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Sous la direction d’Olivier Le Cour Grandmaison
Douce France. Rafles. Rétentions. Expulsions
(Seuil / RESF)
Article mis en ligne le 15 novembre 2009
dernière modification le 11 novembre 2009

Murs, barrières, ghettos, rafles, centres de rétention, enfermement des enfants, expulsions brutales, intimidation, répression partout…
Combien de temps encore allons-nous supporter une situation intolérable ?

L’intimidation, l’indifférence, la peur font de nous des témoins consentants sinon des complices de l’inacceptable prôné par un État xénophobe et "néopétainiste". La France, pays des droits humains ! Beau slogan pour un pays qui prône l’expulsion d’étranger-e-s vers la misère et la mort.

« Nous connaissons les existences et les espoirs ruinés de ceux qui sont raflés, placés en centre de rétention, puis forcés d’embarquer dans des avions ou des navires à destination de leur pays d’origine. Telle est la situation qui nous porte à écrire, telle est la raison d’être de ce livre : témoigner, penser, résister, autant que faire ce peut. »

« Élaboré avec le Réseau éducation sans frontières (RESF), Douce France est un livre engagé, rédigé par des spécialistes. De façon méthodique et pluridisciplinaire, il explore la politique migratoire menée par la France. Approches historiques, sociologiques, psychanalytiques et juridiques se complètent ici pour dresser le tableau inquiétant d’une politique indigne. »

« Il s’agit d’importer des étrangers pour continuer les tâches économiques d’hier et participer aux nouvelles tâches de demain. De là une condition de quantité. Mais à cette condition s’oppose une autre. Ces étrangers (…) ne doivent pas, par leur entrée massive en France et leur installation sur notre sol, risquer de changer les valeurs physiques, spirituelles et morales auxquelles nous tenons… »

Louis Chevalier [2] (1946).

« Bien sûr, nous savons tous qu’une immigration maîtrisée est un enrichissement pour la vie de la cité. (…) Mais il y a aussi le pire, produit en grande partie par trente années d’une immigration non gérée : les cités ghettos, les squatts, les phénomènes de bandes, les violences urbaines, comme celles que la France a connues il y a deux ans, lors de l’automne 2005. Pour beaucoup de nos compatriotes, l’immigration est une source d’inquiétudes, Ils y voient une menace pour leur sécurité, pour leur emploi, leur mode de vie. »

B. Hortefeux. Ministre de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et codéveloppement. Assemblée nationale. 18 septembre 2007.

Soixante et un ans séparent ces deux citations. Pourtant, en dépit du temps écoulé, de contextes différents — les impératifs de la reconstruction du pays hier, ceux de certains secteurs économiques en tension, comme on dit aujourd’hui —, en dépit aussi de l’emploi de catégories et d’un vocabulaire distincts lié à l’évolution des règles qui régissent le champ scientifique dans un cas, l’espace public dans l’autre, des préoccupations et des inquiétudes voisines s’y expriment. En effet, l’historien et le ministre s’accordent sur le rôle de la main-d’œuvre immigrée jugée indispensable au développement national même si le second euphémise avec délicatesse son discours pour ne pas s’exposer au reproche de fonder les orientations qu’il défend sur des considérations strictement utilitaires. De là le recours au terme de « cité » nécessaire pour changer de plan et investir
« l’enrichissement » mentionné de significations vagues bien faites pour suggérer qu’à certaines conditions la présence des étrangers est bénéfique à la France. Précieux supplément d’âme destiné à couvrir des oripeaux d’un "humanisme" de comptoir les méthodes policières employées — rafles, rétentions, expulsions — contre les étrangers en situation irrégulière.

Il permet à Brice Hortefeux de se présenter comme un
homme sensible à la différence qui reconnaît que dans « l’échange
avec le migrant », « il y a l’apprentissage de la diversité (…) et le sens de la tolérance. » Formules ronflantes et creuses qui n’engagent à rien comme le prouve la politique mise en œuvre lorsqu’il sévissait au ministère de l’Immigration. Elles sentent les efforts laborieux de conseillers en communication, ces plumes serviles et mercenaires chargées de la propagande gouvernementale dont la mission est de fournir aux responsables des "éléments de langage" qui, inlassablement répétés dans les discours et les médias, doivent contribuer à "faire l’opinion publique" pour mieux convaincre les Français de la justesse des dispositions défendues. De même le couplet, particulièrement obscène eu égard aux réalités de la diplomatie et des pratiques consulaires françaises relatives à la délivrance des visas notamment, sur l’aide à l’Afrique et la nécessité de « tendre la main » à la « jeunesse [3] » de ce continent qui a permis de forger l’appellation abracadabrantesque employée pour désigner les services ministériels précités. Appellation digne d’entrer dans le lexique déjà riche de la novlangue étudiée par Orwell.

[…]

Traquer, rafler, expulser

Politique des mots et mots de la politique qui s’insinuent dans le langage courant pour mieux le pervertir, gouverner les consciences, anesthésier les perceptions des citoyens et des acteurs en banalisant les agissements de tous les fonctionnaires — préfets, gendarmes, policiers — dont la mission est de traquer, placer en rétention puis renvoyer dans leur contrée les hommes, les femmes et les enfants identifiés comme des sans-papiers. Plus ces opérations distinctes mais liées entre elles s’imposent, plus les pratiques qu’elles autorisent semblent normales, plus elles sont susceptibles de prospérer sans susciter le scandale qu’en d’autres temps elles auraient provoqué. Hier, les quelques charters d’étrangers en situation irrégulière organisés par l’ancien ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, soulevèrent un tollé qui l’obligea à plus de modération. Aujourd’hui, en dépit des mobilisations opiniâtres et courageuses de nombreux militants associatifs, le gouvernement persévère dans la voie que le chef de l’Etat lui a fixée et, pire encore, augmente année après année le nombre de « reconduites à la frontière. » Régression remarquable et terrible symptôme de la puissante dynamique évoquée à l’instant qui doit être nommée pour ce qu’elle est : la banalisation du mal, des orientations adoptées par l’actuelle majorité et des moyens employés pour les appliquer. Tous étant présentés comme des impératifs au service de fins supérieures : la défense de nos « concitoyens », de leur mode de vie et de « l’identité nationale » dont une lettre officielle rappelle qu’elle « doit être placée au cœur de [l]’action [8] » du ministre des Expulsions. Politique est la langue forgée avec un soin maniaque par ceux qui exercent le pouvoir et par leurs conseillers ; tous savent les enjeux de ces luttes terminologiques indispensables pour imposer leurs représentations du monde et des autres, et les dispositions qu’elles légitiment. Plus singulier est le fait que cette langue soit également employée par de nombreux journalistes qui devraient pourtant savoir ce que parler et écrire veulent dire. Politique est le geste qui consiste à rejeter les différentes expressions mentionnées et à rétablir, contre les professionnels intéressés de la manipulation linguistique, la justesse des vocables usités pour qualifier et penser, de façon aussi précise que possible, ce dont nous sommes les témoins. En effet, mal nommer les réalités quelles qu’elles soient, c’est ajouter l’approximation et la confusion à leur complexité, et affaiblir nos capacités à en rendre compte.

Enjeux politiques donc, enjeux de connaissance aussi étroitement liés aux premiers dans ce cas d’espèce. Les énoncés des gouvernants et de leur porte-parole vaporisent les violences physiques et symboliques imposées à ceux qu’ils désignent comme des « clandestins », ce terme inquiétant et péjoratif employé pour stigmatiser plus encore les étrangers visés et justifier le sort qui les attend. Les nôtres doivent au contraire rappeler constamment l’existence des premières car elles sont les conséquences structurelles des orientations du gouvernement, pas des incidents provoqués par le zèle intempestif de tel ou tel comme le prouvent les nombreux rapports élaborés depuis longtemps par plusieurs associations spécialisées [9]. De même, les effets juridiques, pratiques et humains de cette politique doivent être nommés de façon claire. C’est donc à dessein que le terme rafle, par exemple, est ici employé puisqu’il désigne une technique policière inventée à la fin du XIXe siècle pour procéder à des arrestations nombreuses opérées à « l’improviste dans un quartier suspect » ou « un établissement mal famé [10] », comme on l’apprend à la lecture du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Les fins poursuivies par le gouvernement : les expulsions en masse appellent nécessairement ce type de pratiques qui sont autant de moyens indispensables à la réalisation des objectifs assignés au ministère des Expulsions et aux préfets.

Échapper à la double accusation de stigmatiser les populations allochtones et d’employer une rhétorique xénophobe proche de celle du Front national au moment même où, pour des raisons électoralistes, certaines de ses propositions deviennent celles du chef de l’État et de son parti, tels sont aussi les desseins de Brice Hortefeux. De là la nécessité d’occuper cette posture avantageuse de la modération, du juste milieu et de l’objectivité supposés lesquels passent par la prise en compte apparente des multiples effets des phénomènes migratoires. Habile subterfuge dont la fonction principale est de rendre acceptable la suite de cette intervention où les conséquences jugées délétères d’une « immigration incontrôlée » sont dénoncés avec d’autant plus de vigueur que le ministre des Expulsions s’est livré aux louanges convenues que l’on sait. Préoccupations voisines de celles exprimées par Chevalier en 1946 donc, inquiétudes proches aussi cependant que se dévoilent les origines lointaines d’une xénophobie républicaine parée des atours de la science et légitimée, qui plus est, par cet organisme prestigieux qu’est l’INED dans l’immédiat après-guerre, de ceux du réalisme et du sens des responsabilités au service des Français comme le répètent de façon pavlovienne ceux qui sont maintenant aux affaires. Plus ancienne est cette tradition, aujourd’hui réhabilitée par le président, le gouvernement et la majorité qui les soutient, puisqu’elle fut élaborée sous la Troisième République où les discours, les pratiques et les dispositions xénophobes étaient monnaie courante [11].

Immigration, sécurité et "identité nationale"

Dans tous les cas les immigrés, hier arrivés des territoires de l’empire, aujourd’hui d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie, tous étant jugés peu assimilés, voire même difficilement assimilables ou intégrables pour user de la pseudo-catégorie en vogue de nos jours, sont considérés comme la cause de maux divers et graves susceptibles de ruiner le "tempérament national" laisse entendre Chevalier qui se prononce en faveur de mesures restrictives pour l’entrée et le séjour de ces populations en métropole. Instaurer des mécanismes stricts de sélection, tel est l’un de ses objectifs pour mieux défendre « l’humanité française » dans un contexte où le pays « ne tient pas à laisser abâtardir un héritage moral, intellectuel et physique qui est plus que jamais son principal bien » alors que la reconstruction lui impose des tâches difficiles et nombreuses. Pour des motifs identiques, un autre expert des migrations, Robert Sanson, propose de lier la durée du séjour des « travailleurs nord-africains » à celle de leur contrat de travail qui devrait être limité à six mois ou un an afin de réduire au maximum les risques engendrés par leur présence en région parisienne, notamment. Après quoi, ces ouvriers seraient contraints de retourner « au pays [12] », dans leurs colonies respectives en fait puisqu’ils proviennent de contrées toujours dominées par la Quatrième République. Quant à Robert Debré et Alfred Sauvy qui, en 1946, entendent préserver eux aussi les « meilleurs qualités » du « caractère » et du « type français », ils estiment indispensable la création d’un « ministère unique » chargé de « diriger et contrôler », entre autres, cette immigration maghrébine dont les caractéristiques culturelles et cultuelles, liées à l’Islam, rendent la « fusion des deux populations difficile et, sans doute, peu souhaitable. [13] »

Immigration choisie, institutionnalisation souhaitée de la précarité et, pour accomplir plus sûrement les différentes missions énumérées par les uns et les autres, création d’une administration ad hoc, déjà. Aujourd’hui ceux qui affirment avoir inventé de toute pièce le nouveau ministère dont l’Etat sarkozyste est désormais flanqué pour mieux traquer les "clandestins" et préserver « la cohésion de notre communauté nationale » — Brice Hortefeux dixit — abusent l’électorat en se créditant d’une originalité et d’une audace exagérées à dessein pour mieux faire croire à la « rupture » qu’ils prétendent incarner. Sans doute le regroupement de différents services, conçu de façon martiale comme un véritable « état-major taillé sur mesure pour remplir sa triple mission : contrôler les flux migratoires, promouvoir l’immigration professionnelle et réussir l’intégration des immigrés légaux [14] », est-il en partie inédit puisqu’il n’a ni précédent dans l’histoire de la République, ni dans un pays étranger. Pas même en Italie que dirige pourtant une coalition nationaliste et xénophobe composée de la formation de Silvio Berlusconi, de la Ligue du nord et d’Alliance nationale [15]. Remarquable mais sinistre exception française donc, même si les origines de ce ministère, les représentations et les arguments employés pour justifier son existence sont anciens. Aussi faut-il penser son avènement sur le mode de la discontinuité relative, au regard de la conjoncture récente, et de l’actualisation, de l’institutionnalisation aussi, de tendances inscrites dans la longue durée qui plongent leurs racines dans un passé tantôt lointain — les années 1930 et les lendemains de la Seconde Guerre mondiale —, tantôt proche puisque l’augmentation significative des expulsions — telle que rapportée dans les discours officiels destinés à chanter les louanges de son initiateur- est liée à l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur en 2002. Brice Hortefeux le rappelle pour mieux lui rendre hommage en dévoilant ce bilan : « 100 000 étrangers en situation irrégulière (…) raccompagnés (sic) » dans « leur pays d’origine », pas moins de 24 000 en outre-mer et 35 000 refoulements aux frontières depuis cette date [16]. Influence des personnalités de la Quatrième République ? Très improbable. Rencontre ? Plus sûrement. Sans doute est-elle liée à la confrontation à des problèmes voisins traités de façon proche par des hommes pour qui les étrangers non européens sont, pour des raisons culturelles et cultuelles, synonymes de périls qu’il faut conjurer au plus vite.

Hier et aujourd’hui encore, ces conceptions sont au principe d’une politique destinée à limiter toujours plus l’entrée des allochtones visés sur le territoire national et à empêcher ceux qui y résident de s’installer durablement pour éviter que l’immigration économique et masculine ne se transforme en une immigration familiale jugée plus inquiétante encore. De là le renforcement des conditions exigées pour faire venir les membres d’une même famille, et l’instauration de « cartes de séjour renouvelables chaque année » et délivrées « dans la liste des métiers (…) ouverts à l’immigration de travail. [17] » Etre un immigré dans ces conditions, c’est être ravalé au rang de pur instrument de production appréhendé à partir des seuls critères de l’utilité et de la dangerosité supposées en étant soumis, qui plus est, à une précarité personnelle, professionnelle et géographique juridiquement sanctionnée. Aussi ces travailleurs peuvent-ils être importés puis expulsés dès que les désagréments réputés associés à leur présence sont jugés supérieurs aux avantages qu’ils procurent. Réification des hommes gérés comme des flux anonymes qu’il faut réguler, orienter et refouler en fonction des intérêts supposés de la France cependant qu’est néantisé tout ce qui constitue les premiers comme autant d’individus singuliers, dotés d’un passé et confrontés à un présent — celui-là même qui les pousse à fuir la misère et/ou les persécutions multiples subies dans leur pays d’origine —, porteurs en un mot d’une histoire et d’un avenir qu’ils cherchent à bâtir au péril de leur vie, parfois, en affrontant les dangers d’un long périple, l’exil et la solitude. Néantisés et considérablement restreints aussi, certains de leurs droits réputés fondamentaux — droit de voyager, de s’installer librement dans la contrée de leur choix et d’y mener une vie familiale dite normale — dont on découvre qu’ils n’en sont pas puisqu’ils cèdent devant les "impératifs" de la production, de l’ordre public et de la raison d’Etat [18]. L’urgence économique, sécuritaire et politique, en un mot la nécessité de protéger « nos compatriotes » contre des menaces multiples, déclarait Brice Hortefeux à la tribune de l’Assemblée nationale, telle est l’ultima ratio et la matrice commune de ces orientations passées et présentes. Toutes sont puisées dans un vieux brouet xénophobe dont la recette fut réhabilitée par le Front national avant que le dirigeant de l’UMP, aujourd’hui président, ne l’utilise à son tour pour parvenir plus sûrement au pouvoir et s’y maintenir en donnant des gages réguliers aux électeurs venus de l’extrême-droite afin de les retenir dans le giron électoral du parti majoritaire [19].

Xénophobie d’État

Que des différences existent entre les textes rédigés après 1945 et les discours de Brice Hortefeux, nul n’en disconviendra mais elles sont plus formelles que substantielles. À preuve, les dangers dénoncés par les uns sont aussi ceux qui justifient les mesures défendues par ce ministre qui juge la « cohésion » du pays menacée par la présence de « fils » et de « petits-fils » d’immigrés « venus en France dans les années 60 et 70 » et qu’elle n’a pas « fini d’intégrer. » Les causes susceptibles de ruiner la cohésion de la communauté nationale étant identifiées, selon lui, il peut alors brosser le tableau plus précis de leurs effets multiples et inquiétants. « Cités ghettos », « squatts » et « bandes » sans oublier, dans ce crescendo reposant sur la peur qu’il doit susciter ou conforter, l’acmé dramatique et plus terrible encore des maux énumérés : les « violences urbaines » de « l’automne 2005. » À ce sujet, nul besoin de développer : la seule référence à ces événements, dont les origines immédiates sont évidemment occultées, appelle aussitôt des images précises de chaos, d’incendies de bâtiments privés et publics, et d’affrontements avec les forces de l’ordre cependant que les coupables sont clairement désignés : les jeunes français d’origine immigrée et les étrangers marginaux. En prétendant se faire ainsi l’écho des inquiétudes des citoyens, Brice Hortefeux accrédite l’idée selon laquelle la présence trop nombreuse des uns et des autres menacent la « sécurité, [l’]emploi » et le « mode de vie » des Français affirme-t-il pour mieux dévoiler l’ampleur des dangers qu’il s’agit de combattre en rompant « avec les errements du passé » qui se nomment « fatalité », « facilité » et « irresponsabilité. » Mieux, après « trente » années d’atermoiements liés à « l’absence d’une politique d’immigration réfléchie, cohérente et déterminée », il se présente comme le porte-parole courageux et lucide d’une « majorité silencieuse » dont les attentes sont claires et peuvent se résumer ainsi : « maîtriser les flux migratoires pour préserver l’équilibre de notre communauté nationale. »

Au terme de ce discours, il peut conclure par cette injonction présentée comme un constat de bon sens qui vient de recevoir l’onction démocratique du suffrage universel : la défense de « nos compatriotes » est un « devoir aussi simple qu’exigeant » qui fonde le mandat que « le Président de la république » tient « du peuple français », et la « mission [20] » que Nicolas Sarkozy lui a fixée. D’autres n’hésitent pas à agiter le spectre d’une invasion à venir qui, favorisée par la « pauvreté (…) des pays du Sud », risque « d’entraîner une vague migratoire qu’il faudra naturellement mieux contrôler et mieux maîtriser. [21] » En dépit d’évolutions inscrites dans la longue durée, comment qualifier la situation nouvelle ouverte par les dernières élections présidentielles et la création du ministère des Expulsions ? À quel type de discours et de pratiques ressortissent ceux qui retiennent notre attention ? De quoi sommes-nous aujourd’hui les témoins ? De l’avènement d’une xénophobie d’Etat et d’institution défendue par des élites politiques et leurs nombreux « chiens de garde » qui ne cessent de mettre en scène, et en paroles, la peur de l’étranger pensé comme la cause de maux divers, nombreux et graves, ce pour quoi des dispositions exorbitantes du droit commun doivent être adoptées puis mises en œuvre par des pouvoirs publics mobilisés comme jamais pour combattre les "clandestins" et les dangers qu’ils sont supposés incarner. En ce domaine, le ministre des Expulsions est efficacement secondé par des personnalités soucieuses de justifier leur statut de conseiller du prince. « Il ne faudrait pas, affirmait ainsi en 2007 le secrétaire général du Haut Conseil à l’intégration, le philosophe-idéologue François Guéry, qu’une immigration mal agencée vienne remettre en cause le régime républicain. Il peut y avoir des ennemis de la République qui s’arrogent tous les moyens pour mettre les institutions en danger. [22] ». Qu’un tel délire paranoïaque puisse passer pour une prédiction raisonnable en dit long sur l’involution qui affecte notre époque. De plus, le conseil scientifique de cette institution est présidé par « l’Immortelle » Hélène Carrère d’Encause, dont chacun connait l’étendue des compétences sur le sujet comme le prouvent ses déclarations clairvoyantes relatives aux émeutes de l’automne 2005 provoquées, selon elle, par des Africains polygames et incapables d’élever leurs enfants. Bel attelage qui doit garantir, nul n’en saurait douter, la rigueur et l’objectivité de ce nouveau « machin. »

Xénophobie d’État, donc, que soutiennent le mensonge, l’omission intéressée et la réécriture de l’histoire immédiate par Brice Hortefeux pour mieux accréditer la thèse selon laquelle le quinquennat qui a débuté en 2007 a enfin mis un terme à une longue période de laxisme. Stupéfiante assertion quand on sait qu’en quelques années seulement, cinq lois sur l’entrée et le séjour des étrangers ont été votées et des centaines de décrets, arrêtés et circulaires élaborés, auxquels s’ajoutent pas moins de onze modifications du code des étrangers depuis 2005 [23]. Incroyable prurit législatif et réglementaire qui témoigne d’un emballement sans précédent destiné à faire croire qu’en ces matières les gouvernants agissent conformément aux promesses électorales qu’ils ont faites. Plus encore, un tel phénomène nous renseigne sur la nature du droit appliqué à certaines catégories d’allochtones qui se caractérise par une instabilité et une insécurité juridiques structurelles — comparée à la relative stabilité des lois dont jouissent les nationaux et les ressortissants des États membres de l’Union européenne — engendrée par la prolifération de textes émanés d’autorité et de pouvoirs multiples. Tous favorisant des pratiques hétérogènes, parfois contraires à la loi — celle-là même que les préfets sont supposés faire respecter -, et de facto discriminatoires et arbitraires. Plusieurs études consacrées aux comportements des fonctionnaires et des administrations spécialisés dans "l’accueil" des étrangers l’établissent de façon précise et circonstanciée. Rarement un si beau mot — accueil —, qui engage à l’endroit d’autrui considéré comme un semblable digne des égards qui lui sont accordés, n’aura été à ce point galvaudé, vidé de sa substance et perverti. À preuve les conditions et les traitements scandaleux subis par la majorité des immigrés, réguliers ou irréguliers, quand ils s’engagent dans le dédale improbable des procédures que l’Etat, ses représentants en gants blancs et de nombreux bureaucrates leur imposent à l’occasion de l’examen des dossiers constitués pour tenter de faire valoir leurs droits. Mépris, humiliations, exigences diverses et parfois contradictoiores, attentes interminables… [24].

Sur ces questions, ce qu’il est convenu d’appeler le « sarkozysme » n’est qu’un « lepénisme » réformé car émondé de ses vociférations et de ses propositions les plus radicales afin de les rendre compatibles, sur le plan juridique, avec les institutions républicaines et européennes, et politiquement acceptables par les diverses composantes de la majorité. Sur de nombreux points, en effet, les orientations du gouvernement s’inspirent de celles de l’organisation frontiste ; une partie de ses propositions étant désormais appliquée, ou incarnée, par le ministère des Expulsions. « Retours volontaires » et « contraints », « codéveloppement », « politique d’assimilation » ambitieuse grâce à la réhabilitation des « valeurs » de la France et de son histoire, « défense de l’identité
nationale », dénonciation régulière, au nom des inquiétudes de « nos compatriotes », des « quartiers » supposés échapper à la « loi [25] »,
tels sont les thèmes principaux qui structurent une sorte de "programme commun", inavoué mais réel, comme l’atteste la comparaison des mesures exigées depuis longtemps par le dirigeant du Front national avec celles de l’UMP [26]. Les dévots du chef de l’État, qui le félicitent pour sa stratégie ayant conduit à l’important recul électoral de l’organisation d’extrême droite, occultent ceci d’essentiel : sa défaite dans les urnes se paie du triomphe de beaucoup de ses idées et de certains de ses slogans — « la France on l’aime ou on la quitte » par exemple — qui ont migré sur l’échiquier politique en devenant ceux de parti dominant et de ses dirigeants. Mieux, c’est désormais au nom de la lutte contre les thèses du Front national que le nouveau et vaillant petit soldat de la Sarkozie, Éric Besson, justifiait récemment sa mission dans un contexte — celui des élections européennes de 2009 — où, une fois encore, les thèmes de l’insécurité et de l’immigration furent exploités sans vergogne par les candidats de la majorité pour conforter leur position et tenter de réduire une abstention record. Cependant, ces mutations ne sont plus conjoncturelles et limitées à certaines échéances électorales, comme cela était le cas antérieurement, elles s’inscrivent désormais dans la longue durée. Les propositions du candidat Sarkozy [27] lors des présidentielles de 2007 et les orientations mises en œuvre par le ministère des Expulsions le prouvent. Toutes témoignent de la radicalisation des positions défendues par la droite institutionnelle avec l’approbation tacite ou explicite des ministres réputés incarner "l’ouverture", et de la secrétaire d’État aux droits de l’homme, Rama Yade. Comme ces derniers, elle a les convictions de ses ambitions.

« Notre plume est une arme bien faible — et on ne manque pas de nous le faire cruellement sentir. Mais il est de notre devoir d’en faire usage. Nous sommes peut-être impuissants car notre époque déroule son terrible ordre du jour sans tenir compte de notre colère et de nos plaintes. (…) On pourra donc plus tard nous reprocher d’avoir été impuissants, mais pas de nous être déshonorés [28] » par notre silence ou notre abstention mêmes. Nous savons ce qui est perpétré au nom de la Loi, de la République et de la défense de l’Ordre prétendument menacé par les immigrés venus d’Afrique et d’Asie. Nous sommes informés des violences et des outrages quotidiens infligés depuis longtemps aux "clandestins", des moyens employés par le ministère des Expulsions, les diverses administrations, les fonctionnaires de police et de gendarmerie chargés de ces basses besognes sordidement sublimées en devoirs nationaux jugés indispensables pour protéger « notre pacte social. [29] »

Nous entendons et lisons les discours xénophobes et d’une démagogie obscène prononcés par les membres du gouvernement et les préfets qui attisent la peur éprouvée par de nombreux citoyens pour les étrangers en situation irrégulière. La peur et les préjugés qu’elle soutient puisque ces préjugés sont présentés comme des "vérités" par les plus hautes autorités de l’Etat, la majorité des députés, et quelques intellectuels et académiciens ralliés au président de la République. Les "clandestins" ? De nouveaux ennemis intérieurs contre lesquels se mobilisent des bateleurs cyniques et avides de pouvoirs qui usent d’une rhétorique martiale en se croyant investis d’une mission grandiose : sauver la France au son de la Marseillaise sans oublier le drapeau tricolore, tous deux bien faits pour stimuler l’amour du pays et la fierté d’appartenir à cette grande nation. Nous n’ignorons pas, enfin, les existences et les espoirs ruinés de ceux qui sont raflés, placés en centre de rétention puis forcés d’embarquer dans des avions ou des navires à destination de leur pays d’origine. Telle est la situation qui nous porte à écrire, telle est la raison d’être de ce livre : témoigner, penser, résister, autant que faire se peut. « En certaines circonstances, la vérité impose que l’on se dresse contre sa classe, contre son parti, contre son État. [30] » Nous y sommes.

Olivier Le Cour Grandmaison.

Douce France : rafles, rétentions, expulsions

Olivier Le Cour Grandmaison sera en direct sur Radio libertaire (89.4 et sur Internet) le 28 novembre 2009, dans l’émission des Chroniques rebelles.