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Richard Greeman
Haïti : Derrière la nouvelle tragédie
Article mis en ligne le 15 mars 2010
dernière modification le 4 mars 2010

"Ce n’est pas une mission humanitaire, c’est une nouvelle occupation."
Voilà la conclusion de beaucoup de Haïtiens sur l’intervention du
gouvernement états-unien dans leur pays — dévasté par un colossal
tremblement de terre et meurtri par un siècle d’occupations états-uniennes
et de dictatures sanglantes soutenues par les impérialismes français et
états-unien.
Pendant plus d’une semaine, les victimes s’organisèrent pour
essayer de sortir à mains nues les blessés des décombres, alors
que l’ONU et l’armée états-uniennes s’inquiétaient de leur
propre "sécurité" en refoulant de l’aéroport les missions de
Médecins sans frontières et en laissant pourrir des vivres sur le tarmac
sans les distribuer. Quant au "gouvernement" installé par les
forces franco-états-uniennes il y a cinq ans, après avoir kidnappé le
Président élu par le peuple, il s’est tout simplement éclipsé.
L’article de 2004 "Derrière la tragédie haïtienne", repris ici, explique le pourquoi de cette paralysie et souligne la responsabilité de la France et des Etats-Unis dans les souffrance de cette République noire.

En mars 2003, les Etats-Unis et la France, alors brouillés à cause de la
résistance française aux projets de George W. Bush d’envahir l’Irak ,
se retrouvent alliés contre un nouvel adversaire : Jean-Bertrand
Aristide, Président deux fois élu de la République haïtienne.
Alors que des milices de droite composées d’anciens militaires et de
Tontons Macoutes préparaient leur nouveau coup d’état par des actes
terroristes, la France et les Etats-Unis blâmaient Aristide pour la crise que traversait le pays et n’intervinrent que pour le déposer.

Cette unité impérialiste dans la répression de la démocratie haïtienne se solde aujourd’hui par l’unité franco-étatsunienne pour l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak — déclarée coupable par Bush avec la
caution de Chirac. Vive les Alliés ! Vive la démocratie !

Trahisons bicentenaires

Or, ce n’est pas la première fois que les deux grandes Républiques
bicentenaires impérialistes répriment la petite République haïtienne.
Elle aussi est bicentenaire mais fondée par des esclaves révoltés —
exemple dangereux ! De Napoléon et Jefferson à Chirac et Bush, et
malgré tous les déboires franco-étatsuniens, les deux Républiques
blanches ont toujours été d’accord pour éteindre l’étincelle de la
liberté en Haïti — depuis l’arrestation par la France, en 1802, du
légendaire Spartacus noir, Toussaint Louverture, libérateur d’Haïti,
jusqu’aux derniers coups d’état contre le légendaire curé des
pauvres, le président Jean-Bertrand Aristide.

Au 18e siècle, Haïti (Saint-Domingue), colonie française, était la
plus riche île des Caraïbes. Les indigènes exterminés, les planteurs y
faisaient travailler des esclaves africains qui produisaient en
abondance le sucre, le café et l’indigo dont le commerce (avec celui des
esclaves) a enrichi la bonne ville de Bordeaux. Mais la Révolution
française avec sa Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen a
trouvé un écho profond en Haïti. Toussaint Louverture, esclave instruit,
« Jacobin noir » nourri de républicanisme français, organise un
soulèvement d’esclaves, repousse une expédition anglaise et proclame
la République en 1794 alors que la Convention abolit l’esclavage. Mais
la République française passe de la démocratie à l’impérialisme, et
en 1801, Napoléon envoie une expédition militaire en Haïti, rétablit
l’esclavage et jette Toussaint Louverture dans une prison
française où le Spartacus noir expire en 1803.

En Haïti, les Noirs se soulèvent de nouveau, brûlent les plantations,
mènent une guérilla derrière les lieutenants de Louverture, Dessalines
et Christophe, brillants tacticiens qui finalement forcent les troupes de Napoléon à se retirer et déclarent l’Indépendance en 1804. La France, qui refuse de reconnaître la République haïtienne pendant vingt ans, finit par la reconnaître en 1825 sous condition de payer une indemnité de 150 millions de Francs, dont le règlement prendra fin en 1938.
En se libérant les esclaves haïtiens avaient volé une propriété qu’il fallait rembourser : leur corps. Les affaires sont les affaires. Vive le marché !

Exemple intolérable !

L’Ambassadeur de la République noire n’est pas reçu aux
Etats-Unis, alors présidés par Thomas Jefferson, disciple de Rousseau et
principal auteur de la Déclaration d’Indépendance de 1776 qui proclame
que « tous les hommes naissent égaux ». Impossible pour ce grand propriétaire de Virginie, maître de nombreux esclaves (dont le fils de sa
maîtresse-esclave), de recevoir un ambassadeur noir, esclave
révolté de surcroît. Exemple intolérable !

Ainsi, pendant deux siècles les Républiques française et états-unienne isolèrent la première République de l’Amérique latine, qui périclita économiquement, tomba en dictature et se vit amputée de la moitié de son territoire par l’Espagne — l’actuelle République dominicaine, dont les États-Unis renversèrent le Président élu social-démocrate Juan Bosch en 1965 pour installer une sanglante dictature.
Ainsi Haïti s’appauvrit, dominée par une armée brutale et corrompue au service d’une élite de propriétaires et de commerçants riches et cultivés, très attachée aux milieux d’affaires en France et aux Etats-Unis.

Fréquents coups d’état

Les Marines états-uniens l’occupent de 1915 à 1934 et laissent derrière
eux une armée haïtienne formée à la répression, véritable pouvoir
de toutes les dictatures. Celle des Duvalier finit en 1986, à la suite d’un soulèvement populaire vite "pacifié" par les militaires. Ces derniers sont ensuite légitimés par des élections "bien organisées."
Mais en 1990, à la surprise de tous, un mouvement populaire, Lavalas (avalanche en Créole), porte au pouvoir le prêtre activiste des pauvres, Jean-Bertrand Aristide.

Ce jeune prêtre dynamique, qu’on appelle en Créole Titid, est
courageux et charismatique. Il prêche la théologie révolutionnaire de la libération, aide les pauvres à s’organiser, survit au massacre qui le vise dans son église, à l’exil et à divers attentats. Immensément populaire dans les quartiers pauvres, Titid se présente aux élections présidentielles de 1990 contre le candidat "civil" des militaires et remporte 67 % des suffrages. Il est élu président.

Aristide entreprend alors des réformes sociales qui
inquiètent les élites haïtiennes ainsi que les milieux d’affaires
français et états-uniens. Les masses reprennent confiance et s’organisent. Mauvais exemple ! À peine un an après l’élection d’Aristide, les élites font
appel à leurs amis de l’armée haïtienne et le prêtre idéaliste est renvoyé en exil tandis que les terroristes (toujours les mêmes) massacrent ses partisans. Des milliers de réfugiés politiques haïtiens fuient les tueries et sont refoulés par les Etats-Unis qui les remettent entre les mains des massacreurs.

Cette fois, le scandale émeut l’opinion publique mondiale. Les immigrés
haïtiens manifestent, l’ONU s’en mêle, Mitterrand et Carter, soi-disant de "gauche", sont obligés au respect de la légitimité. Les Etats-Unis s’engagent à rétablir Aristide à la présidence, sans fixer de date et sous certaines conditions. En attendant, l’exilé est "éduqué" à Washington par les spécialistes du Pentagone et du département d’État.
En 1994, Aristide, mis au pas par les leçons de réalisme politique, retourne à Haïti, accompagné par de nombreuses troupes états-uniennes. Les Etats-Unis lui permettent de terminer son mandat présidentiel, mais lui imposent une coalition avec ses pires adversaires.

Les défauts d’Aristide

Parlons maintenant des fameux "défauts" du président du pays le
plus pauvre d’Amérique latine. Deux fois élu et deux fois déposé par
des adversaires sur-armés qui l’accusent d’être violent,
corrompu et dictatorial, la France et les États-Unis le rendent responsable de la crise. Aristide, restauré dans ses fonctions par les Etats-Unis, déçoit les grands espoirs de l’enthousiasme populaire de 1990. Le héros des pauvres, devenu plus "réaliste" pendant son séjour aux États-Unis, comprend qu’il n’a pas de marge de manœuvre.
Aristide termine son mandat et, deux ans après, René Préval est élu avec
l’appui du mouvement Lavalas, devenu parti politique. En 2000 Aristide présente à nouveau sa candidature et est réélu avec 91 % des suffrages, mais 80 % d’abstention. Cette élection est probablement truquée par
Lavalas, parti du pouvoir. la base politique de Lavalas se
rétrécit, l’enthousiasme dégénère en clientélisme, car il n’y a guère de
progrès social.

Au pouvoir, Aristide n’hésite pas à utiliser des méthodes policières contre ses adversaires. Harcelé par les mêmes milices de droite, affaibli mais encore assez populaire, Aristide défend son gouvernement avec ses propres miliciens armés — il a aboli l’armée régulière pendant son deuxième mandat. Mais ces milices sont composés de mercenaires qui, au moment critique, passent du côté du plus offrant, les anciens militaires Chamblain et Philippe. Les gouvernements français et états-uniens rendent Aristide responsable des violences spectaculaires qu’offrent les médias à la place de faits et d’analyses. On banalise ainsi l’assassinat de la
démocratie haïtienne (imparfaite comme toutes les démocraties) et avec
elle, l’espoir pour tous les ex-colonisés.

La leçon d’Haïti

Vive donc l’entente franco-états-unienne ! Que les deux Républiques
capitalistes marchent bras dessus bras dessous pour enseigner
cette belle leçon de démocratie (version impérialiste) à tous les
peuples, qu’ils soient afghans, irakiens ou palestiniens : « Souvenez-vous du sort d’Haïti ! Ce n’est pas la peine d’espérer ! »

La « globalisation » n’est que la phase actuelle du pillage impérialiste qui commence en 1492. Les méthodes — feu, sang, trahison, terreur, viol — n’ont guère changé depuis Cortés et les conquistadores : aussi efficaces contre Aristide qu’elles étaient contre Toussant Louverture ou contre Montezuma. Inutile donc de rêver plus longtemps d’indépendance
nationale ou de république.

Le capitalisme-impérialisme, historiquement raciste, ne pourra jamais tolérer l’exemple de démocratie et d’indépendance dans
les petits États dans son influence. Il s’ensuit que seule une fédération internationale ou un grand mouvement régional opposer une résistance, car on l’a vu à Haïti, les impérialistes rivaux se solidarisent dès qu’il
s’agit de faire face à des mouvements populaires. Pour créer
un contrepoids contre ce front unique impérialiste, il faut surmonter
les divisions — souvent créées par les impérialistes — de "race", de religion, et d’identité nationale qui empêchent les peuples arabes, africains, latino-américains, etc. de s’unir.

Vive l’internationalisme : seul remède possible contre la
globalisation libérale-impérialiste !