— Vois-tu une possibilité pour que les Israéliennes et les Palestiniennes travaillent ensemble contre l’occupation ? Est-il possible de construire quelque chose avec les associations de femmes ?
Arna Mer Khamis : Tu seras sans doute déçue par ma réponse. Je ne crois pas qu’une cause spécifique donne l’opportunité de parler des femmes à propos de cette question. Je ne vois pas de comportements différents chez les femmes. Si elles ont les moyens d’instaurer une autre forme de relations, ce serait à quel niveau ? J’essaye de voir ce qui, dans la spécificité des femmes, permettrait de construire ces nouvelles relations. Certaines organisations de femmes en Israël montent au créneau contre l’occupation, par exemple les Femmes en noir [1]. Mais je ne pense pas que les femmes soient plus opposées à l’occupation que les hommes, ou le contraire. Les femmes s’organisent et luttent sur des problèmes particuliers. Mais concernant le problème de l’occupation, je ne pense pas qu’il y ait des raisons spéciales qui poussent les femmes à s’y engager plus que les hommes.
Il faut apprendre au niveau du moi, pas sur un plan académique ou intellectuel, à être conscient-e. C’est le point qui construit ton approche des autres, c’est la base des éléments qui feront la personnalité. L’unité des individus, avec leurs différences, se construit grâce à un projet commun, des idées en commun, alors que l’unité des différences se construit sur l’indifférence. Si l’on est conscient-e de cela, on développe une attitude envers les autres, un comportement et des concepts politiques. C’est l’origine de l’engagement de l’individu. Dans ce contexte, quelle est l’influence formative importante pour l’individu ? Et quelle est la nature, le facteur de changement ?
Pendant la guerre du Liban [2], nous militions en Israël en organisant des manifestations, en distribuant des tracts et des brochures politiques, et nous avions l’habitude de faire quotidiennement des piquets. C’est frustrant d’être rejeté-e par des gens qui t’insultent et te crachent dessus, sans pouvoir réagir ; nous en étions affecté-e-s. J’ai finalement arrêté après quelque temps, c’était trop insupportable. Et dans quel but et pour quel résultat supporter cette épreuve ? Pourtant si avec ce type d’action, il est possible de provoquer un questionnement, de bouger une fibre du cerveau de quelqu’un, il faut le faire. C’est un minimum et un maximum. Mais c’est difficile car on agit d’abord pour soi-même.
Lorsqu’une petite chose est changée chez l’autre, on a réussi quelque chose, mais si rien ne change, cela ne sert à rien. La réaction vindicative à laquelle nous étions confronté-e-s avait une signification. À l’inverse, quand les gens ne réagissent plus, il faut arrêter, cela n’en vaut plus la peine. La réaction du passant lisant ce que tu affiches, c’est positif. La personne donne son attention. C’est ce que j’appelle se lire soi-même. Ce qui m’est arrivé peut arriver aux autres. La porte entrouverte peut largement s’ouvrir. La brèche peut devenir une réelle ouverture. Je crois que les masses, les communautés sont formées par des individu-e-s et que tous les processus de base interviennent grâce à leur volonté. Pour approcher quelqu’un, lui parler, le toucher, il faut que cela se passe au plan humain. C’est pareil pour les leaders politiques. Cela influe sur les normes de vie.
— Ton travail avec les enfants se base sur un rapport différent de la simple autorité. La notion de pouvoir n’y a pas sa place bien que tu sembles exiger une discipline, ou plutôt une responsabilité.
Arna Mer Khamis : Lorsque j’étais enfant, nous recevions des personnes importantes à la maison et mon père avait l’habitude de dire
« Rappelle-toi : tous vont aux toilettes et se déculottent. Donc nous sommes tous pareils, des êtres humains. » Et je n’ai jamais été impressionnée par les chefs ou les leaders. C’est pourquoi le respect mutuel est une révolution en soi. L’enfant réalise que ses émotions sont aussi les vôtres. Tout ce qui le touche, touche également les autres. Lorsque l’enfant a conscience que les sentiments peuvent être partagés, ses réactions sont différentes. La réflexion peut être différente, mais à la base c’est la même chose. La différence ne se situe pas au plan de l’âge, entre adulte et enfant, mais au plan de la diversité de chaque individu. Le rapport entre enfants et éducatrices est un échange. L’approche se fait par l’enseignement et par la thérapie, notre thérapie. Quand on apprend, on doit aussi apprendre à se connaître.
— Crois-tu que la gauche politique puisse comprendre ce que tu expliques au plan émotionnel ?
Arna Mer Khamis : Je ne crois pas que cela ait un lien avec ce que l’on appelle la gauche ou la droite. Nous avons manifesté dans les territoires occupés, à Bethléem et à Ramallah, avec un groupe d’extrême gauche. La plupart des personnes étaient de Jérusalem. Lorsque nous avons fait face à des militaires qu’ils connaissaient, ne serait-ce que par leur réputation ou leur surnom, ils agissaient comme s’ils avaient des choses en commun bien qu’étant ennemis politiques. Après les interrogatoires habituels, des relations personnelles se créaient. J’étais furieuse parce que je savais que c’était une erreur. Dans ce type de rapport et souvent d’affrontements, il faut contrôler ses sentiments.
Je me souviens avoir fait partie d’un convoi pour apporter de la nourriture au camp de Jabalaya, à Gaza alors sous couvre-feu. Beaucoup de démarches avaient été nécessaires. Au point de contrôle (Erez Check Point), les militaires nous ont arrêtés vers 18h. Je me connais et j’ai souvent été critiquée pour mes réactions et ma volonté de manifester mes convictions. C’était stupide de vouloir aller ainsi le soir, seule, à Gaza, mais je devais absolument obtenir le laissez-passer pour le convoi. Or, je ne craignais qu’une chose : être reconnue et interpellée par mon prénom. Quelle serait ma réaction si je connaissais l’un des soldats ? Devrais-je lui répondre ? Cela paraît anodin, mais mon action en aurait été affaiblie. Dans une telle conjoncture, les compromissions sont impossibles. Je ne suis pas la seule à le ressentir. Il est évidemment normal de répondre au salut de l’autre, même si nous sommes dans deux camps politiques différents. Toutefois, je ne veux pas affaiblir mon action par ce type de relations. Les liens créés dans une telle situation me semblent parfaitement artificiels et ambigus. Dans un cas semblable, les Palestinien-ne-s ne répondraient pas au salut. On peut appeler cela guerre de classes. Mais nous sommes dans deux mondes différents, et c’est un mensonge de simuler l’amitié ou la cordialité. Le problème est émotionnel.
(Une voiture passe avec un haut-parleur. Tout le monde est aux aguets : les militaires ? Non, c’est un marchand ambulant.)
Arna Mer Khamis : Alors que nous manifestions près du camp de Deheishe avec des banderoles et des slogans « Non à l’occupation ! » en arabe, en hébreu et en anglais, j’ai insisté pour crier « Non à l’occupation israélienne ! » Ce n’est jamais dit ni écrit. Pourquoi ? Sharon se déclare pour un État palestinien puisqu’il se prétend libéral. Il se définit comme progressiste puisque tous les Juifs sont progressistes. Donc il est en faveur d’un État palestinien, mais en Jordanie. Que signifie être contre l’État ou contre l’occupation ? Qui n’est pas pour la paix ? Il faut donc écrire : « Non à l’occupation israélienne ». Il faut être clair et précis dans les termes et il y a une chance d’être compris pour que les revendications aboutissent.
À Deheishe, tout le monde souhaite la paix qui est l’inverse de ce que vit la population du camp. Alors pourquoi venir revendiquer la paix ? Cela reviendrait à dire aux réfugié-e-s du camp qu’ils veulent la paix. Pour quel effet ? Aucun. Autant faire des compromis avec le Mouvement pour la paix.
Et pourquoi revendiquer la paix en hébreu ? Personne n’est contre. Nous avons longuement discuté à propos de la réflexion à mener sur l’engagement, la connaissance de soi-même et sur les critères personnels et politiques. Une politique rationnelle aboutit souvent à des contradictions. Parler de paix ne changera rien. En revanche, si je dis à Haïfa que je suis contre l’occupation israélienne et que je revendique la paix, il y aura des réactions, bien entendu contre, et personne ne sera d’accord. Notre groupe s’est finalement séparé car s’est ensuite greffé le choix du lieu de la manifestation. Or, la question essentielle demeure : comment susciter des prises de conscience et des engagements ?
Il est temps de rejoindre la fête… Des chants, des danses, des tableaux — tous liés à la libération de la Palestine et à la fin de l’occupation — sont interprétés avec conviction. Les filles comme les garçons se donnent complètement dans le spectacle et Juliano Mer Khamis filme la représentation. Les Israéliens et les Israéliennes, juifs et arabes, venus d’Haïfa assister, le 1er juin 1992, au spectacle des enfants illustrent l’entente qui existe entre deux peuples qui peuvent vivre côte à côte en l’absence de cette paranoïa sécuritaire dont les politiques usent et abusent pour ne pas confronter les contradictions inhérentes à la « démocratie » israélienne.
Sur la route de Jénine à Haïfa, je pense aux enfants et à l’importance du spectacle, de leur jeu et de leur sincérité. Que vont-ils et que vont-elles devenir ? Cette expérience d’écoles populaires va-t-elle se poursuivre ? À la fin du festival, il y a eu affrontement entre un groupe de jeunes et des militaires israéliens. « C’est toujours ainsi » a dit Arna.
Nous traversons Haïfa où de vieux quartiers arabes sont appelés à disparaître. Bien des années plus tard, je retournerai à Haïfa pour prendre des photos du quartier de Wadi Salib à l’abandon, près du port d’Haïfa.
Dans la maison d’Arna, sur Allenby Street, nous parlons du spectacle et des projets des homes d’enfants. J’enverrai les doubles des photos prises pendant la préparation et le festival. Juliano a filmé tout le spectacle.
Juliano Mer Khamis : Toute notre énergie s’est portée sur la création de quelque chose qui n’existe pas. Ces ateliers, c’est peut-être la solution pour la fin des guerres.
Combien sont-ils et sont-elles à revendiquer une indépendance des étiquettes nationales, ethniques ou religieuses ? Et à déclarer :
« Pas de religion, pas d’identité, rien, un être humain, c’est tout : mon nom est Juliano [3]. »
Après l’envoi des photos, j’ai reçu les lettres et les dessins des enfants du camp de Jénine. Juliano a monté son film sur le festival de 1992 et nous l’a envoyé. Arna a poursuivi son travail avec les enfants et organisé des ateliers d’été pendant les vacances.
La maison de Nawal, qui nous avait offert l’hospitalité avec ses cinq enfants, a été saccagée. Arna a été menacée à plusieurs reprises, mais ne s’est jamais découragée. En 1993, elle a reçu le Right Livelihood Award, un prix Nobel alternatif pour la paix, attribué par le Parlement suédois pour son travail avec les enfants [4]. Cette récompense a permis de monter « The Child’s Home », un théâtre pour la troupe d’Arna, celle des enfants du camp de réfugié-e-s de Jénine. Juliano a animé des ateliers de théâtre.
Moins de trois ans après notre rencontre, la nouvelle de la mort d’Arna, après sa lutte contre le cancer, a bouleversé tous ceux et toutes celles qui l’avaient rencontrée, côtoyée. On perdait une amie et une militante à l’énergie inébranlable.
En 2003, Juliano Mer Khamis réalise, avec Danniel Danniel, Les enfants d’Arna (Israël / Pays-Bas, 84mn). Le documentaire est récompensé par de nombreux prix [5]. Dans son film, Juliano tente de retrouver les traces de l’histoire des enfants, du travail en commun, des rêves et des élans.
Pendant sept ans, il a filmé les répétitions, les spectacles des enfants en travaillant sur le projet alternatif d’éducation d’Arna. Comédien connu en Israël, il a dirigé des ateliers de théâtre et monté les spectacles de la troupe avec sa mère. Les enfants palestiniens y exprimaient leurs peurs
et leur expérience de l’occupation militaire. La séquence où Juliano filme Arna peu de temps avant sa mort, dans le théâtre et entourée de la
même connivence des enfants, est bouleversante. Les enfants d’Arna lui témoignent toujours le même respect dans la complicité. Le film est poignant et décrit, par ce regard sur les vivants et les morts d’une génération perdue de Palestiniens, les conséquences effrayantes de l’occupation militaire israélienne.
La seconde Intifada éclate le 26 septembre 2000 et en 2002, ce sont les saccages des villes de Ramallah, Naplouse et les massacres de Jénine.
En 2002, quand Juliano retourne à Jénine, c’est la désolation : la ville est en ruine, le théâtre détruit. La plupart des enfants qu’il a connu, treize ans auparavant, sont soit morts, soit combattants contre l’armée israélienne. Youssef est mort dans un attentat-suicide ; Alaa anime un groupe de résistance armée. Ashraf et Alaa ont tous deux assisté à la destruction de leur maison. Ashref a été tué pendant la seconde Intifada et ses compagnons en ont fait un martyr.
Du théâtre aux attentats, du théâtre à la mort, c’est le drame des enfants perdus de Jénine et Juliano Mer Khamis porte un regard sans complaisance sur la logique de la violence d’État.
« Sur la discrimination et le racisme, le pire peut se développer. Le fascisme ou autre chose, peu importe le nom qu’on lui donne. » disait Arna en 1992.
En 2002, le pire est arrivé à Jénine.
« Il n’y a pas de paix sans liberté » et en février 2006, suite à la mobilisation provoquée par son film, Juliano Mer Khamis reprend l’idée d’Arna, le projet, et remonte le Freedom Theatre, le Théâtre de la Liberté de Jénine [6].
Les idées et les actions d’Arna sont un symbole de lutte et de détermination.