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Christiane Passevant
Voltairine de Cleyre, d’espoir et de raison - écrits d’une insoumise
Textes réunis et présentés par Normand Baillargeon et Chantal Santerre (LUX)
Article mis en ligne le 15 janvier 2010
dernière modification le 29 mars 2010

« Je lis dans le journal de ce matin que vous auriez affirmé être disposé à “offrir 1000 $ pour tirer un coup de fusil sur un anarchiste”. Je vous demande de prouver que votre proposition est sincère ou de retirer cette affirmation, qui est indigne — je ne dirai pas d’un sénateur, mais d’un être humain.

Je suis une anarchiste, je le suis depuis 14 ans et la chose est de notoriété publique puisque j’ai beaucoup écrit et prononcé de conférences sur le sujet. Je suis persuadée que le monde serait un bien meilleur endroit s’il n’y avait ni rois, ni empereurs, ni présidents, ni princes, ni juges, ni sénateurs, ni représentants, ni gouverneurs, ni maires, ni policiers.

Je pense que ce serait tout à l’avantage de la société si, plutôt que de faire des lois, vous faisiez des chapeaux — ou des manteaux, ou des souliers ou quoi que ce soit d’autre qui puisse être utile à quelqu’un. J’ai l’espérance d’une organisation sociale dans laquelle personne ne contrôle autrui et où chacun se contrôle soi-même. […]

Toutefois, si vous voulez faire feu sur un anarchiste, cela ne vous coûtera pas 1000 $.

Il vous suffira de payer votre déplacement jusque chez moi (mon adresse est indiquée plus bas) pour pouvoir me tirer dessus, sans rien avoir à débourser. Je n’offrirai aucune résistance. Je me tiendrai debout devant vous, à la distance que vous déciderez et, en présence de témoins, vous pourrez tirer.
Votre flair commercial américain ne sent-il pas qu’il s’agit là d’une véritable aubaine ?

Si toutefois le paiement des 1000 $ est une condition non négociable de votre proposition, alors, après vous avoir permis de tirer, je voudrais donner ce montant à des œuvres qui militent en faveur de l’avènement d’une société libre et dans laquelle il n’y aurait ni assassins, ni présidents, ni mendiants, ni sénateurs. »

Lettre au sénateur Hawley, Voltairine de Cleyre, 21 mars 1902.

Libre penseuse, anarchiste, initiatrice d’un enseignement libertaire, humaniste radicale, Voltairine de Cleyre est une figure importante de l’anarchisme étatsunien. Auteure d’une œuvre foisonnante, elle est aussi une militante active qui a mené des luttes pour l’émancipation des
femmes, pour l’abolition des prisons, pour l’action directe et contre le capitalisme… Au prime abord, ce qui est frappant dans les textes de Voltairine de Cleyre, c’est le pragmatisme. La théorie et son application apparaissent simultanément dans ses écrits. Elle développe une pensée tout en gardant à l’esprit la pratique sur le terrain comme un processus obligé. C’est sans doute pour cela que ses textes trouvent un écho en phase avec les préoccupations et les questionnements d’aujourd’hui.

« Il m’a souvent été demandé, par des femmes avec des maîtres décents qui n’avaient aucune idée des atrocités subies par leurs sœurs moins fortunées : "Pourquoi les épouses ne partent-elles pas ?"

Pourquoi ne courrez-vous pas lorsque vos pieds sont enchaînés ? Pourquoi ne criez-vous pas quand vous êtes bâillonnées ? pourquoi ne levez-vous pas les mains au-dessus de la tête quand elles sont clouées de chaque côté de votre corps ? Pourquoi ne dépensez-vous pas des milliers de dollars quand vous n’avez pas un sou en poche ? Pourquoi n’allez-vous pas au bord de la mer ou à la montagne, pauvres folles brûlant dans la chaleur des villes ? S’il y a quelque chose qui m’irrite plus que n’importe quelle autre dans ce satané tissu de fausse société, c’est cette incroyable stupidité avec laquelle le frai flegme de la bêtise insondable demande :
« Pourquoi les femmes ne partent-elles pas ? »

Voltairine de Cleyre démontre ainsi comment le sexisme et le patriarcat, au même titre que les rapports entre patrons et employés, État et citoyens, sont inscrits au coeur même de ces relations hiérarchiques et autoritaires que notre société entretient : à l’esclavage sexuel dans la sphère privée, correspond l’esclavage salarial dans la sphère publique.
Il s’ensuit que les problèmes, oppressions et injustices qu’ils entraînent
ne seront éliminés qu’avec la disparition de ces rapports – et non par
les seules modifications apportées aux rapports juridiques ou par
l’obtention du droit de vote par les femmes.

Jusqu’à présent, rares ont été les traductions des écrits de Voltairine de Cleyre bien que ses analyses cernent des interrogations majeures concernant l’émancipation, les ressorts de la domination, de l’exploitation et de la « servitude volontaire ». Les textes et les poèmes réunis dans ce recueil présenté par Normand Baillargeon et Chantal Santerre, d’espoir
et de raison — écrits d’une insoumise
(LUX) comblent cette lacune. [1]

Yves Coleman est éditeur de la revue Ni patrie ni frontières et a traduit plusieurs textes de Voltairine de Cleyre. C’est dans ce cadre qu’il a participé à l’émission des Chroniques rebelles sur Radio libertaire.

Yves Coleman : Dans son texte sur l’action directe, Voltairine de Cleyre prend des exemples à la fois dans la vie quotidienne et dans l’histoire politique traditionnelle, toutes tendances confondues. C’est une révoltée depuis l’enfance, elle a très vite travaillé et été autonome financièrement. Elle vivait dans les quartiers ouvriers et écrivait dans différentes revues.

Christiane Passevant : L’attentat de Haymarket et l’exécution des anarchistes ont-ils joué un rôle dans sa formation politique ?

Yves Coleman : Toute sa vie, elle a dénoncé que ces exécutions avaient été un assassinat ignoble. […] Elle vivait dans un milieu ouvrier international, participait à des journaux syndicaux, ce qui l’a plus orienté vers une conception sociale et pas simplement individualiste de l’anarchisme.

Christiane Passevant : Penses-tu que ses textes sont ancrés dans une réalité militante étatsunienne ?

Yves Coleman : Autant Emma Goldman était une femme qui enflammait son auditoire, autant Voltairine de Cleyre lisait son texte, ce qui peut apparaître rébarbatif. Mais ce qu’ont dit les témoins, c’est que ses textes étaient très élaborés et que l’on entrait dans son univers et sa démonstration. Son écriture est faite pour être lue, elle est parsemée de citations. Et ce qui m’a frappé aussi, c’est la volonté de montrer le rapport entre une transformation personnelle, les grandes notions éthiques de l’anarchisme, de la lutte pour la liberté et des petits événements concrets. Quand elle dit que femme aimant un homme ne devrait jamais vivre avec lui, elle lie cela à la longue lutte de l’humanité pour la liberté. Le combat individuel fait partie d’un long combat de l’humanité pour sa libération. Elle est optimiste et en même temps lucide. Par exemple, dans ce passage :
« Aucun tyran n’a renoncé à sa tyrannie à moins d’y être obligé. Si l’histoire nous enseigne quoi que ce soit, elle nous enseigne cela. » […] Dans ses conférences, elle met l’accent sur tout ce qui fait qu’il ne faut pas baisser les bras et qu’il y a des raisons d’espérer dans d’autres rapports entre les hommes et les femmes, dans une autre société. […]

Elle est très optimiste sur l’humanité. Elle pense qu’il ne faut jamais juger les êtres humains et que lorsqu’ils commettent des actions répréhensibles, des meurtres, il faut toujours leur donner une chance. La violence ayant toujours des causes sociales dans cette société et elle a appliqué ce raisonnement quand elle a été elle-même victime d’un attentat. Elle venait d’ailleurs en aide aux êtres humains comme aux animaux. Elle mettait en pratique au quotidien cet optimisme, cet espoir dans la nature humaine. [2]

LE MARIAGE EST UNE MAUVAISE ACTION [3]

(Extrait)

Aujourd’hui ce n’est ni au mariage civil ni au mariage religieux
que je me réfère, lorsque j’affirme : « Le mariage est une mauvaise action. »

La cérémonie elle-même n’est qu’une formalité, un fantôme, une
coquille vide. Par mariage, j’entends son contenu réel, la relation
permanente entre un homme et une femme, relation sexuelle et
économique qui permet de maintenir la vie de couple et la vie
familiale actuelle. Je me moque de savoir s’il s’agit d’un mariage
polygame, polyandre ou monogame. Peu m’importe qu’il soit
célébré par un prêtre, un magistrat, en public ou en privé, ou
qu’il n’y ait pas le moindre contrat entre les époux. Non, ce que
j’affirme c’est qu’une relation de dépendance permanente nuit au
développement de la personnalité, et c’est cela que je combats.

[…]
Dans le passé, il m’est arrivé de plaider de façon effusive et
sincère pour l’union exclusive entre un homme et une femme,
tant qu’ils sont amoureux. Et je pensais que cette union devrait
être dissoute lorsque l’un ou l’autre le désirerait. À cette époque
j’exaltais les liens de l’amour – et seulement ceux-là. Aujourd’hui,
je préfère un mariage fondé uniquement sur des considérations
strictement financières à un mariage fondé sur l’amour. Non
pas parce que je m’intéresse le moins du monde à la pérennité du
mariage, mais parce que je me soucie de la pérennité de l’amour.
Le moyen le plus facile, le plus sûr et le plus répandu de tuer l’amour
est le mariage – le mariage tel que je l’ai défini. La seule façon
de préserver l’amour dans la condition extatique qui lui vaut de
bénéficier d’une appellation spécifique – sinon ce sentiment relève
du désir ou de l’amitié –, la seule façon, disais-je, de préserver
l’amour est de maintenir la distance. Ne jamais permettre que
l’amour soit souillé par les mesquineries indécentes d’une intimité
permanente. Mieux vaut mépriser tous les jours votre ennemi que
mépriser la personne que vous aimez.

Ceux qui ne connaissent pas les raisons de mon opposition
aux formes légales et sociales vont sans doute s’exclamer : « Alors,
vous voulez donc en finir avec toute relation entre les sexes ? Vous
souhaitez que la terre ne soit plus peuplée que de nonnes et de
moines ? » Absolument pas. Je ne m’inquiète pas de la repopulation
de la Terre, et je ne verserais aucune larme si l’on m’apprenait
que le dernier être humain venait de naître. Mais je ne prêche
pas pour autant l’abstinence sexuelle totale. Si les avocats du
mariage devaient simplement plaider contre l’abstinence totale,
leur tâche serait aisée. Les statistiques de la folie, et de toutes sortes
d’aberrations, constitueraient à elles seules un solide élément à
charge. Non, je ne crois pas que l’être humain moralement le
plus élevé soit un individu asexué, ni d’ailleurs une personne qui,
au nom de la religion ou de la science, extirpe violemment ses
passions. Je souhaiterais que les gens considèrent leurs instincts
normaux, d’une façon normale, qu’ils ne les gavent pas mais ne
les rationnent pas non plus, qu’il n’exaltent pas leurs vertus audelà
de leur utilité véritable et ne les dénoncent pas non plus
comme les servantes du Mal, deux attitudes très répandues en
ce qui concerne la passion sexuelle. En bref, je souhaiterais que
les hommes et les femmes organisent leurs vies de telle façon
qu’ils puissent être toujours, à toute époque, des êtres libres, sur
ce plan-là comme sur d’autres.

DE L’ACTION DIRECTE [4]

(Extrait)

J’ai déjà dit que, parfois, l’action politique obtient quelques
résultats positifs – et pas toujours sous la pression des partis
ouvriers, d’ailleurs. Mais je suis absolument convaincue que les
résultats positifs obtenus occasionnellement sont annulés par
les résultats négatifs ; de même que je suis convaincue que, si
l’action directe a parfois des conséquences négatives, celles-ci sont
largement compensées par ses conséquences positives.

Presque toutes les lois originellement conçues pour le bénéfice
des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis,
ou bien sont restées lettre morte, sauf lorsque le prolétariat
et ces organisations ont imposé directement leur application. En
fin de compte, c’est toujours l’action directe qui a le rôle moteur.
Prenons par exemple la loi antitrust censée bénéficier au peuple
en général et à la classe ouvrière en particulier. Il y environ deux
semaines, 250 dirigeants syndicaux ont été cités en justice. La
compagnie de chemins de fer Illinois Central les accusait en effet
d’avoir formé un trust en déclenchant une grève !

Mais la foi aveugle en l’action indirecte, en l’action politique,
a des conséquences bien plus graves : elle détruit tout sens de
l’initiative, étouffe l’esprit de révolte individuelle, apprend aux
gens à se reposer sur quelqu’un d’autre afin qu’il fasse pour eux
ce qu’ils devraient faire eux-mêmes ; et enfin elle fait passer pour
naturelle une idée absurde : il faudrait encourager la passivité
des masses jusqu’au jour où le parti ouvrier gagnera les élections ;
alors, par la seule magie d’un vote majoritaire, cette passivité se
transformera tout à coup en énergie. En d’autres termes, on veut
nous faire croire que des gens qui ont perdu l’habitude de lutter
pour eux-mêmes en tant qu’individus, qui ont accepté toutes les
injustices en attendant que leur parti acquiert la majorité ; que
ces individus vont tout à coup se métamorphoser en véritables
« bombes humaines », rien qu’en entassant leurs bulletins dans les
urnes !