C’est une histoire peu connue que celle des chiens de Constantinople.
Nous sommes en 1910, la Turquie est dirigée par un nouveau gouvernement — dit des « jeunes Turcs » — influencé par un modèle de société occidentale. Et voilà que ces dirigeants décident de débarrasser la ville des chiens errants en faisant appel à des experts européens pour choisir une méthode d’éradication, celle du gazage par exemple, proposée par l’Institut Pasteur, avec marchandisation des cadavres de chiens.
Mais finalement, le gouvernement opte pour l’économie et c’est la déportation massive des chiens sur une île déserte, au large de la ville,
qui est adoptée, c’est-à-dire une condamnation à la mort lente. C’est la banalisation de la cruauté et de la torture par un pouvoir hygiéniste.
Pendant que les pachas mangent, le vent apporte les râles des chiens — détail véridique —, alors ils ferment la fenêtre. Chienne d’histoire [1] est la chronique de l’éradication des chiens à travers la vie d’une chienne qui met bas au début du film et du représentant de l’autorité policière qui applique les ordres de l’État en organisant la déportation, l’abandon et l’agonie de 30 000 chiens. Le traitement des chiens d’Istanbul a préfiguré les méthodes utilisées, quelques années plus tard, pour le génocide des Arménien-nes et, ensuite, pour la « solution finale » dans les camps d’extermination nazis. Les génocides, c’est mettre de l’ordre.
Le génocide des Arménien-nes, un sujet minoré par les enjeux géopolitiques, sinon passé sous silence et l’on peut se poser la question : s’il y avait eu une réaction internationale aux massacres de la population arménienne, qui sait si le génocide perpétré par les nazis à l’encontre des populations juives aurait eu lieu de la même manière ?
Drôle d’histoire que cette Chienne d’histoire, terrifiante et d’une certaine manière annonciatrice des génocides du XXe siècle. La réalisation du film évite l’horreur et la violence spectaculaires, mais fait ressortir, par l’imaginaire et la force des dessins et des couleurs, l’inhumanité de la situation. Serge Avedikian [2] préfère parler de peinture animée plutôt que d’animation et le décor, très beau, souligne cette impression de tragédie banale avec le mixage de divers éléments, l’intégration de traits et de plusieurs niveaux de profondeur de champ. Quant à la musique, elle donne une force narrative au film qui est sans commentaire off, seul un banc titre situe l’histoire dès les premières images avec les cartes postales colorisées de l’époque.
Pour Chienne d’histoire, Serge Avedikian a mené un véritable travail d’historien,ce qui donne un film documenté sans être documentaire.
Présenté en ouverture du 32e Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier, le film a frappé par l’originalité du sujet et du traitement de l’image, mais aussi par la réflexion qu’il suscite. D’autant que Serge Avedikian, pour expliciter son refus des étiquettes nationales accolées aux films en général a déclaré : « Les films comme les rêves n’ont pas de nationalité ».
Christiane Passevant : Vous avez dit « Les films comme les rêves n’ont pas de nationalité ». Cependant votre film s’inscrit dans une réalité, un lieu, un contexte historique. Pourquoi avez-vous choisi ce moment précis, 1910, et ce sujet ?
Serge Avedikian : Je pense vraiment qu’il n’y a pas eu plus grand malheur que l’invention des nations, pour des raisons que vous devinez. Et je suis archi contre les nations, les nationalités dans le sens d’étiqueter, tamponner… Comme l’identité qui ne peut pas être nationale. Une identité est multiple, plurielle, conjuguée, et c’est pareil pour le cinéma, pour les rêves, car dans les rêves, dans les films, on crée des territoires imaginaires, on dépasse les frontières. Ce n’est pas de l’angélisme romantique, je dis seulement qu’il n’est pas possible que l’on nous contraigne à ce point d’être estampillé d’ici ou de là, d’autant qu’à présent nous sommes devenus des nomades avec la possibilité de rapidité de mouvement, de déplacement. Le nomadisme a repris ses droits, on peut aller vivre et se déplacer dans différents endroits. Et je trouve qu’estampiller les films et les personnes de telle ou telle nation, c’est une merde notoire.
Pourquoi avoir réalisé ce film ? Tout d’abord, je suis d’origine arménienne, mais ce n’est pas la seule explication. Je ne suis pas de nationalité arménienne, mais française, cependant j’ai une mémoire en tant qu’être humain, et cette mémoire m’a poussé à fouiller les archives de la période à laquelle j’ai été probablement engendré, c’est ce que j’appelle mon avant vie qui me ramène à mon grand-père. Je me suis demandé où avait vécu cet homme et c’était à quelques kilomètres de Constantinople, il avait 10 ans en 1910. Cette période est pour moi très importante car c’est aussi l’époque où les empires éclatent et les nations verrouillent leur création. Le gouvernement en Turquie, celui des jeunes Turcs, avait l’ambition de changer le monde. Ils étaient fascinés par l’Europe, avaient fait leurs études à Vienne, à Zurich, à Paris et étaient, pour la plupart, des francs maçons, c’est-à-dire laïcs, positivistes, et étaient débarqués dans leur pays natal avec la volonté de changer les choses dans une Turquie traditionnelle et faire partie de l’Europe, comme aujourd’hui cent ans après. Ils vont donc cadrer, encadrer et nettoyer tout ce qui dépasse. Et les chiens des rues dépassent. Dans certains quartiers, il y a des hordes chiens, on le voit dans les cartes postales de l’époque que l’on voit au début du film. On faisait alors des cartes postales de tout, même de l’enlèvement des chiens. Vous le verrez d’ailleurs dans mon prochain film, documentaire, qui a pour titre Chronique des chiens d’Istanbul. La représentation a toujours représenté beaucoup dans l’imaginaire et en fouillant, j’ai retrouvé des images, des dessins et des témoignages de ce récit atroce de l’enlèvement, de la déportation et de la mort des chiens.
Ce qui m’a fasciné, c’est que tout cela a des racines profondes. Dans le film, on voit l’institut Pasteur faire une proposition aux dirigeants turcs qu’ils refusent finalement. Mais l’on voit que l’Europe se surpasse en matière de positivisme, comme l’expérimentation du gaz sur les chiens et le traitement des cadavres comme une matière première, gaz qui sera utilisé durant la Première Guerre mondiale et traitement des corps qui le sera par la suite. Toutes ces raisons font que j’ai été ébranlé par cette histoire et que j’ai préféré la représenter ainsi plutôt que sous une forme documentaire. D’une part, parce que je n’avais pas suffisamment d’éléments et, par ailleurs, la force du film d’animation tient à son caractère inter générations, des enfants aux adultes, si cela marche.
Larry Portis : Même si votre film est une réussite, le sujet mérite plus qu’un court métrage parce que c’est un réquisitoire contre le nationalisme et une certaine rationalité occidentale. Cette histoire est en fait le prologue au génocide de la population arménienne.
Serge Avedikian : C’est aussi l’inspiration des nazis, parce que Hitler dit en 1936, « qui se souvient du massacre des Arméniens ? ». Je ne veux pas lier absolument ces événements, chaque histoire a sa spécificité, sa particularité, ses raisons, mais j’ose dire que s’il y avait eu un Nüremberg, si les alliés avaient obligé les Turcs de l’époque à condamner ce qui s’est passé alors dans l’empire ottoman finissant, je ne suis pas convaincu que Hitler aurait fait les choses de la même façon. C’est l’impunité qui laisse aux dictateurs la possibilité de faire des horreurs, si les actions ne sont pas dénoncées, analysées, cela continue comme si de rien n’était. C’est dit de manière simple, mais le lien existe. Hitler a parlé avec véhémence à deux reprises de ses projets vis-à-vis de certaines minorités en précisant qu’il ne s’empêcherait pas de le faire puisque d’autres l’avaient perpétré auparavant sans pour cela être arrêtés.
Christiane Passevant : Comment le public reçoit-il le film ?
Serge Avedikian : Je voyage beaucoup avec le film. Les gens sont évidemment touchés par l’histoire, mais aussi par l’esthétique du film qui engendre d’ailleurs le fond. Ils disent que cela rappelle des formes byzantines, la Méditerranée, la peinture fauviste… Cette atrocité serait difficilement représentable et supportable si ce n’était sous cette forme imaginaire, avec cette beauté, ce fauvisme et cette audace graphique. C’est pourquoi je parlais de territoire imaginaire pour les rêves et les films plutôt de territoires réels, même si le film est ancré dans une réalité.
Christiane Passevant : Vous avez parlé de peinture animée plutôt que d’animation, ce qui rejoint ce que vous venez d’expliquer, une grande qualité graphique, des couleurs, mais en même temps, le public est totalement dans l’histoire. Pourquoi avoir choisi le personnage de la chienne comme fil rouge de l’histoire ? Elle représente la naissance bien sûr, mais aussi la survie car elle lutte jusqu’au bout ?
Serge Avedikian : C’est la fiction du film. Pour raconter cette histoire terrible, il fallait la ponctuer de signes de réalité. Le film est étudié dans la région avec Valse avec Bachir [3], les deux films ne se ressemblent pas, mais la démarche documentaire est proche.
Christiane Passevant : Et les deux histoires commencent avec des chiens.
Serge Avedikian : Oui, cela a été une découverte. Ce qui est intéressant est de voir comment le cinéma d’animation peut s’emparer du réel d’une certaine façon, et le styliser, le transcender. En ce sens, il faut toujours trouver ce territoire de la fiction, de l’imaginaire qui permet aux gens de supporter le réel qui va surgir. La chienne est noire, sur une proposition de Thomas. Je trouve cela très fort dans les autres couleurs, ou l’absence de couleurs parfois, que l’âme de l’histoire qui traverse le film soit noire, vêtue de noir. Et je voudrais insister sur le fait que le cinéma d’animation a tout à gagner en ayant des scénarios élaborés, qui ne reposent pas que sur une seule idée. Il est important pour de jeunes graphistes d’avoir de bons scénaristes et je les y encourage souvent. De la même manière que pour les films de fiction, un bon scénario est essentiel pour être pris par le récit, il ne s’agit pas en effet de se contenter de la beauté ou de l’ingéniosité de la forme d’un film. Dans Chienne d’histoire, il y a un dosage entre le gendarme et la chienne, le contexte réel de l’enlèvement des chiens, de l’encagement des chiens, de leur transport vers l’île, de la décision des pachas de fermer les oreilles et la fenêtre, de ne ne plus en parler. Tout le reste est vrai, les sons, les hurlements des chiens sur l’île apportés par le vent, vers la ville, qui rappelaient qu’un massacre se perpétrait… Tout est véridique.
Ce qui n’est pas dit dans l’histoire, c’est que tout part de la religion. Les chiens se retrouvent dans la rue parce que la domestication des chiens ne s’est pas faite en Islam, les chiens ne devaient pas pénétrer dans la maison parce qu’impurs et ils ont proliféré. C’est ainsi au Caire, dans d’autres villes, mais, en même temps, les musulmans, pratiquants ou non, sont sympathiques vis-à-vis des chiens des rues et s’en occupent. Les chrétiens d’Istanbul seront plus durs avec les chiens parce qu’ils considèrent qu’ils n’ont pas à être dans la rue, en liberté.
Thomas Azuelos [4] : On a même trouvé un texte mentionnant qu’un imam et ses fidèles ont protégé les chiens.
Serge Avedikian : Ce n’est pas développé dans le film, sauf dans une deux images, mais la population a tenté de protéger les chiens. Déjà sous Mahmoud II, entre 1840 et 1860, les autorités veulent éradiquer les chiens, mais la population s’interpose. C’est le gouvernement des jeunes Turcs qui va réussir parce que plus dictatorial. Ils se pensent supérieurs et croient que c’est par le pragmatisme et la science qu’ils vont régler le problème de l’humanité. Les génocides, c’est cela, mettre de l’ordre. Ils vont organiser l’éradication des chiens en se disant positivistes.
Mais tout part de la religion lorsqu’elle devient une tradition. C’est très complexe, il n’est plus question de religion, mais de pratiques. Comme dans le judaïsme ou dans le christianisme, même les non pratiquants suivent le rituel qui se perpétue dans les familles et devient culturel. C’est une transmission culturelle. C’est ce qui arrive pour les chiens de la cité, c’est-à-dire que les gens veulent maintenir les chiens dans les rues, les nourrir, s’en occuper à condition qu’ils ne franchissent pas le seuil des maisons. Maintenant avec l’européanisation, surtout l’urbanisation et la mondialisation, c’est la fin des chiens des rues. Et mon prochain documentaire traite de cela. Du XXe siècle qui raconte les débuts du positivisme jusqu’à aujourd’hui, au XXIe siècle, qui est un moment particulier, on ne sait pas tout à fait où l’on va avec la mondialisation et je crois qu’il est intéressant de regarder en arrière et dans le futur à travers ces boucs émissaires que sont les chiens dans les sociétés, disons en voie de modernisation. L’urbanisation aura la peau des chiens d’Istanbul, c’est certain.
Larry Portis : Les chiens errants, c’est comme les gens errants, en France par exemple.
Serge Avedikian : Qui est dans la marge, le non conventionnel, le non étatisé, non contrôlé, tout ce qui est incontrôlable ou différent, trinque à moment donné parce que cela ne passe pas à la moulinette des cases imposées.
Thomas Azuelos : Les gens difficiles à cerner sont jugés une menace.
Serge Avedikian : Et ce thème des chiens a soulevé et continue à soulever des questions, parce que finalement, plus qu’avec les humains, c’est l’innocence que l’on bafoue. Les animaux n’ont pas la parole pour se défendre, ils ont l’aboiement, une capacité de fuir, mais ils sont démunis. Et, en ce sens, le film touche à quelque chose d’autre qui est la
conscience. Il existe un mot turc, « wigdan », qui n’est plus utilisé et qui signifie conscience de l’âme, être responsable de sa conscience face à ce que l’on vit et ce que l’on fait vivre aux autres. Il faudrait réhabiliter ce mot, sans connotation religieuse, mais plutôt existentielle, philosophique ou métaphysique.
Christiane Passevant : Et dans cette histoire de l’éradication des chiens, pourquoi est-ce une chienne qui est le lien ?
Serge Avedikian : Pour la dramatisation du récit puisqu’elle enfante au début de l’histoire.
Thomas Azuelos : C’est la passerelle entre les humains et les animaux.
Serge Avedikian : Dans le bateau de la déportation des chiens vers l’île, on voit des sacs et la première des choses qui a été faite, c’est de jeter ces sacs à la mer dans lesquels étaient enfermés des chiots. Il fallait éradiquer les progénitures. Aujourd’hui, les chiens des rues sont marqués et sont stérilisés pour éviter la prolifération. À Istanbul, les chiens des rues sont une tradition. Mais à Bucarest ou à Erevan, les chiens sont dans la rue à cause de la pauvreté, surtout en hiver. Les chiens seront un problème pour les humains qui les aiment.
Larry Portis : Considérez-vous qu’un cinéaste doit être engagé en traitant de problèmes moraux ?
Serge Avedikian : Je considère que les cinéastes sont responsables et que chacun a sa manière de se positionner, mais je crois que montrer n’est pas suffisant, il faut débattre et accompagner. L’engagement, on l’a, mais il faut avant tout faire de bons films, c’es-à-dire faire des films qui sortent de l’intérieur et non pas extérieurs à soi. Cela rejoint la question sur le cinéma aujourd’hui : demeure-t-il un art ou bien est-il industrialisé au point d’être cadenassé par les chaînes de télévision qui dictent leur bon vouloir sur les scénarios ? Je peux vous dire que pour les longs métrages, c’est rédhibitoire. Il faut passer à la moulinette des chaînes, même avec un producteur indépendant qui se bat pour que le film se fasse. Si, en face, ceux qui donnent un million d’euros ne sont pas d’accord avec la complexité, la profondeur ou certains éléments du scénario, ils refusent.
Autrement dit, est-ce la censure économique ou la censure idéologique qui est la plus pesante ? C’est une vraie réflexion sur ce qu’est la pratique cinématographique, l’art en général ou la possibilité de s’adresser aux autres. Où intervient la censure idéologique, l’autocensure ?
Thomas Azuelos : La censure économique produit en fait de l’autocensure idéologique.
Serge Avedikian : C’est un cercle vicieux et, en ce sens, l’engagement est un problème pour la création en général, une volonté
de positionnement pour conquérir un espace de liberté personnelle.
Et en même temps, il existe un besoin d’avancer ensemble, d’avoir un projet commun.