Christiane Passevant
Un-zéro de Kamla Abu Zekri
Article mis en ligne le 15 mars 2010
dernière modification le 9 mars 2010

Lors de la présentation de Un-Zéro de Kemla Abu Zekri [1], Henri Talvat, président du festival international du cinéma méditerranéen, lui posa cette question, « vous aimez le football ? », elle répondit simplement « Non ». Nous étions plusieurs à avoir cette interrogation puisque la toile de fond du film est la finale de la Coupe d’Afrique des Nations 2008. Mais si le foot en soi n’est pas le sujet du film, la liesse populaire qu’il engendre en revanche l’est. Comment en effet un match de football peut-il influer sur la vie quotidienne d’une population ? Le phénomène social fait songer à la devise « du pain et des jeux » et, en l’occurrence, se vérifie encore une fois.

L’espace d’un match de finale, les problèmes sociaux, les conflits de classe, les frustrations s’estompent pour faire place à un sentiment — factice — de communion nationale. « Égypte ! Égypte ! » scande la foule dans la rue et cela renvoie au « On a gagné ! » français lors du championnat du monde de 1998. On a gagné quoi me suis-je alors demandé : plus de justice sociale ? Moins de chômage ? Le gros lot ? Non, un match ! Et l’on assiste à une sorte d’embrigadement volontaire qui porte à réflexion.

Un-Zéro, qui aborde aussi cette problématique en filigrane, brosse un portrait de la société égyptienne à travers huit récits mêlés : un gavroche tunisien, qui trompe, amuse, charme et est en perpétuelle représentation pour survivre… Une femme enceinte dont le compagnon n’accepte pas la paternité… Une jeune chanteuse qui rêve d’indépendance et dont tout le monde profite, à commencer par son producteur… Le garçon qu’elle aime, sacrifié à sa carrière… Sa sœur, en carence affective, qui se tourne vers la religion… Un présentateur de télévision, beau gosse, paumé et alcoolique… Toute une série de personnages défilent dans des saynètes qui s’enchaînent comme une ronde dans une ville surchauffée par le match du siècle. Et dans ce malstrom de frustrations, de blessures, d’attentes, de rencontres manquées, d’accident, d’hôpital et de commissariat, l’attente du résultat de cette finale rythme le film comme une tension en progression. Le pays semble suspendu au résultat comme s’il était la solution aux problèmes. La liesse populaire éclate finalement, gommant pour un soir les blessures, les humiliations, les déceptions, les galères…

Le regard que porte la réalisatrice sur ses personnages, dans ce contexte particulier, est novateur car il mêle l’intime au public. Le film, multiple par le scénario à facettes, se déroule dans une unité de temps, et adopte un angle de vue intéressant sur le phénomène sportif. Kamla Abu Zekri produit une étude sociologique remarquable où l’acuité et l’humour sont présents, jouant les rebondissements. Les prises de vues extérieures donnent au film une authenticité indéniable et restituent l’ambiance spécifique des zones urbaines égyptiennes, toutes classes confondues. Dans la ronde des personnages, admirablement interprétés, on distingue les problèmes d’une société en mutation et ses contradictions. Les traditions d’un côté, les désirs d’une société plus libre de l’autre, notamment pour les femmes. Même s’il semble qu’elles aient gagné en autonomie — pour certaines —, le regard porté sur elles ne change pas. Les idées reçues sur l’honneur et la sexualité féminine interdite perdurent dans l’inconscient de la population égyptienne et sont encouragées par la religion et les médias qui participent activement à la discrimination de genre [2].

Le film, par l’humour, l’émotion et l’ironie, fait penser aux romans de Naguib Mahfouz, le Passage des miracles, ou d’Alaa al-Aswani, l’Immeuble Yacoubian. Ce dernier a d’ailleurs été adapté au cinéma avec succès dans une réalisation de Marwan Hamed. Avec Un-Zéro, Kamla Abu Zekri dit avoir voulu faire une « photographie aérienne » de la société égyptienne, il est certain qu’elle renoue avec la tradition du réalisme social égyptien. Une réalisatrice à suivre…

Kamla Abu Zekri : Le film a eu du succès en Égypte et cela a été une surprise pour moi. Je l’ai réalisé avec mon cœur et le producteur, qui n’a pas complètement compris ma démarche avec le scénario, m’a tout de même suivie. Et cela malgré le fait que l’histoire du film est éclatée, il s’agit de plusieurs histoires, de plusieurs personnages… Ce sont des destins croisés. Il s’agit à la base de huit nouvelles, pas d’une seule histoire. Cependant et en dépit de ces récits croisés, le public égyptien a adoré le film. C’était surprenant à ce point. J’ai parlé avec pas mal de personnes qui, toutes, m’ont dit se reconnaître dans l’un des personnages ou bien dans l’une des situations. Le film a généré une empathie de la part du public.

Jérémie Bernède : Pensez-vous que le film sera distribué en France ?

Kamla Abu Zekri : Je l’espère car si le film est bien ancré dans la réalité égyptienne, l’histoire est universelle et tout le monde peut se sentir concerné et être touché par le récit ou les personnages.

Christiane Passevant : En travaillant au projet de ce film, avez-vous pensé faire la critique de la mentalité masculine égyptienne ?

Kamla Abu Zekri : Pour dire la vérité, je n’y ai d’abord pas songé. En avançant dans le projet, j’ai pris conscience de ce que le film montre de la société égyptienne, c’est-à-dire les problèmes sociaux, les inégalités entre les hommes et les femmes, mais aussi les problèmes qui existent des deux côtés. Et bizarrement les femmes semblent plus fortes dans cette société d’hommes.
Quand je viens en Europe, je ne perçois jamais cette pression que je ressens dans mon pays. La pression qui est dans le regard des autres. Ici, je peux marcher dans la rue sans me soucier du regard que l’on porte sur moi. En Égypte, j’ai peur parce que je suis une femme. Et les femmes essaient de l’oublier, car tout leur semble interdit : montrer ses mains, ses yeux, ses cheveux, ses jambes, son visage… Vous êtes menacées de l’enfer si vous ne respectez pas les interdits. C’est un sentiment très pesant et qu’il est difficile d’imaginer ici.

Christiane Passevant : Dans votre film, j’ai effectivement ressenti le poids des mentalités à l’encontre des femmes, mais j’ai aussi été très sensible à votre sens de l’humour.

Kamla Abu Zekri : C’est nécessaire. Je voudrais parler aussi du changement de climat social en Égypte. Il y a cinquante ans, l’Égypte était un pays important pour la musique, le cinéma, la littérature, l’art… Les gens avaient une autre idée de la vie, et cette idée du mal, de l’enfer, n’était pas présente de la manière. Maintenant, l’idée de la faute est partout, simplement lorsque vous parlez à un homme, par exemple. Pourtant la population égyptienne aime la vie. La dernière partie du film est tournée dans la rue, dans la ville, ce ne sont pas des figurant-es. Mais à voir cette liesse populaire — malgré les problèmes sociaux, les difficultés, le manque d’opportunités pour les jeunes —, à les voir crier ensemble « Égypte ! Égypte ! », je me suis demandé ce qui serait arrivé si l’Égypte n’avait pas gagné le match. Ils auraient alors exprimé leur rage, leur colère, leur rancune et qui sait comment cela aurait pu dégénérer.

Christiane Passevant : Votre projet a obtenu des financements du gouvernement égyptien. Est-ce dans le cadre d’une aide habituelle au cinéma égyptien ? Et pourquoi ont-ils accepté votre projet ?

Kamla Abu Zekri : Je pense que le producteur y est pour quelque chose, mais le gouvernement aide de temps en temps des projets cinématographiques pour encourager la production. Le budget du film était modeste, moins d’un million de dollars. Il est vrai que lors du tournage en décor naturel, pour les scènes de rues, les gens nous tous ont apporté une aide considérable. Ils disaient « c’est un film sur nous et sur la coupe ! » et cela a mis une ambiance formidable. Tout le monde voulait participer.

Christiane Passevant : Le casting du film est remarquable. Comment avez-vous choisi les comédien-nes pour incarner vos personnages ? La comédienne qui est enceinte est très connue, je l’ai vue dans d’autres films, mais les autres ?

Kamla Abu Zekri : Il s’agit de Elham Shahin. Chaque comédien-ne joue environ une douzaine de scènes et je craignais qu’ils/elles refusent. Mais le scénario, l’idée leur a plu. En Égypte, il y a peu de script ou de scénario avec une certaine originalité. Je dois dire qu’ils/elles ont mis tout leur talent dans chacune de leur douze scènes. C’est assez remarquable.

Christiane Passevant : Qui joue le présentateur de télévision ? Vient-il du théâtre ? Il est excellent dans son rôle d’égoïste blasé et lorsqu’il s’amuse à humilier la jeune chanteuse sur le plateau.

Kamla Abu Zekri : Khaled Abol Naga. Non, il ne vient pas du théâtre, mais il joue depuis qu’il est enfant. C’est un très bon comédien et il a aimé son rôle. Il s’est littéralement coulé dans le personnage.

Christiane Passevant : C’est un personnage complexe, il fait partie du système, mais le critique avec sarcasmes, il est beau garçon, mais s’en moque et, pour finir, vit avec une femme sans vouloir s’engager. Il est complètement paumé.

Kamla Abu Zekri : Ce sont ses contradictions et il ne sait comment vivre avec. Incapable de régler ses problèmes, il s’enivre.

Christiane Passevant : Mon personnage favori, c’est le gamin. Malin, roublard, drôle, il s’en tire sans cesse par des pirouettes. Il doit survivre. Pour moi, il symbolise le peuple égyptien… Ce jeune garçon est en quelque sorte un fil rouge dans le film. Comment l’avez-vous trouvé ? Et le grand-père ?

Kamla Abu Zekri : Il fait ses études. J’ai auditionné une cinquantaine d’enfants et je l’ai choisi. Il est formidable. Quant à son grand-père, c’est un acteur renommé.

Christiane Passevant : Dans votre film tous les rôles sont importants, même les secondaires. Tous les personnages existent, le policier au commissariat par exemple. On imagine leur vécu.

Kamla Abu Zekri : Pour moi, il était essentiel de faire sentir l’authenticité de chaque rôle, les principaux comme les autres. Il fallait cet équilibre sinon le film ne pouvait pas marcher sur cette base d’histoires croisées. Même pour ceux et celles qui ne font que passer, nous avons parlé longuement, j’ai expliqué ma démarche pour qu’ils/elles se sentent des personnages à part entière dans le film. Pour certain-es, c’était la première fois qu’ils/elles étaient devant une caméra.

Christiane Passevant : Pour moi, votre film est une réussite, j’ai pensé au film de Marwan Hamed, L’Immeuble Yacoubian, ce n’est pas la même histoire, mais les deux films montrent la société égyptienne, ses problèmes et sa vitalité. Mais ce qui ressort du vôtre, c’est certainement sa spontanéité. Vous considérez-vous comme faisant partie d’un nouveau courant du cinéma égyptien, d’une nouvelle génération de cinéastes qui fait un cinéma populaire et social ?

Kamla Abu Zekri : J’espère en un renouveau du cinéma égyptien. Je l’espère. Nous sommes encore peu nombreux-ses, mais en même temps, je sens une attente, un désir du côté de l’écriture, des cinéastes, de la production. Mais ce n’est pas facile, car les occasions de faire des films sont encore trop rares. J’ai réussi ce film, les critiques sont bonnes, mais cela ne signifie pas que je vais avoir des demandes pour faire un autre film. Pour le prochain, je serai confrontée aux mêmes difficultés, comme pour le premier. Tout est toujours à recommencer.

Christiane Passevant : Et quel est votre prochain projet ?

Kamla Abu Zekri : Je pense que cela va prendre du temps. Mon projet porte sur la guerre de 1967, sur le ressenti de cette guerre. J’espère trouver la production et les comédien-nes. C’est un projet ambitieux et je ne veux pas le traiter de manière classique. Je n’ai rien su de cette guerre lorsque j’étudiais, mais j’ai beaucoup lu grâce à mon père. Et je veux faire quelque chose sur ces six jours, sur le traitement de l’information sur la guerre des six jours.