Christiane Passevant
Chou Sar ? (Qu’est-il arrivé ?). Film documentaire de De Gaulle Eid
Article mis en ligne le 31 mars 2011

Dans un village du Nord du Liban, le 9 décembre 1980, les parents de De Gaulle Eid, l’une de ses sœurs et onze membres de sa famille sont assassinés par des habitants du même village. L’enfant réussit à échapper au massacre avec sa sœur et son frère…

Tragédie ordinaire de la guerre civile… Le souvenir de cette violence extrême est indélébile et le plus dur est sans doute d’ignorer ce qui a provoqué cette tuerie perpétrée par des voisins. Les questions demeurent, lancinantes, blessantes, comme pour beaucoup de Libanais-es, et peuvent se résumer ainsi : qu’est-il arrivé ? Qu’est-il arrivé en effet pour que le pays bascule dans la barbarie ?

Les deux frères Eid vivent en France, la sœur est restée au Liban. De Gaulle Eid habite la Corse avec sa compagne et leur petite fille. Il est cinéaste, documentariste. Les interrogations, les non dits familiaux et le déni officiel de la mémoire de la guerre civile l’amènent à retourner au Liban et à remonter le cours d’une histoire enfouie. Cette quête de l’inexplicable, il va la faire avec sa caméra et avec la volonté de montrer la réalité, les silences, les fuites, les blessures et les lâchetés. Sa démarche est simple, il part de son histoire personnelle pour atteindre à l’universel. Il aurait pu choisir la fiction, mais « par une fiction, on contourne le problème, ça passe mieux dans le pays car le peuple n’a pas de recul sur son histoire. Moi je suis direct et j’assume jusqu’au bout. Je fais du cinéma vrai, du documentaire, c’est peut-être une réussite ou un échec je ne sais pas, mais je vais jusqu’au bout, c’est un choix. Je fais ce que je sais faire à ma manière et j’assume ».

Retourner au village où les voisins qui ont massacré sa famille vivent aujourd’hui en paix, protégés par l’amnistie générale de 1993, effaçant tous les crimes de la guerre civile libanaise exigeait un certain courage. Et de Gaulle Eid est décidé à confronter la réalité et briser les silences, à affronter les souvenirs d’une enfance interrompue un jour d’hiver 1980.

Qu’est-il arrivé ce jour de décembre 1980 ? Pourquoi cette élimination d’une famille entière ? La rencontre fortuite de l’assassin de sa mère sur la place du village est une scène inoubliable. Aucune haine… Seulement la conscience d’un acte inacceptable. La famille assassinée ne l’est pas une seconde fois par l’occultation de la mémoire. « Il faut savoir ce que l’on veut quand on est cinéaste. Si le cinéma n’est pas percutant, il ne change rien, surtout dans des sociétés qui connaissent la guerre. Il faut affronter les catastrophes, comme au Liban où le pays n’est pas prêt. »

Chou Sar ? (Qu’est-il arrivé ?) [1] est un documentaire exceptionnel contre les rouages de la barbarie, d’une force inouïe, une ode à la conscience pour se reconstruire et assumer les séquelles, les blessures vives de la guerre civile libanaise. Pas étonnant que la censure s’en mêle dès lors que l’on parle des partis politiques et de leurs responsabilités dans les massacres et les disparitions de personnes. 150 000 disparu-es, ne l’oublions pas !

Christiane Passevant : Ebdel, le village où vous habitiez durant votre enfance est-il chrétien ou habité par différentes communautés ?

De Gaulle Eid : C’est un village habité par une population chrétienne avec de rites différents, catholique, orthodoxe, comme il en existe au Liban ; une salade orientale.

Christiane Passevant : Pourquoi vos parents vous ont-ils prénommé De Gaulle ?

De Gaulle Eid : Mon père était gaulliste et dans ma famille il y a des Français apparenté à de Gaulle. C’est aussi l’adoration du Liban vis-à-vis de la France.

—  : Durant le tournage, avez-vous eu recours à la mise en conditions ? En particulier au début du documentaire, dans les discussions avec votre femme.

De Gaulle Eid : Dans le cinéma documentaire, ce qui est le plus difficile à faire, c’est garder l’homogénéité d’un espace cinématographique réel. En tant que réalisateur, j’ai eu recours à ce qu’on appelle la mise en situation, c’est-à-dire décider à quel moment je commence, quand je m’arrête et comment je travaille. J’ai organisé le tournage en restant fidèle à ce que j’avais écrit et imaginé au départ. Les scènes s’enchaînaient au fur et à mesure. Pour comprendre comment j’ai procédé, je prendrai l’exemple de la venue de mon frère. Quand il est arrivé en Corse, il savait que je partais au Liban et il voulait me dire au revoir. Cette situation n’a pas été préparée, cela s’est fait naturellement, mais l’équipe était là pour saisir le réel. Tout le film a été travaillé de cette manière. Par exemple, la soirée en Corse n’a pas été organisée pour les besoins du film. C’était vraiment l’anniversaire de mariage de l’oncle de ma compagne. Mais du coup, j’ai saisi l’occasion pour filmer cette fête familiale, qui paraissait une sorte de départ pour moi, avant de tourner au Liban. Toutes ces situations sont mises au service du film, ensuite tout dépend comment et de ce que l’on filme. Dans le documentaire de cinéma, on ne filme pas comme ça, ce n’est pas du reportage. On ne prend pas une caméra pour filmer au débotté. J’ai voulu des scènes fortes, conséquentes, sans recours à des plans de coupe.

—  : Il y a quand même du champ contre champ. Par exemple lorsqu’au début vous déjeunez avec votre femme, il y a plusieurs valeurs de plans.

De Gaulle Eid : C’est le montage.

Christiane Passevant : Vous avez tourné à plusieurs caméras ?

De Gaulle Eid : Non, avec une seule caméra, je suis contre plusieurs caméras. Dans la scène que vous évoquez, la caméra tournait autour de la table. Dans celle du récit de mon cousin à ses enfants, que j’appelle la scène de transmission de la mémoire collective, la caméra a filmé pendant 50 minutes, sans arrêt. Ensuite, elle a été montée, mais nous avons tourné en continu. La caméra était à 6 mètres et j’ai filmé en focale cinéma. J’étais très loin des personnages et je signalais à ma chef opératrice un regard intéressant, un geste. Autre chose, quand on tourne sans couper la caméra, on récupère du son, ce qui nous permet d’ajuster une scène.

Larry Portis : La chanson que l’on entend dans la fête, en Corse, colle parfaitement à l’histoire. Or j’ai remarqué que c’est une chanson originale. A-t-elle été composée et interprétée pour le contexte du film ?

De Gaulle Eid : Oui. La chanson a été écrite pour le film. Je voulais qu’elle illustre la soirée. La chanteuse est une amie. Et on fait la fête ainsi en Corse, on se réunit et on chante, comme dans le film. Lorsque j’ai décidé de filmer cette scène familiale, j’ai demandé à Jackie si elle voulait chanter une chanson originale composée par un ami, Jean-Paul Poletti. Je tenais vraiment à cette chanson originale basée sur l’histoire, parce que ce film est pour moi une tragédie grecque. On est en Méditerranée et j’ai absolument voulu Jackie Michaeli, parce qu’elle colle à l’image du film. En fait, j’ai voulu revisiter la mémoire d’un enfant.

Ce que j’appelle les bribes fictionnelles dans un film, ce sont des situations plus ou moins préparées auxquelles on a recours dans le cinéma, sans tricher. Sinon on ne fait pas de cinéma, mais du reportage. La sensualité, l’émotion, on en a besoin dans un film. Il n’y a pas que les dialogues entre les personnages, il faut aussi l’atmosphère et l’homogénéité de l’espace cinématographique.

Christiane Passevant : C’est pour cette raison que vous avez choisi de filmer votre départ ? C’est une scène forte mais difficile et presque cruelle. Votre petite fille pleure. La scène était-elle nécessaire ? Vous auriez pu partir en douce.

De Gaulle Eid : Je ne pouvais pas partir sans dire au revoir à ma fille, mais je ne m’attendais pas à sa réaction. Les films sont cruels et il faut l’être parfois pour faire ce genre de films. Les gosses sentent en général ce qui se prépare sans savoir quoi exactement. Personne ne peut contrôler l’émotion. Et dans le cinéma documentaire, il y a une part de chance. J’ai toujours voyagé ainsi pour mon travail. Depuis vingt ans que je fais du cinéma, je pars comme ça.

 : Mais là, vous alliez dans un endroit où vous risquiez gros.

De Gaulle Eid : Oui, mais c’est un film impossible à faire sans une implication personnelle, et jusqu’au bout. Un cinéaste a un devoir et je ne pouvais pas marcher sur une mémoire, je ne pouvais pas l’enterrer, il fallait affronter le passé sinon on ne peut pas avancer dans la vie. Je me suis senti capable de l’affronter donc je l’ai fait. D’abord il fallait être mûr, ensuite faire un film personnel en s’adressant à un public, et le rendre universel. D’où la complexité de la démarche. C’était en quelque sorte suicidaire. J’étais à la fois le fil conducteur du film et le metteur en scène, c’est très complexe. Il me fallait une certaine maturité et une distance avec le passé, outre l’obligation de faire un film de cinéma avec un
budget, des contraintes de temps et d’argent. Comment affronter la situation ? Comment transmettre un message sans haine, mais plutôt dans l’amour ?

N’importe comment, on ne fait pas des films comme ça, on gamberge, on se cherche et, à moment donné, on se décide. Ma décision de faire du cinéma ne date pas du massacre, mais depuis tout jeune. Le massacre n’a pas été la raison pour moi de faire du cinéma.

Christiane Passevant : De toute votre famille, vous paraissez être le seul à vouloir affronter le passé. Votre frère Jean refuse et vous alerte sur les risques. Et peu à peu, vous débloquez des portes de la mémoire chez les autres, même avec votre parrain dès la première rencontre. Pourtant il fuit les questions dans un premier temps.

De Gaulle Eid : Même réaction de la part d’un cousin, dans un champ, qui élude la question et parle de sa jument. On revient toujours au même problème : affronter le passé n’est pas facile. Je dévie un peu. Ma cousine, qui a fait une thèse et a une démarche parallèle à la mienne, ne voulait plus tourner au bout de quelques jours de tournage. Elle est extraordinaire et, avec elle, je voulais développer la question sociologique, l’oubli et comment on extériorise ce vécu, mais elle s’est effondrée et a abandonné. Avec les autres, c’était dur également parce que ce passé reste une sorte de tabou familial. La famille est indirectement impliquée dans le massacre par le personnage d’Émile qui, on le voit bien dans le film, est trouble. Personne n’a osé l’affronter, lui dire les choses en face et il fallait bien crever l’abcès. Cette histoire de famille est extrêmement complexe, et d’ailleurs la famille ce n’est pas que de l’amour, c’est de la haine, du sentiment, c’est tout à la fois. Donc la fuite était la solution de facilité parce que l’on a pas envie de revisiter cette douleur. Mon cousin, qui fait la transmission de la mémoire à ses gosses, je lui avais expliqué l’importance de parler à ses enfants, parce qu’ils se posent des questions immanquablement sur les non dits.

Je viens d’apprendre que tous les jeunes du village veulent savoir ce que les autres ont fait, ça remue un passé incroyable. Les jeunes d’un village, ce sont les jeunes d’un pays. Les tueurs n’ont jamais dit qu’ils avaient massacré des gens. Ils ont dormi avec ces crimes pendant trente ans.

Larry Portis : Cette volonté de savoir des jeunes du village a suivi votre visite ?

De Gaulle Eid : Oui, mais aussi parce que, depuis deux mois, la polémique au Liban à propos du documentaire est énorme. On voit des extraits à la télévision, j’ai participé à des plateaux télévisés, les journaux en parlent à la Une tous les jours, les politiques s’en sont mêlés et tout le monde est secoué. Le film a été censuré au Liban, mais le fait d’être censuré a fait qu’on en a parlé encore plus. Il a été retiré de deux festivals à Beyrouth. Un troisième festival, le Beirut International Film Festival (le Festival international du film de Beyrouth) a alors voulu mettre le film en compétition officielle et défier la censure, mais ils n’ont pas pu organiser de projection publique afin d’éviter la zizanie dans le pays. Cependant, le jury a vu le film qui a été maintenu en compétition officielle. Et finalement, le jury lui a donné le grand prix, ce qui a fortement dérangé le gouvernement en créant un phénomène incroyable dans le pays. Tout le monde, y compris les assassins, se demandaient ce qui se passait.

Christiane Passevant : Tout le monde veut voir le film.

De Gaulle Eid : Évidemment, parce que les Libanais veulent savoir puisque l’on ne leur dit pas la vérité, comme pour les assassinats perpétrés ces dernières années. Il y a un tribunal international, mais c’est une manipulation. Que s’est-il passé ? Tout le monde se pose la question.

Christiane Passevant : Et les 150 000 disparu-es pendant la guerre ?

De Gaulle Eid : Pour les morts et les disparus, les questions demeurent. La censure du film n’est intervenue qu’au Liban. Les responsables de la censure essayent de faire des compromis entre les partis politiques et ils ont peur d’un séisme communautaire sur le plan régional et inter-régional, avec l’Iran d’un côté, la Syrie de l’autre, les États-Unis et la France. dans leur recherche de compromis, ils ne souhaitent pas remuer le passé et parler de ce que j’aborde dans le film. En particulier, le Parti Social-Nationaliste Syrien (PSNS) qui a une histoire sanglante, il n’est pas le seul d’ailleurs, mais le film montre ça. On ne pouvait pas faire un film de vérité sans expliquer les raisons et, du coup, le Parti Social-Nationaliste Syrien s’est senti directement visé. Il a donc joué de son influence pour faire pression et empêcher la projection du film. Le film n’a pas été censuré parce que le gouvernement refuse de parler de la mémoire. Le ministre de l’Intérieur m’a dit lui-même qu’il voulait que le film passe, mais les compromis, les pressions, les influences… le Liban est un pays complexe.
Je peux comprendre cette réalité et les enjeux qui existent dans le pays, mais ce n’est pas pour cela que je dois m’interdire de parler de notre mémoire. C’est ce que j’ai fait à la télévision et les journalistes partageaient cette volonté avec moi. Le peuple libanais a envie de savoir. Il n’est pas question de raviver la haine entre les gens. Le cinéma n’est pas fait pour ça, mais pour que les gens parlent.

Christiane Passevant : Pensez-vous, et c’est un peu mon impression, que même si les politiques semblent vouloir calmer le jeu, les braises sont toujours là ? Et que certains peuvent être tentés, pour garder le pouvoir par exemple, de les utiliser à nouveau ? Il est difficile de penser que les politiques soient tout à fait innocents dans cette situation. Ils ne seraient plus dans leur rôle. Il y a les compromis et il y a les calculs politiques.

De Gaulle Eid : C’est vrai et c’est la raison pour laquelle il faut défier et aller jusqu’au bout. Nous organisons une projection à Beyrouth pour défier la censure et sont invitées des personnes de tous bords, intellectuels, journalistes, politiques, les partis — les phalangistes et les autres. Il faut arriver à parler de la situation, même si c’est difficile. En direct, j’ai dit lors d’un passage à la télévision que si les gens de mon village voulaient voir le film et que l’on en discute, qu’ils viennent en salle. Mon devoir de cinéaste est d’aller vers l’amour et non pas vers la haine.
Je suis contre la haine et la violence. J’ai fait ce film pour parler de cette réalité qui est cruelle dans le but de discuter, de voir la réalité.

—  : Vous ne ressentez pas de la haine quand vous êtes face à l’assassin de votre mère ?

De Gaulle Eid : À la fin du tournage, j’ai dit à mon producteur que j’avais pitié de ce type. Il est tétanisé quand il réalise qu’il est face au fils de celle qu’il a assassiné. Il cache ses mains. Avec ma caméra, je l’ai tué. Alors avoir de la haine, ça sert à quoi ? Une vengeance dans l’âme est plus forte que le reste. Il est impossible de vivre une telle scène sans recul, sans raisonner. Quelques années après le massacre, je n’aurais pas eu cette distance avec le passé, et même avec les gens que je filme. Avec la maturité, on se pose des questions comme : ça sert à quoi de tuer quelqu’un ? pourquoi la vengeance ? Ça ne sert absolument à rien. Mais il est vrai que j’ai pris une revanche sur le passé, sur la violence.

Christiane Passevant : Avec Émile, vous le pousser dans ses derniers retranchements pour qu’il assume ses responsabilités du massacre.

De Gaulle Eid : Bien sûr, il n’a pas été question d’épargner la famille. Nous sommes tous responsables, je ne voulais pas jouer la victime et pleurer avec moi. En sortant du film, on a le même regard sur Émile que sur les assassins, pour moi, c’est un fascho.

Larry Portis : Il est d’ailleurs presque aussi gêné que l’assassin. Il se maîtrise parce qu’il a du pouvoir et de l’argent, mais il est troublé, comme le meurtrier.

De Gaulle Eid : Bien sûr qu’il est troublé. Surtout lorsque je suis retourné lui dire en face ce que je pensais de lui et de tous les politicards du Liban qui sont les véritables responsables. Je voulais filmer cette scène et je l’ai dit à mon producteur exécutif.

Christiane Passevant : La réponse d’Émile est abominable, le massacre aurait ouvert des horizons et été une opportunité. Le cynisme total.

De Gaulle Eid : Le cynisme total, c’est pourquoi on ne peut pas se taire. Mais peut-être s’est-il dit que je ne pouvais pas comprendre ? De plus, penser que rester au village était une catastrophe !… Quand on a le pouvoir, on méprise les autres. Il s’est inquiété lorsqu’il a lu les journaux et les commentaires que faisaient les journalistes, justement sur cette scène. Les journalistes l’ont associé à l’image d’un parrain de la mafia. Je pense qu’à travers toutes les retombées du film, il a peut-être compris ce que je voulais dire.

Christiane Passevant : Lorsque vous vous êtes trouvé face à l’assassin de votre mère — je sais cela s’est fait par hasard —, j’ai pensé à la démarche des HIJOS en Argentine qui affrontent les tortionnaires de leurs parents en apprenant aux voisin-es leurs actions pendant la dictature. La scène se passe sur la place du village et personne après ne pouvait ignorer qu’il avait participé à l’assassinat de familles du village.

De Gaulle Eid : Je ne l’ai fait dans ce sens, mais la réalité s’en est mêlé. Si je n’avais pas eu la possibilité de cette rencontre incroyable, j’aurais continué à chercher les assassins, j’aurais provoqué la confrontation. Depuis le début, le film s’articule de la même manière, on a pas tous les noms des lieux, on explique pas avec un texte. Le film est construit comme une fiction. C’est la narration qui permet au public de comprendre au fur et à mesure et de découvrir ce qui s’est passé. Dans mon témoignage à ma cousine Marie, je lui dis que le voisin d’en face était dans la maison et qu’il a tiré. Dans le film, lorsque je sors de la maison, je monte, je regarde un portail d’une maison, c’est la maison d’un assassin. Je l’ai attendu, mais il était absent. Après le tournage, j’ai appelé le Liban pour savoir où était passé ce type et j’ai appris qu’il avait déménagé. Je voulais le voir. J’étais réellement décidé à dire ce qui s’est passé, toute la vérité. Si je n’avais pas rencontré par hasard l’assassin de ma mère sur la place du village, j’aurais continué mes recherches.

Christiane Passevant : L’homme en arrière plan, dans la boutique sur la place, a-t-il entendu vos paroles ? Et ce long silence pesant après lui avoir dit :“ je vous reconnais. On oublie pas l’assassin de sa mère.”

De Gaulle Eid : Cet homme n’a peut-être pas tout entendu. En revanche, l’homme, la femme, ceux qui étaient du côté de la caméra ont tout entendu. Et je ne peux pas vous expliquer quel a été le sentiment de l’équipe. Nous étions cinq parce que j’avais voulu une équipe réduite pour les prises de vue dans le village. Mon chef opérateur a eu une trouille totale parce que si l’on entend les rushes, il respirait très fort. Je lui ai dit de tenir sinon, nous étions foutus. Et la caméra rend bien ce climat perturbé. Donc on a filmé et ce qui nous a beaucoup aidé, c’est la présence de mon producteur exécutif, le cinéaste Rachid Mashraoui. Il a été formidable et il a calmé l’équipe. Ensuite, nous avons visionné les rushes et la scène était incroyable. Toute le tournage dans le village est incroyable, le silence, la caméra qui me suit…

Christiane Passevant : La visite au cimetière…

De Gaulle Eid : …qui est très forte. La scène a été coupée car j’y suis resté longtemps. Idem pour la maison où je pleure. même si c’est cruel, je dois le montrer, car cela fait partie de la vie.

Christiane Passevant : Dans la maison, j’ai imaginé les pièces, le salon d’où l’on a une vue sur la vallée, la chambre, la salle de bains… Que s’est-il passé alors, au moment du tournage ?

De Gaulle Eid : Il y a eu deux moments où je n’étais plus le réalisateur de ce film : dans le cimetière quand j’appuie mon front sur le caveau, et la seconde fois, en entrant dans la maison. J’étais complètement ailleurs. J’étais avec ma famille. Et c’est le moment que j’attendais, sinon je n’auras jamais pu faire ce que j’ai fait.