Un châtaignier sous lequel s’est joué une tragédie et se dissimule un secret depuis 1937, deux femmes se rencontrent, l’une s’enfermant dans le silence depuis l’enfance, l’autre cherchant la vérité…
Plus de cent mille personnes ont disparu en Espagne pendant la guerre civile, tuées, jetées dans des fosses improvisées pour en faire disparaître jusqu’au moindre souvenir. Combien de charniers à découvrir encore ? Il y en a beaucoup, et les témoins se taisent, anéanti-e-s par une peur de quarante années de franquisme, une frayeur de cette mémoire éradiquée.
Où vas-tu Pedro ? demande l’enfant à cet homme qui va bientôt tomber sous les balles des franquistes. Où vas-tu Pedro ?
Et cette enfant qui a vieilli dans le silence va faire défiler les témoignages des souffrances et des massacres de la guerre civile. Peu à peu, les personnages revivent, les mémoires se délient et les questions reviennent, lancinantes : lorsqu’ils ont été abattus, avaient-ils le poing serré pour exprimer leur lutte
ou bien était-ce pour garder les châtaignes qu’ils avaient ramassé ? Pourquoi se réfugier dans une maison suspecte qu’ils voulaient éviter ?
Est-ce possible qu’ils aient emprunté le mauvais chemin pour se retrouver en terrain ennemi ?
Trois femmes sur le chemin de l’exil, trois femmes qui tentent de laisser croire à l’autre que l’espoir est possible, que son compagnon pour Laura, son frère pour Dolores, son père et sa mère pour Sole sont vivants quelque part, en prison, dans le maquis… Qui sait ?
Un jour, on les retrouvera et l’Espagne sera délivrée des franquistes par les Américains. L’espoir aussi d’atteindre la France et vivre une autre humiliation, celle d’être traité-e-s comme des parias pour ceux et celles qui ont cru à un autre monde possible, pour sentir le désespoir d’un second abandon.
Le No Pasaran s’étranglait dans le sordide de la trahison et dans l’allégeance française au fascisme.
Mémoire sublimée et texte bouleversant écrit par Manon Moreau d’après des témoignages d’anarchistes, d’exilé-e-s, de fidèles à la République. Cette pièce est le fruit d’une enquête longue et fouillée sur une époque occultée pendant la chape de plomb franquiste, mais aussi après la mort du dictateur en 1975. Besoin d’oublier ? Est-ce pour échapper au souvenir de l’humiliation, de cette longue période d’asservissement idéologique après l’incandescence d’une utopie mise en pratique ?
Où vas-tu Pedro ? [1] Une pièce qui retrace la Retirada, la résistance, les exécutions, les atrocités… Il y a ceux et celles qui partent en exil, le long exil, les autres qui restent, les disparus et les morts, la vieille qui se tait, le berger qui trace un trait chaque fois qu’une personne est abattue, ce petit-fils de phalangiste qui vient apprendre à la fille le lieu d’exécution de son père… Silencio, un silence de peur qui se fissure et peu à peu est rompu…
Où vas-tu Pedro ?
Reprise au Théâtre du Lierre du mercredi 27 au dimanche 31 janvier 2010.
(Extraits)
Novembre 1937. Montagnes de Galice.
Deux hommes, Albor, rejoint par Pedro.
ALBOR
Le froid s’en prend à nous. Tout s’en prend à nous. Les arbres devraient nous cacher, ils nous égarent. Les animaux font silence à notre passage. Le froid nous coupe, c’est que nous sommes vivants. Et eux tous qui marchent dans mes pas, qui m’empêchent de me coucher là et
d’attendre la fin.
Pedro s’approche
Pedro ?
PEDRO
Commandant…Vous l’avez vue ?
ALBOR
Qui ?
PEDRO
La grotte, là…Faudrait faire halte Commandant.
ALBOR
Maintenant ?
PEDRO
Maintenant. Il est bientôt trois heures. Et puis, dans les sous-bois, les arbres nous protègent.
ALBOR
Peut-être.
PEDRO, se penche pour ramasser des châtaignes, les apporte au Commandant
Regardez…Dans les sous-bois, on trouve des châtaignes… Et la pleine lune, la pleine lune, Commandant…Elle nous éclaire…Elle a guidé nos pas jusqu’à la grotte…
ALBOR
Elle nous trahit, Pedro, elle nous montre du doigt…
PEDRO
Vous faites pas de mauvais sang, Commandant. C’est chez moi, ici. Ces montagnes, c’est les miennes. Elles nous protègent.
Il croque dans une châtaigne pour ôter l’écorce. Tend le fruit à Albor.
ALBOR, contemple la châtaigne dans le creux de sa main, sans la manger
Qu’elles nous protègent, alors. Qu’elles protègent Edward…
PEDRO
Edward…Faut s’arrêter. Pour Edward. Il sort une montre de sa veste. Il est bientôt trois heures, Commandant, on marche depuis six heures hier soir…
[…]
Les femmes [Dans la montagne, sur le chemin de l’exil]
SOLE, murmure à Laura
À la prison le premier Noël, une jeune fille est arrivée. Elle était grosse.
DOLORES la coupant.
C’est Carmen qui l’a accouchée. Carmen, elle a eu six enfants.
SOLE
On a bien vu que le bébé était mal en point. C’était février, un froid de février. On a donné nos couvertures mais rien n’y faisait le petit corps devenait bleu, tout bleu. On a demandé d’autres couvertures, la Grosse était de garde, je me souviens, on a pas eu d’autres couvertures.
DOLORES, détruit le foyer d’un coup de pied, disperse le bois
Quand il est venu chercher le petit cadavre, le docteur a dit " il est bien bleu pour un enfant de rouges", et il a ri. Bleu. Il était bleu. Il faut une berceuse, Laura. Il lui faut ta berceuse.
Laura entoure Dolores de ses bras et la fait asseoir.
LAURA, murmure, chantonne par moments, comme une berceuse :
« ¡Fita aquel branco galán,
olla seu transido corpo !
É a lúa que baila
na Quintana dos mortos. »
[…]
LA FILLE
Il a vécu quarante ans de sa vie en France. Ses fils sont nés là. Mais il n’a jamais demandé la nationalité française. Il était apatride. Peut-être bien
qu’il aurait pas été contre, devenir Français, si les choses s’étaient passées autrement. Si lui, le combattant de la liberté, n’avait
pas été traité comme un chien, ce sont ses mots, comme un chien, par les gendarmes français en passant la frontière. La frontière dans les Pyrénées, cet hiver 1939.
Après trois ans de guerre, les dernières batailles, après la longue retraite, lui, le combattant de la liberté qui luttait avec d’autres depuis l’été 1936 contre le fascisme, est traité comme un chien. On lui prend son arme, on lui parle mal, on l’insulte, on bat son voisin, on confisque ses affaires. Les hommes sont séparés des femmes et des enfants. Des ordres sont aboyés et à présent il faut marcher. Marcher des dizaines de kilomètres, jusqu’à des barbelés. Des barbelés. Une double rangée de barbelés. Est ce qu’à ce moment-là, pétrifié derrière les barbelés d’Argelès-sur-Mer, il savait qu’il ne retournerait pas en Espagne avant longtemps ? Non. Non. La lutte devait continuer. Madrid n’était pas encore tombée. Mais on lui avait pris son arme, et celles de tous ces hommes autour de lui, ces hommes comme du bétail.
L’humiliation ne s’arrêtait pas là, derrière ces barbelés que l’on quitta pour continuer la guerre contre le fascisme. Non. L’humiliation elle a duré longtemps. Longtemps. L’humiliation c’était pointer au commissariat tous
les 1ers Mai, ou parce que Khrouchtchev visite la France, parce que De Gaulle rencontre Franco. C’est toute sa vie être perçu comme une menace à l’ordre public. Le châtiment de ceux restés loyaux au gouvernement élu de la République espagnole. Condamné à mort par contumace en Espagne, ça ne suffisait pas.
Comment vit-on avec cette colère ?
Il n’a jamais demandé la nationalité française.
Mais quand le dictateur est mort, el cabron, comme il disait, il est allé à la frontière. Au garde civil en poste ce jour là, il a demandé :
Esto es Espana ?
L’autre a répondu, si, aqui esta Espana.
Alors il s’est mis à genoux, il n’est pas tombé à genoux, vous entendez, il s’est mis à genoux, il a embrassé la terre d’Espagne et il a dit : Estamos en casa.
Estamos en casa.
Nous sommes à la maison.
Il a dit « nous », vous comprenez ? Il n’a pas dit, je suis à la maison. Il a dit, nous sommes à la
maison. Nous. Nous pour tous les autres. Pour les copains morts en exil et ceux morts d’exil.
Estamos en casa.
Qui sait quelle cohorte de fantômes l’accompagnait ce jour-là.
Cet homme était encore capable de dire nous . L’exil, les camps, la guerre, les humiliations,
vive la France. Rien n’avait pu briser ce nous -là.
Estamos en casa.