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La peur de poche, ou l’instrument prophylactique
Article mis en ligne le 25 décembre 2006
dernière modification le 26 octobre 2006

L’acharnement à concevoir toujours plus de gadgets, de prothèses accélératrices des gestes ou des sens humains a pour triste conséquence d’augmenter la peur, l’anxiété et la solitude. L’exemple du téléphone portable, parmi tant d’autres, le prouve. Miguel Benasayag et Angélique Del Rey ont publié chez Bayard « Plus jamais seul, le phénomène du portable ». Dès les premières pages de ce bref bijou, le ton est donné par un apologue cruel : nous sommes à une fête chez Pierre. Un sms nous informe qu’il y a une autre fête chez Edwige. Un message sur le répondeur nous apprend, lui, que chez Jean-Edouard tout le monde danse, un autre qu’on s’amuse chez Marie. En voilà assez pour ruiner notre plaisir à manger chez Pierre. Parce que nous savons que là, là et là, nous n’y sommes pas. Nous ratons trois fêtes, cela suffit pour nous gâcher celle à laquelle nous participons. « Grâce à lui, nous ne sommes jamais coincés dans le temps où nous sommes ; il nous présente sans cesse une myriade de situations autres et nous permet de ne jamais nous sentir enracinés dans la situation où nous nous trouvons. (...) La rapidité dans laquelle nous place la communication mobile nous donne le sentiment que tout est urgent et qu’il faut donc s’occuper en permanence de quelque chose d’autre, de peur de manquer ce qu’il y a à saisir. »

Le portable impose un modèle selon lequel « la vie serait quelque chose d’utilisable, et qu’on pourrait rater ». Nous sommes « aliénés à cette tristesse qui consiste à prendre notre vie comme un capital-temps ». Le véritable modèle proposé par le portable, c’est le modèle marchand : le temps y constitue une ressource rare (« le temps, c’est de l’argent »), l’être-là aussi, le portable nous rappelant constamment que nous manquons d’éternité et d’ubiquité. On sait au surplus que le propre du modèle marchand est de dissoudre les liens entre les humains pour ne leur substituer que l’apparence du lien marchand et la réalité de l’exploitation. Or le portable est un casseur de lien. Voyons-le par le petit bout de la lorgnette : oui, nous pouvons appeler plus de personnes, plus souvent. Mais l’abondance tue la qualité. La conscience même que nous pouvons contacter qui nous voulons quand nous voulons enlève tout prix aux contacts que nous établissons réellement. En nous jetant tous les uns sur les autres, le portable nous enfonce dans la solitude.

Benasayag ajoute, quand au contenu notoire des conversations par portable : « plus on parle, moins on a à dire ». Mais si l’on parle pour ne rien dire, pourquoi parle-t-on tant ? Voici sa belle réponse ; « Des millions d’adultes se comportent comme des adolescents pris de logorrhée (...) qui tentent vainement, et de façon compulsive de suppléer à cette faille dont ils souffrent, provoquée par la difficulté de devenir un adulte. Les conversations sans fin, les collages contre-phobiques dans lesquels on tente de ne jamais être seuls, la répétition compulsive sans cesse du récit du moindre fait et geste de la journée, pour tenter d’être ainsi incorporé, d’appartenir au champ perceptif de l’autre, dans un imaginaire de fusion, de noyer l’angoisse de la sexuation dans une mare de paroles, telles sont quelques-unes des raisons de la logorrhée adolescente. »

Il offre quelques autres explication de la marée portable, dont celle-ci, pas moins incisive : « Notre société vit en effet plongée dans une atmosphère phobique (...) quadrillée par une série de menaces qui rendent l’autre dangereux. L’autre est celui qui pourrait me prendre mon travail, me transmettre un virus (...). Il est celui qui pourrait me voler ou m’agresser.(...) Dans ce contexte-là, le téléphone portable est l’instrument contre-phobique par excellence. Il me permet de m’absenter de mon rapport à l’autre, établissant une double distance : il met une distance entre moi et les gens qui m’entourent, mais aussi entre moi et mon interlocuteur. C’est le rapport prophylactique idéal. »
Ces quelques citations ne sauraient faire justice à ce livre merveilleusement dense, dont chaque page offre matière à réflexion et qui, tout en demeurant au cœur de son sujet, aborde, après le psittacisme adolescent et portable, le rapport entre rythme et société, le remplacement néolibéral du codage par le contrôle et du lien par la promiscuité, l’accueil enthousiaste donné à cet objet de malheur qui est pourtant à l’auditif ce que le panoptique aurait pu être au visuel, en d’autres termes le moyen d’une surveillance généralisée (combien de missiles Hellfire ont-ils été tirés grâce à des localisations de portables ?), et enfin, de manière plus profonde, l’ambiguïté du désir de fusion à la base de la communicomanie, désir de fusion qui, selon Benasayag « loin de constituer un désir de lien, constitue au contraire un désir d’en finir avec le désir de lien. Donc avec le lien. »