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Christiane Passevant
El Negret (1)
Film documentaire de Jean-Paul Roig
Article mis en ligne le 2 septembre 2011
dernière modification le 23 décembre 2011

Espagne 1936. « Les vieux concepts de maître et d’esclave brûlaient en même temps que les images religieuses. Tout brûlait, même les banques. Un nouveau monde allait naître dans lequel l’argent et l’inégalité disparaîtraient. C’était une atmosphère de fête révolutionnaire. »

Ni l’arbre ni la pierre, Daniel Pinos (ACL)

Dans la province d’Aragon, les traditions collectivistes étaient très ancrées. La solidarité, l’entraide et les valeurs d’une société libertaire étaient déjà présentes, en germes, bien avant 1936. En septembre 1936, c’est l’abolition de la monnaie et de la propriété et, très vite, les collectivités d’Aragon regroupent 430 000 paysans, les anarchistes aragonais ayant donné le pouvoir aux organismes de base, aux comités libertaires de travailleurs et de paysans.

Mais comme l’explique Joaquin Monreal, El Negret, personnage central du film de Jean-Paul Roig, cela n’est pas du goût de tout le monde à Calaceite. Le village est en effet partagé entre républicains, anarcho-syndicalistes et fascistes. Ces derniers feront leur « coup d’État » au village qui sera reconquis par cinq anarchistes et l’armée républicaine.

El Negret, Joaquin Monreal, exilé politique espagnol, communiste libertaire, a choisi la CNT parce que la gauche républicaine lui paraît
« embourgeoisée ». Son récit est passionnant, lucide, facétieux même lorsqu’il remarque, « on était cinq quand la révolution est arrivée ». L’expérience dure presque une année et est à l’image des 2500 collectivités autogérées en Aragon et en Castille. La militarisation commence en mai 1937, les collectivités sont interdites et les récoltes confisquées.

Ces entretiens entre Jean-Paul Roig et El Negret vont provoquer des questions, des rencontres et un autre regard sur ce pan de l’histoire espagnole. Dévider un fil d’Ariane de son passé familial, un passé partiellement et volontairement enfoui dans les mémoires de ses proches, est aussi l’un des aspects de ce film documentaire très personnel. « Il est au présent mon passé » pourrait résumer la démarche du réalisateur.

L’utopie en marche dérangeait en 1936 et semble encore déclencher des réticences, notamment celles du cousin du réalisateur, qui paraît être revenu de ses propres convictions, et pense qu’ils étaient peu nombreux, avec El Negret, à vouloir faire « leur révolution ». Presque quarante années de dictature, la « transition » n’ont pas émoussé les critiques, les ressentiments, ni les zones d’ombre. À travers les silences, les témoignages, l’on perçoit qu’il n’est pas simple de soulever le voile d’un passé douloureux, de confronter les conséquences d’une guerre civile. Certains préfèrent se taire sur les déchirements, les blessures, les personnes sacrifiées et les morts de la guerre civile.

En ce qui concerne El Negret, rien ne l’empêche de faire des analyses acerbes et le bilan d’une révolution trahie. Et lorsque Jean-Paul Roig l’interroge sur le regard qu’il porte sur les conséquences de la guerre civile, il constate : « une Espagne ruinée d’un côté comme de l’autre. Pour en arriver plus tard à ce que les franquistes ne savaient pas quoi faire de la classe ouvrière, que 800 000 Espagnols partirent travailler dans le monde entier parce que l’Espagne et Franco étaient incapables de leur donner du travail. »

L’enjeu du film documentaire de Jean-Paul Roig, et du périple personnel qu’il accomplit dans un passé qu’il n’a pas connu, est complexe. Les entretiens, le retour au village, les rencontres ouvrent essentiellement sur des questions et n’apportent guère de réponses, « ni sur la guerre ni sur les idéologies et leur défaite. »

Néanmoins, une chose est claire dit le réalisateur : « Mon grand-père faisait partie de ces Espagnols qui croyaient en la République et au socialisme dans un pays autoritaire dominé par les grands propriétaires féodaux, une armée et un haut clergé extrêmement conservateur.

Mon histoire est celle de tous ceux, enfants meurtris et abandonnés, héritiers sans testament dont les parents et les grands-parents ont un jour été chassés de la terre où ils vivaient parce qu’ils avaient osé refuser l’injustice, l’ignorance et la misère.

La guerre civile espagnole, provoquée par un coup d’État militaire contre un gouvernement élu démocratiquement, fut d‘abord et avant tout une guerre sociale. »

Christiane Passevant : Ton film, El Negret [1], est à la fois une enquête sur les zones d’ombre de la guerre civile et sur ton passé familial ?

Jean-Paul Roig : C’est toujours un long cheminement pour arriver à la réalisation d’un film. Au départ, El Negret — surnom de Joaquin Monreal — était le protagoniste d’un film que je voulais faire à propos des conséquences de la guerre civile espagnole sur les enfants, les fils et les filles d’immigré-es, du côté français et du côté espagnol. Le projet était avancé, j’avais eu notamment une aide à l’écriture, mais quelques jours avant le début du tournage, le producteur espagnol s’est désisté. Et ce projet, dans lequel Joaquin Monreal était l’un des personnages, est resté en suspens jusqu’en 2005, où un lycée audiovisuel de Toulouse me propose de faire un film avec des étudiants. Il y avait cependant plusieurs contraintes, le film devait se faire à Toulouse alors que j’habite à Paris, dans un temps réduit, alors j’ai pensé faire un portrait de Joaquin avec les étudiants. Mais finalement, cela ne s’est pas bien passé avec l’administration du lycée et je me suis retrouvé avec une sorte d’ébauche de film. J’étais triste surtout pour Joaquin et après Passage des Pyrénées [2], mon film précédent, j’ai pensé faire un film autour du Negret.

Christiane Passevant : Comment as-tu rencontré ce militant anarcho-syndicaliste, El Negret ? Tu le connaissais depuis longtemps, au moment du premier projet de film ?

Jean-Paul Roig : Je le connais depuis mon enfance. Mon père était garagiste et Joaquin venait faire réparer sa voiture au garage.

Christiane Passevant : Ton père, qui est parti à 7 ans d’Espagne, connaissait El Negret parce que tous deux venaient du même village ?

Jean-Paul Roig : Absolument. En ce qui me concerne, j’ai atteindre un certain âge pour commencer à m’intéresser à cette histoire, à mes origines et à mon lien avec l’Espagne. Un jour, je suis allé chez Joaquin… Et il suffit de le brancher sur le sujet pour qu’il raconte cette période. Il m’a parlé de mon grand-père, dont ma famille disait très peu, qu’il avait connu. Ensuite, même si c’est un documentaire, j’ai du scénariser. Joaquin me parlait de la guerre civile comme personne ne l’avait fait. Il parlait toujours de la révolution, cela m’a d’abord surpris et j’ai tenté de comprendre pourquoi. J’allais régulièrement le voir et mes visites duraient parfois des heures, il parlait de la politique en France, de la révolution en Espagne, de ses évasions des camps, de la Résistance en France durant la Seconde Guerre mondiale.

Christiane Passevant : En 1936, ton grand-père était un notable du village de Calaceite, dans le Bas Aragon ?

Jean-Paul Roig : Le village se situe à 200 kms au sud de Barcelone, dans les terres. C’est un village agricole qui cultive essentiellement des oliviers et des amandiers, un peu de vigne. Mon grand-père était l’un des leaders de ce qu’on appelait le Centro Republicano, je dis maire dans le film pour simplifier. Il défendait des idées socialistes.

Le 22 juillet 1936, après coup d’État militaire de Franco, le maire socialiste du village, qui n’était pas mon grand-père, est déposé par ceux qui étaient de droite. Ils ont fait leur coup d’État, les socialistes et les anarchistes ont quitté le village, mais cinq anarchistes sont allés chercher de l’aide auprès de l’armée républicaine et le village a été repris. Ils ont emprisonné les responsables du coup d’État dans le village et ont créé le Comité antifasciste qui était composé d’anarchistes et de républicains. Très vite, dès le mois d’août, inspirés par les idées du front et de Durruti, les anarchistes ont proposé l’idée de collectivisation qui n’a pas été acceptée par les républicains. Alors les anarchistes — ils étaient cinq — ont créé un Comité antifasciste et révolutionnaire. Ils ont pris les terres de ceux qui étaient de droite et en prison, les ont mis au travail, et ont été rejoints par des républicains. La collectivité a duré un an.

Christiane Passevant : Dans le film, ton cousin qui n’est pas favorable, comme son père, aux idées anarchistes, reconnaît que finalement, ce n’était pas si mal la collectivité.

Jean-Paul Roig : Il faut souligner que des hommes en âge de travailler étaient au front et le collectif permettait de manger, ce que souligne la sœur d’El Negret.

Christiane Passevant : Pendant ce laps de temps, ils ont construit des bâtiments et ont acheté une moissonneuse batteuse. Ils se sont organisés, mais comme le dit ton cousin les tensions et les disputes divisaient le groupe.

Jean-Paul Roig : Les disputes venaient du fait que la majorité était de droite et faisait partie de la collectivité sous la contrainte. Il y avait des heurts au moment d’aller chercher les rations à la coopérative, mais la collectivité fonctionnait.

Christiane Passevant : Plus de monnaie, plus de propriété personnelle…

Jean-Paul Roig : Sauf pour les républicains. En mai 1937, le programme national met fin aux collectivités et il faut à nouveau un représentant à la mairie du village. Mon grand-père est alors devenu président de la « restauration ». Une nouvelle monnaie, des bons ont été signés par mon grand-père. Les terres ont été rendues à leurs propriétaires, c’était la fin des collectivités.

Christiane Passevant : Qui est l’auteur du texte que tu dis en voix off dans le film ?

Jean-Paul Roig : C’est un texte qu’El Negret écrit en mai 1968. Il commence ainsi : « le village de Calaceite, comme toute agglomération agricole, était pacifique par excellence. » Il revient à plusieurs reprises sur cette notion, marquante dans une guerre civile.

Christiane Passevant : Dans le film, tu parles du rêve libertaire et révolutionnaire qui a animé ces collectivités et notamment les cinq anarchistes qui voulaient mener à bien la révolution.

Jean-Paul Roig : Il y a quatre phrases, la première dont nous venons de parler, ensuite « à l’éclatement du soulèvement fasciste, on se souvient des propos d’un énergumène clérical qui disait que le sang des rouges allait courir par les rues. Après la reconquête du village, aux cris de “Vive la République !”, fut créé le Comité révolutionnaire antifasciste. » Puis cette jolie phrase d’El Negret : Nous Cénétistes, nous voulions une société neuve, basée sur le travail et l’économie collective. Un essai du communisme libertaire dont nous avions tant rêvé. »

Je lui ai maintes fois posé cette question : « tu te considères comme anarchiste, anarchosyndicaliste ou communiste libertaire ? » Question à laquelle il répond toujours et sans hésitation : « communiste libertaire. » Il dit souvent que les communistes staliniens se disent communistes, mais sans l’être, à la manière des catholiques.

Christiane Passevant : Il dit à un moment que les communistes sont responsables d’avoir fait échouer la révolution.

Jean-Paul Roig : Et il ajoute aussi que les communistes luttaient en Russie pour les collectivités et qu’en Espagne, ils cherchaient à les détruire.

Christiane Passevant : Cette grande photo du village que l’on voit dans l’appartement de Joaquin est-elle actuelle ?

Jean-Paul Roig : La photo lui a été envoyée par quelqu’un de sa famille dans les années 1970. Chez lui, c’est presque un décor de cinéma, d’un côté la photo panoramique de Calaceite et, en face, la reproduction du tableau de Picasso, Guernica. Tout est dit. Il habite au 8ème étage d’une tour HLM dans un quartier populaire de Toulouse. J’ai travaillé sur ce côté reclus avec tout ce qui a marqué sa vie, la guerre civile espagnole et Calaceite qui trône sur le mur.

Christiane Passevant : À quel moment de la réalisation as-tu décidé de tourner dans le village, un peu comme en reflet des paroles de Joaquin Monreal ? D’un côté, il y a le témoignage du Negret qui parle du rêve révolutionnaire des communistes libertaires et fait une analyse politique, et de l’autre, parallèlement, tu retournes dans le village pour retrouver les traces de ce qui s’est passé. Que cherches-tu ?

Jean-Paul Roig : Je ne sais pas ce que je cherche et je sais que je ne trouverai rien. J’essaie de parler de comment je suis marqué par quelque chose que je n’ai pas connue. Mon père m’a souvent dit que je n’avais rien à voir avec cette histoire. Je n’ai jamais parlé espagnol avec mon père. J’ai appris l’Espagnol à l’école et ensuite je suis allé en Espagne. C’est en fait quelque chose que je porte et porterai toujours en moi, malgré moi, et j’essaie de m’y confronter, notamment en retournant au village ou en discutant avec El Negret.

Christiane Passevant : Dans les premières images tournées au village, tu parais déambuler, au hasard. Les rencontres ont-elles été scénarisées ou bien est-ce vraiment le hasard ?

Jean-Paul Roig : En fait cela exprime des prises de conscience successives. Je suis allé au village pour la première fois en août 1976, avec mon père qui, comme beaucoup d’Espagnol-es ne sont retourné-es en Espagne qu’après la mort de Franco. Mon grand-père est mort en 1970 et n’est jamais retourné à Calaceite, sinon il aurait eu des problèmes. El Negret a eu des problèmes, même jusqu’en 1979. Mon père n’aurait pas eu de problème, étant parti enfant, à 7 ans, mais il avait pour principe de ne retourner au village qu’après la mort de Franco. En 1976, nous sommes arrivés au village pendant la fête, une fête importante dans la région.

Christiane Passevant : Comment s’est déroulé le tournage ?

Jean-Paul Roig : Le tournage à Toulouse a eu lieu en décembre 2006 et le tournage à Calaceite s’est fait en septembre 2007. Pour le tournage au village, je n’avais prévenu personne et j’avais une certaine appréhension. Dans le projet, j’avais dit que cela se ferait au fil des rencontres, je connaissais quelques personnes, mon cousin, la sœur de Joaquin qui vit au village et j’avais obtenu de la production d’avoir un peu de temps, huit jours, du dimanche au dimanche pour filmer la sortie de la messe. En arrivant ainsi à l’improviste, il s’est trouvé que toute ma famille était absente. Pour la première fois, je n’étais pas encadré. Je suis allé à la mairie pour expliquer le projet, que nous étions deux pour filmer dans le village et que nous serions discrets. Au début, j’ai pensé utiliser seulement les voix dans le film, pas les personnes. C’était très théorique et dans le cinéma, il est quand même important de savoir qui parle.

Pour la scène dans le foyer des retraités, j’ai d’abord mis la caméra à l’extérieur. Peu à peu, ils sont rentrés, nous avons demandé de filmer à l’intérieur du foyer. On nous a laissé faire et personne n’a posé de questions. J’avais des photos du village, prises au cours des années et je les ai distribuées. Ils les ont regardées sans dire grand chose. J’aime bien cette scène et ce mutisme. Toutes les scènes se sont déroulées ainsi, pour moi il s’agissait d’une approche successive. Mon cousin est arrivé le jeudi et je l’ai filmé.

Christiane Passevant : Lorsque tu es allé demander l’autorisation de tournage à la mairie, on ne t’a pas demandé le synopsis ou le sujet du
film ?

Jean-Paul Roig : Pour l’anecdote, j’ai expliqué que mon grand-père avait vécu dans le village et que je réalisais le portrait d’une personne née à Calaceite. Après quelque réticence, tout s’est bien passé. Après tout, nous n’étions que deux. Dans le village, personne n’a paru intrigué, nous n’intéressions pas grand monde et le tournage a été facile.

Christiane Passevant : Tu rencontres des personnes susceptibles de témoigner de l’époque de 1936-1939.

Jean-Paul Roig : Je rencontre finalement peu de gens, à part la sœur de Joaquin et mon cousin. Ce qui était important pour moi, c’est cette atmosphère assez lourde du village, ce silence que j’essaie d’exprimer dans le film. La rencontre de la femme près du four se fait par hasard. Devant les signes fascistes sur le mur, c’est la même chose, la personne qui passe entame la discussion en me voyant observer le symbole. Pour le graffiti sur le mur de l’église, dont l’architecture est très lourde, je suis en train d’attendre le chef opérateur et peu à peu je découvre les traces du slogan fasciste « ¡Arriba España ! ». Du coup, je mets en scène… Un adolescent passe et je lui demande ce qui est écrit. Hors champ, un passant dit
« ¡Arriba España ! » Le village a une architecture riche que n’ont pas ceux des environs. De nombreux artistes y habitent, la famille Bunuel y avait une maison. Je crois qu’un film, Las Libertarias, a été tourné dans ce village.

Christiane Passevant : C’est un film de Vicente Aranda de 1996. L’église est reconnaissable et les ruelles aussi. Dans ton film, El Negret dit qu’on a jamais su qui, en 1936, avait mis le feu à l’église et qu’ensuite elle avait servi de hangar pour la nourriture des chèvres. Et dans le film de Vicente Aranda, l’église sert aussi de hangar.

Jean-Paul Roig : Je me souviens que, jusques dans les années 1980, l’on pouvait voir sur le mur de l’église « ¡Viva el Duce Viva Franco ! » C’est très violent et si l’on pense à ceux qui ont restauré le faisceau fasciste de la Phalange !