« Il n’y a pas d’espoir, il n’y a que l’erreur »
Texte critique d’une société en dégénérescence « où l’illusion du vide et de l’épanouissement est un levier puissant, lorsque la lâcheté est aux portes comme une horde de pillards avides », introspection de l’imaginaire dans un monde détourné, vision fragmentée ou long dialogue intérieur avec l’autre… Peut-être…
Dévoration de Louis Mandler. On entre dans un labyrinthe dont on ne sort pas indemne, après une pérégrination aux tréfonds de l’être et une approche lucide du monde d’hier et aujourd’hui.
CP
Dévoration de Louis Mandler.
C’est l’histoire d’un regard effaré. Ce pourrait être une nouvelle Histoire de l’œil, une nouvelle Bataille de la rétine avec le réel. C’est l’histoire d’un regard promené le long de tous les chemins. Il est omniscient, omnivisionnaire et dévore sur son passage, engloutit, un monde déjà épuisé. C’est un regard qui ne s’arrête ni dans l’espace, ni dans le temps, refuse la sédentarité, l’autochtonie. Il est de tous les lieux ouverts, surtout les plus détraqués. Les ronces et le lierre côtoient la taule et les déchets : la nature reprend ses droits avec le langage qui, si pauvre de mots soit-il composé, nous semble assez affûté, aiguisé pour procéder à la dévoration de ce qui l’entoure : une viande taillée pour un monde de rats.
Dévoration, récit poétique de Louis Mandler, où la poésie s’invite dans le récit, où le récit accueille la poésie, où leurs vestons et leurs noms enchaînés l’un dans l’autre nourris dans le sérail en connaissent les détours. C’est le récit de Louis Mandler, le récit d’une déconstruction patiente, d’une décomposition brique après brique, liquéfaction après liquéfaction, qui ne laisse aucune strate de signification dans un quelconque répit.
Dévoration, c’est le récit d’une reptation, d’un long et patient serpent qui tranquillement touche à tout ce que l’on croyait unique, certain, circulaire, symbolique. De Noël en anniversaire, le réel est las comme la chair et nous avons certainement lu tous les livres en lisant celui de Louis Mandler. Il m’aura tué dix fois. Les valeurs n’y sont plus une évidence, le lecteur même se surprend à refuser d’y croire. Comme si les souvenirs, l’enfance, ça t’a une de ces gueules, la prose elle-même s’était noyée dans son propre jus, surprise par l’immensité de sa fiction, en miroir.
Quel est le sens qu’emprunte Louis Mandler ? Aucun, je vous le dis aucun, sinon tous, je vous le répète, tous. Le temps s’y déploie à travers ce même et éternel regard : la mort de l’homme est dite dans le prisme de cette vue paisible et transparente qui ne laisse, je vous le redis, qui ne laisse, je vous le redis, rien au hasard, rien au désir, tout à la peur, et au laisser faire poétique. La totalité du système est détraquée dans la conscience de celui qui écrit : tout est douleur, capitale. L’Histoire a fini d’avoir un sens, nous le savions, mais de là à ce que les événements, les mots et les choses deviennent un musée coupé de toute quiétude et pourtant ouvert À tout, avec cette différAnce, cette diff-errance, cet écart, cette co-errance, errance en commun.
Nicolas Mourer

Extraits
Je suis d’une génération sans idéals, consommatrice de musiques comme du reste. Les suivantes sont dépendantes de minuscules objets sans lesquels elles deviennent hébétées, esclaves grumeleuses. La France du XVIIIe siècle aurait-elle connue la Révolution si elle avait consommé les anxiolytiques et les antidépresseurs qui l’endorment aujourd’hui ? Parmi les premiers qui doivent mourir, je le leur dirai, les producteurs et les concepteurs de ces jeux à l’intérieur desquels on vieillit, de ces émissions devant lesquelles on s’oublie, de ces séries qui nous tiennent lieu de communautés, de toutes ces images pavoisées à cause desquelles on parvient à renoncer, les actionnaires des firmes qui « soignent l’âme », tous ceux qui tirent profit de la destruction de l’esprit, cultivent la soumission riante, tous leurs alliés, tous les avides, Pouvoir, Argent, Famille, étriquée humanité, riquiquite humanitude. Comme je les hais. Ma haine, mon amour, tu te meus en moi comme un enfant, tu es la seule présence rassurante que je puisse éprouver avec confiance chaque jour, chaque nuit, à quoi m’ont-ils acculé. Mes musiques lourdes, saturées, broyeuses, moissonneuses-batteuses du « réel », explosifs hachés auxquels ne résistent aucun impensé, aucune de ces mesquineries dénervées, aucun pragmatisme irrationnel bringuebalant ses idéologies inhumaines, rien, des ondes annihilant les barreaux levés en masse autour de nous par notre conscience, notre conscience enfin de vous et de votre propagation, de votre Argent, de votre néant viral, de vos tachines impériales suçotant notre nectar et dont les larves éclosent dans des corps vivants au fond desquels elles s’étaient enfouies comme les monstres aliénés d’Hollywood, plus rien, rien qu’un sol nu et des hommes, non de haletants amputés, âpres appareillés et décents, généraux, rois, grassouillets encostumés, Cid appointés à la casaque instantanée, héros des grands livres et des magazines. Oh ma musique. Oh mes musiques. Sur l’écroulement se lève la haute-contre. Le violoncelle est le son de cette harmonie. Puis revient le silence.
Le silence soufflé, le silence aspiré, le silence court, miraculeusement interminable, la détente sans frein, sans mollesse, sans fin ni abstention, la fuite jusqu’à l’impossible égouttement, la percée pour elle-même en lèvres aiguisées, le basculement, la chute, le bruit de boîte vide, l’état d’achèvement. Si le silence est la réception atteinte et dépassée, l’anticipation d’un froissement ou d’une détonation, la plénitude de cet instant auquel les sons n’atteignent pas, de quoi notre silence est-il le silence ? Le silence par-dessus tout et les bruits de dessous et de dedans, de derrière, localisables ; le silence habité, vierge, défloré, toujours offert, le silence sans appartenance, traversé, sans possession ni nuance, absolu d’absence et d’accueil, ouvert comme un espace grandissant, proche, concret, dense et minuscule, vaste et nous immergeant. Le silence de l’écriture…
[…]

L’université déçoit parce qu’on attend d’elle ce que l’on ne devrait pas en espérer. On escompte l’absolu, la recherche continuelle, le questionnement radical et que découvre-t-on ? Au milieu d’un stade méconnaissable, ramifié comme une tour de Babel mise à plat, des blockhaus, des citadelles, des rampes de lancement, des télescopes à l’horizontal, un bazar phénoménal derrière le mur d’enceinte tout neuf, bardé de réformes et de décorations, oui, on a tort de la critiquer, l’université. On ne peut reprocher à une plante le fumier dans lequel elle pousse. On ne peut reprocher à l’université d’être une institution où des guêpes tentent de piquer des crabes pendant qu’autour d’eux des milliers de vers font surface, cherchant à élever plus haut que les autres leur château en serpentins de sable jusqu’à la marée suivante. Mais on était jeune, on avait plein d’illusions. La plupart, c’est connu, range leur révolte dans le placard de l’adolescence où ils s’étonnent un jour d’y avoir mis tant de choses qui n’avaient rien à y faire ; l’adolescence obsolète, tiens, celui qu’on aurait pu devenir, enfermé là-dedans, tout recroquevillé maintenant, moisi, pourri, je pue, mon petit cadavre, que je regarde en me retenant des deux mains à mes titres, mes statuts, mes responsabilités, mes professions, mes obligations, mes découvertes, mes publications, mes articles, mes essais, mes romans, mes poèmes, mes manuscrits, mes bribes, tous les éloges reçus, les Félicitations à l’unanimité, les sourires, la gloire d’en être à quoi je me raccroche devant mon petit cadavre parce que je suis bien crevé, je craquèle comment je vais faire pour durer. Comment je vais continuer tout vide, faire taire cette conscience, faire taire toute pensée, cesser d’avoir vu, pourquoi ai-je ouvert, une seule seconde pourquoi ai-je ouvert, continuer ce à quoi je me suis toujours dévoué, les études, les projets, les responsabilités administratives, les tracas, accepter tout ce qu’on me propose, être occupé, important, surtout cesser de ressentir. Surtout ne jamais penser, ne jamais écouter les sirènes de sa sensibilité, émotivité malsaine, toujours. J’ai bien fait de la faire crever un beau lendemain de soutenance, bien fait de la crever. Voilà ce qu’ils se disent mais c’est trop tard, ça les rattrape et ils en meurent d’être morts déjà depuis si longtemps. Tout émerveillés, les plus doués prononcent des paroles définitives, aussi faciles à leur âge que de sucer un bonbon au miel, paroles que d’autres ont déjà prononcé cinquante ans plus tôt, amenés alors à des choix autrement austères. Le syndrome d’Octave : après une vie de pouvoir et de voracité, finir philosophe. Et près des cyniques vieillissants croissent les jeunes envieux, hier encore révoltés, agonisant la grosse poire blette qu’ils s’apprêtent à sucer aujourd’hui comme une pyrale posant au papillon qu’ils ne deviendront jamais, sinon aux yeux des mâles et des femelles très nombreux qu’impressionnent ces décolletés de diplômes, ces CV en moule-bites, ces titres élevés en perruques in-folio, ces testicules de colloques gros comme des cerveaux, ces cœurs dégorgés comme des escargots de vernissage. Et près des sardoniques tanguant les sveltes apprentis ricanent, dominent déjà, dupes de rien sinon de leur croyance en eux, sûrs d’échapper aux superstitions et aux idéologies puisqu’ils ont intronisé l’ironie maîtresse de leur univers, nouveau masque de l’ordre établi. On s’en prend à ceux qui vous oppressent ou ont déçu vos attentes. Ceux qui ont été vos compagnons pendant des années et qui renoncent à leurs idéals parce que la famille de l’élite les accepte pour gendres, qui renoncent en niant qu’ils renoncent, comme toujours, persuadés de pouvoir appartenir au Château, d’en tirer tous les bénéfices, tout en croyant marcher sur les chemins qui les nient. L’avantage de ces raisons-là, c’est qu’elles raisonnent sur commande : tout est possible, on s’accommode de tout, on est tout, potentat qui serait idiot de ne pas profiter de ces complaisances de l’esprit au nom de je ne sais quelle intégrité, quel cheminement artistique, sensible, passablement crédule, ridicule, naïf et surtout médiocre, pour tout dire provincial, faible incapable de s’avouer son rachitisme intellectuel, eunuque satisfait de son sort. Au lieu de ça, il est tout de même d’une autre envergure de présider la section 391 du conseil national des universités, dominer une unité de formation et de recherche pendant trente ans, multiplier les primes d’encadrement et de recherche pour des thèses que l’on ne dirige pas, publier quelques livres opportuns qui ne bouleversent rien, s’approprier les voyages gratuits au Nicaragua ou à Singapour au titre des échanges interuniversitaires pendant vingt ans, placer les amis dans son département, écrire dans un quotidien de gauche et d’ordre, fréquenter des célébrités, appartenir à un club élitiste aussi racorni que l’Académie mais, n’étant pas dupe, avec la certitude que l’on est décidément supérieur aux autres, lesquels, quels qu’ils soient, sont définitivement des cons, d’être un oligarque au fond, un peu ploutocrate mais pas trop parce que le système ne le permet pas, un salopard de première envergure dans son milieu, pour résumer, ordure mais qui ne se répand pas autant que dans le milieu des affaires parce que confinée à l’intérieur d’un ministère désargenté, il est jouissif d’être cette pourriture tout en étant régulièrement invité en ami par une radio libertaire, jouissif d’être conscient de sa mort et de son apparence enviée, de sa domination tragique, de son génie et de son suprême questionnement : pourquoi, moi, dois-je mourir ? Sous les feux de l’amour et du pouvoir, tout retenir, être habité, la vie en scène, indéfiniment prolonger la représentation, vedette de ses propres scenarii, applaudi, envié, haï ; c’est plus sexy que de planter sa bêche sous la pluie, d’écrire seul dans un hameau dont pas plus de trente personnes au monde ne connaissent le nom. C’est sûr, le choix est vite fait. Je pense à eux tous lorsque je vide mon compost, lorsque je regarde les gros vers blancs, bien gras, grouiller là-dedans. Et puis je repose la planche et je les oublie aussitôt.
Dévoration, Louis Mandler (éditions Sulliver)