zuccotti Park et le soutien — prudent il est vrai — de syndicats locaux, ont débouché sur des actions. Après le jour du blocage de Wall Street, des groupes de Occupy Wall Street (OWS) sont allés renforcer les piquets devant des sièges d’entreprises (Vierzon, Sotheby’s), où des salariés protestaient contre les mesures d’austérité. D’autres, reprenant une forme d’action commencée à Chicago, ont installé leurs tentes dans les halls de grandes banques, avant d’en être expulsés par la police. Parmi le foisonnement d’initiatives collectives originales, citons également l’organisation de débats dans l’enceinte de stations de métro, le 17 novembre, action menée avec des travailleurs du syndicat des travailleurs des transports publics. Le même jour, toujours à Manhattan, la grande manifestation de protestation contre l’expulsion de Zuccotti Park a été chaleureusement accueillie par les passants et le cortège d’OWS a fini par fusionner avec celui des syndicalistes sur le pont de Brooklyn.
Aux États-Unis comme en Europe, la coopération entre les activistes des nouveaux mouvements et les syndicalistes est très délicate, pour ne pas dire conflictuelle. L’initiative, l’énergie et l’imagination créative sont désormais du côté des jeunes activistes et non des appareils syndicaux sclérosés. Ceux-ci, par leur nature même, ne peuvent dépasser l’étroit cadre revendicatif national en réaction aux orientations libérales du capitalisme. Les directions bureaucratiques se protègent de ces mouvements, voire incitent à leur criminalisation. C’est le cas en Grèce et au Portugal. Aux États-Unis, les chefs syndicaux qui ont du mal à mobiliser les travailleurs adoptèrent, dans un premier temps, une posture de solidarité suiviste cherchant à tirer bénéfice de l’énergie des mouvements.
Avec les développements sur la côte ouest, leur attitude a changé et ils expriment désormais la crainte de perdre le contrôle de « leur » base, les travailleurs les plus combatifs rejoignant les actions d’Occupy. Pour le dirigeant du syndicat des dockers, « Apporter un soutien aux dockers est une chose, que des groupes extérieurs cherchent à récupérer notre lutte pour mettre en avant leurs objectifs, c’est autre chose ! » [12]. Les activistes d’Occupy répondent « On ne récupère
pas de luttes ouvrières, nous faisons partie de la classe ouvrière », et encore, « Ceux qui sont dans le mouvement Occupy sont aussi la classe ouvrière et ces luttes sont nos luttes. Personne n’a le copyright des luttes ouvrières ».
Le fait est que ces nouveaux mouvements soulèvent des questions que les prolétaires les plus conscients se posent, sans trouver réponse dans les organisations bureaucratiques. Un ami, ouvrier dans une entreprise près de New York, constate que le mouvement Occupy a ouvert un espace nouveau de discussion et changé l’état d’esprit général sur les lieux de travail. Il remarque aussi que les ouvriers noirs et latinos se sentent davantage interpellés par OWS, les travailleurs blancs étant plus vulnérables au flot de mensonges des médias réactionnaires, lesquels font passer OWS pour un ramassis de drogués et de marginaux ne voulant pas travailler [13]…
Ain’t no Party like an Occupy Party
Il est surprenant de voir se généraliser un mouvement qui se réclame de luttes lointaines dans cette société traditionnellement repliée sur elle-même et vivant dans la méconnaissance du monde extérieur. Déjà, au moment des manifestations dans le Wisconsin, on avait vu éclore des pancartes renvoyant à la situation en Égypte, « Je rentre d’Irak et je me trouve en Égypte ! ». Le mouvement OWS s’est revendiqué, dès ses débuts, des révoltes grecques et des Indignés espagnols, dont il a repris le modèle d’auto organisation des acampados, sous des formes modulées par le sens pratique nord-américainPlusieurs [14] En quelques jours, à New York et ailleurs, une organisation complexe a été mise sur pied, des cuisines aux services médicaux et à la fameuse bibliothèque de rue comportant des milliers d’ouvrages. Pour comprendre la signification réelle de cette auto organisation, il faut garder à l’esprit la décadence d’une société où les bibliothèques sont rares et les centres de santé ferment, où l’entraide est asphyxiée par la violence du droit du plus fort. C’est pourquoi, au-delà des activités d’auto organisation, les campements sont devenus des lieux de joyeuses pratiques collectives d’une vie différente. Et c’est aussi pourquoi la destruction par la police de New York de ce village et lieu de discussion permanente au cœur du monstre urbain, sous les fenêtres de Wall Street, porte en filigrane ce message : tout ce qui est dangereux pour le système n’a pas le droit d’exister. D’autant qu’Occupy a mis en avant un projet inconciliable avec la société capitaliste, celui d’une collectivité non hiérarchique et sans revendication, et qui est régie, tout au moins en théorie, par des pratiques de démocratie directe.
Dans le fonctionnement des campements surgissent inévitablement des déviations par rapport aux principes revendiqués, des problèmes de manipulation, des actions et des pratiques qui contredisent le projet égalitaire. La question de l’argent est une des plus compliquées à résoudre pour ces collectivités. Dans une société où l’argent est roi, l’idée de solidarité se réduit vite aux dons. En peu de jours, les campements se sont retrouvés « propriétaires » de centaines de milliers de dollars qu’il a faut gérer et dépenser en faisant des choix difficiles — test crucial de la capacité du mouvement à se démarquer de la vie politique étatsunienne.
Des mini bureaucraties se sont constituées ici et là, cherchant à manipuler les foules. D’après un participant de New York, elles sont composées de
« vieux routiers des mouvements anti-globalisation, de militants d’ONG, de “spécialistes” autoproclamés en prises de décision, ainsi que de néophytes de tout genre. » [15]. Toute une panoplie d’organisations, groupuscules et sectes ont en effet débarqué qui, par leur nature même, cherchent à manipuler, contrôler, donner des conseils, des leçons aux masses. Totalement spontané par rapport à ces groupes, le mouvement Occupy semble avoir réussi à les maintenir à distance sans pour autant rejeter leur présence.
Dans la mesure où l’idée de démocratie de base est largement adoptée par les assemblées, les velléités bureaucratiques des chefs stratèges peinent à s’affirmer. À ce titre, la méthode du « microphone humain » est novatrice ; elle exprime un rejet des techniques modernes de diffusion de la parole, renforce le sentiment de collectivité, permet surtout de limiter la manipulation par le discours, limitant la longueur des interventions des militants. La conscience de la manipulation politique est aujourd’hui plus répandue, elle est un aspect du rejet de la politique traditionnelle. Un slogan à Zuccotti Park délimitait la place des avant-gardes, « Aucun parti ne ressemble à un Occupy Party ! », autrement dit, la direction du mouvement est dans sa pratique. Pour reprendre une pertinente remarque du participant cité plus haut, « Il n’est pas dit que toutes les formes de démocratie à Zuccotti soient si vides que ça. On pourrait soutenir que l’élément principal ayant contribué à l’élargissement de l’occupation n’est ni la nouveauté d’un mouvement de protestation de la gauche aux États-Unis, ni les slogans accrocheurs des adbusters [16] (casseurs de pub) et les jolies affiches, ni même la détermination avec laquelle les Occupiers tentent de construire un petit monde à eux dans le parc. Ces différents éléments auraient pu tout aussi bien susciter du cynisme, surtout chez les New-Yorkais. De fait, pour les milliers de gens qui ont visité le parc, l’élément clé semble avoir été l’expérience des assemblées générales elles-mêmes. On peut difficilement surestimer l’importance d’une telle expérience dans un contexte où la majorité des gens n’ont jamais participé à une réunion au cours de laquelle quiconque les a écoutés. Dès lors que ce qu’ils écoutent, ce sont le plus souvent des histoires de gros problèmes économiques (même s’ils sont plus ou moins durs), vécus par tous mais systématiquement occultés dans les médias, on peut affirmer que ce qui se déroule dans le parc dépasse une "simple forme". » [17].
Un mouvement créatif et imaginatif
L’imagination créative et l’humour sont des forces dans un mouvement. La première permet de surmonter les obstacles, de rebondir, d’aller plus loin. Le second dit la capacité critique de la communauté en lutte et exprime une facette de la confiance collective. Dès les premiers jours du mouvement, des questions naguère restreintes à des noyaux confidentiels, se trouvent soudain exprimées par des milliers de manifestants. Elles sont d’ailleurs audibles pour toute une frange de la société — société qui paraissait pourtant insensible à l’injustice sociale, plongée dans le consensus le plus conformiste et résigné, glorifiant la victimisation des perdants.
Quand la police new-yorkaise s’installe à Zuccotti Park après avoir détruit le campement, des milliers de personnes entourent le parc en criant : « La police occupe le parc ! La police a des chefs. Quelles sont les revendications de la police ? ». Lors d’une marche — idée là encore inspirée des Indignés espagnols – de New York à Washington à travers des bourgades de l’Amérique profonde de la côte est, les participants sont le plus souvent bien reçus. Mais parfois, on les somme d’« Allez travailler ! ». Ils répondent,
« Donnez-nous du travail ! » et voient alors leurs contradicteurs s’éloigner rapidement. Un autre type d’action directe très efficace, des petits groupes de manifestants déguisés en « invités normaux » interviennent dans des réunions des clubs huppés de la classe capitaliste [18].
Si des idées nouvelles sont devenues une des forces du mouvement Occupy, il est tout aussi important de remarquer que la passion des idées y est particulièrement à l’honneur. Celle-ci se manifeste, d’abord, dans l’intensité des débats et des discussions. Mais aussi dans la création de bibliothèques, une des priorités dans la plupart des campements. Un jour à peine après que la police new-yorkaise a jeté à la benne des milliers de livres, une nouvelle bibliothèque a vu le jour sur un banc du Park… Ainsi, des milliers de jeunes, qui vivent quotidiennement accrochés aux réseaux sociaux et aux nouvelles technologies, décident que le livre est un élément de réflexion et donc de lutte, indissociable du désir d’un monde nouveau. Une jeune occupante de Zuccotti Park raconte : « Le soir, quand je rentre dans ma tente, avant de dormir, je prends un livre. Et là, c’est pour moi le moment de clarté ! » [19]. C’est, en quelque sorte, une contribution indirecte aux débats sur l’avenir du livre dans un monde virtuel !
La créativité du mouvement Occupy est particulièrement riche dans le domaine des nouvelles technologies. On peut signaler, entre autres, la création d’une télévision en ligne, Global Revolution, [20] et la mise en place de systèmes de projection de slogans sur les immeubles de la ville la nuit. « Nous sommes les 1 % » fut ainsi visible sur la façade de la mairie de New York et les sièges des grandes sociétés.
La question de la violence est, comme en Europe, très discutée. Au delà des désaccords politiques, l’attitude adoptée majoritairement est de ne pas répondre à la violence policière par la violence. Moins par pacifisme idéologique que par pragmatisme et intelligence pratique, compte tenu du rapport de force existant et du caractère minoritaire du mouvement.
À Oakland, les discussions seront plus contradictoires et les désaccords
plus tranchés. Lors de la grève générale, Occupy Oakland a annoncé
son intention de viser les entreprises ayant pénalisé les salariés pour
fait de grève. C’est ainsi que les vitrines de la chaîne de magasins bio
« Whole Food », qui avait menacé des employés grévistes, ont reçu quelques pavés...
La violence de la répression policière a été un puissant facteur de mobilisation. L’engagement d’anciens combattants des guerres que le capitalisme étatsunien mène dans le monde a été à cet égard significatif.
Un sergent des marines compare la violence qu’il a connue à la guerre à celle des policiers contre les manifestants d’OWS : « J’ai été impliqué dans une ÉMEUTE à Rutbah, en Iraq, en 2004 et nous n’avons PAS traité les citoyens irakiens comme ils traitent les civils sans armes dans notre PROPRE pays ». Sur une pancarte d’un autre ancien combattant qui manifestait sur Liberty Plaza on pouvait lire : « Deuxième fois que je me bat pour mon pays. Première fois que je connais mon ennemi ».
De façon générale, le mouvement a cherché plutôt à retourner contre la police sa propre violence pour mettre en cause son image de « force protectrice des citoyens ». De ce point de vue, le slogan « Montrez-nous à quoi ressemble la démocratie ! » est parfaitement adapté.
You can’t arrest an idea
La répression en cours du mouvement Occupy, coordonnée par la police au niveau national, a des conséquences immédiates. L’expulsion des rues et des places pose inévitablement la question de l’après, de la survie du mouvement. La prochaine étape est, tout naturellement, l’occupation d’immeubles, endroits protégés où le mouvement peut reprendre son souffle en période hivernale. Dès début décembre, le mouvement lance une nouvelle campagne, « Les occupations d’immeubles sont le signe d’une nouvelle étape du mouvement. Les occupants se déplacent vers
l’intérieur ». Vu l’état de délabrement du tissu urbain aux États-Unis, le choix des lieux ne se pose même pas. Mais pour les autorités, la défense de la propriété privée est une valeur sacrée. À Oakland, à Washington DC, à Portland et ailleurs, des tentatives d’occupation d’immeubles ont immédiatement provoqué l’intervention de la police et des arrestations.
Occupy tente aussi de répondre aux défaillances de l’État sur le terrain de la vie sociale. À Oakland, lors des débats qui ont précédé la grève générale du 2 novembre, des voix ont proposé une sorte de « socialisation » rampante des écoles et des centres de santé : « Ils les ferment. Nous les occupons. Nous les remettons en fonctionnement ! ». Ces initiatives font écho à ce qui se produit déjà ponctuellement et que le mouvement voudrait généraliser.
Pour Occupy, il est indispensable de nouer des liens concrets avec les plus exploités, les travailleurs pauvres, les jeunes précaires et les laissés-pour-compte vivant dans les rues, les prolétaires noirs en particulier, lesquels constituent une minorité dans les mobilisations, sauf à Oakland [21]. Deux types d’action sont révélateurs de cette préoccupation. Le 18 novembre, on apprend que le gouvernement Obama a expulsé plus de 400 000 immigrés depuis le début 2011. Cette administration a déjà atteint le record de 1,1 million de personnes expulsées. Le même jour, à Montgomery, capitale de l’état d’Alabama qui vient de voter la loi la plus répressive du pays sur l’immigration [22], les membres d’Occupy Alabama rejoignent les militants des organisations de défense des immigrés pour bloquer les rues du centre ville. En donnant une dimension nationale à une action locale, ils renforcent son impact. Les actions contre les expulsions de logements vont dans le même sens. En octobre 2011, elles ont encore augmenté de 7 % par rapport au mois précédent. À Minneapolis, les membres d’Occupy Minnesota se mobilisent par solidarité avec les expulsés des quartiers pauvres. « Invités » par les propriétaires, des groupes d’une vingtaine de personnes « occupent » les logements et les maisons que les banques ont l’intention d’exproprier. Face à des groupes déterminés soutenus par le voisinage, la police hésite à intervenir et les banques proposent souvent une renégociation des prêts. D’autres groupes « ouvrent » des maisons abandonnées pour y installer des personnes sans logement.
Comme le souligne une amie new-yorkaise, « le pouvoir a frappé soudainement et violemment car il lui fallait se débarrasser vite de cette agaçante interruption du “business as usual”. Mais, ce faisant, il risque
de se retrouver face à une hydre aux multiples têtes. Vous l’écrasez dans un endroit et voilà qu’elle réapparaît en plusieurs endroits et sous des formes différentes ». Cette prévision trouve un écho sur les banderoles : « Vous pouvez arrêter des personnes. Vous ne pouvez pas arrêter une idée ! » ou encore, « Nous sommes nombreux, nous n’oublions pas, nous ne pardonnons pas ! ».
Quand le silence ne paye plus.
Pour restituer la vraie dimension du mouvement Occupy, sa nouveauté et sa richesse, il faut le replacer dans son contexte, une société dominée au plus haut point par l’individualisme marchand, où des années de déstructuration et d’appauvrissement des classes exploitées semblaient avoir enseveli l’esprit collectif. Le jour même où la police a rasé le campement de Zuccotti Park, on apprenait par la presse la révision à la hausse du calcul officiel de la pauvreté et l’augmentation du nombre d’enfants étatsuniens vivant dans un foyer pauvre — un million de plus en un an, soit plus d’un enfant sur trois.
Occupy s’intègre dans une montée des mouvements de révolte au niveau mondial. Tout comme les Indignés en Europe, Occupy est animé à la fois par un fort rejet de la vie sous le capitalisme et par la recherche obstinée de nouvelles façons d’affronter le système. Le mouvement doit forcément se bâtir en dehors des anciennes formes de conflit, politiques et syndicales en tout premier lieu, rendues inefficaces par l’évolution contemporaine du capitalisme. Paradoxalement, on peut parier que la vitalité et la capacité inventive du mouvement Occupy sont directement liées à la faiblesse des idées de gauche aux États-Unis. Ce corps d’idées est en Europe indissociable de l’existence d’un État social, socle sur lequel se perpétue le système d’exploitation du travail, avec des variantes plus ou moins supportables. Ce modèle d’intégration est désormais caduc. La capacité du système à se reproduire en période de croissance se fondait autrefois sur un consensus négocié et cautionné par des institutions politiques et syndicales. Ce consensus, qui nous a amené là où nous sommes, est désormais inefficace, dépassé par la violence de la crise.
Le 1 % ne compte plus sur le réformisme raisonnable pour asseoir son pouvoir. La résignation ne paye plus, avertit une pancarte à Chicago, « Le silence ne vous protégera plus ! ». On comprend que la revendication négociable trouve peu d’écho chez les partisans d’Occupy. C’est sur ce constat de faillite des anciennes formes d’actions syndicales et politiques, que se développent ces nouveaux mouvements, lesquels mettent en question la nature des sociétés, cherchent par tâtonnements de nouvelles façons de les affronter. Des mouvements qui avancent sur des pratiques positives, intègrent la lenteur dans la rupture sociale, contournent l’illusion de la réforme. Ce qui n’est pas un exercice facile. En Europe, c’est justement dans les sociétés où la gauche a eu la plus d’emprise sur la pensée politique que ces mouvements peinent à s’affirmer. La société française, où l’on a du mal à penser l’action politique en dehors de la dichotomie droite-gauche, est exemplaire à cet égard. Devant le constat de défaite des organisations syndicales face aux politiques d’austérité, on se réfugie, entre angoisse et peur, dans une illusion replâtrée à laquelle peu croient encore véritablement : l’électoralisme.
Plutôt que de s’enfoncer dans le désastre, rien ne nous empêche de chercher de nouveaux chemins. Leurs contours nous paraissent encore imprécis, nous les voyons surtout en négatif. C’est à ce titre que, à l’instar des mouvements des Indignés en Europe, le mouvement Occupy est, malgré ses imperfections, contradictions et faiblesses, enthousiasmant et porteur d’espoir.
Paris, 15 décembre 2012