La symétrie entre les opposants au gouvernement (le PAD, People Alliance for Democracy) et les militants de l’UDD, (United Front of Democracy Against Dictatorship), proches de Taksin et du PPP (le parti au pouvoir) est caricaturale.
Chemises jaunes pour les uns, chemises rouges pour les autres, de petites castagnettes en forme de mains pour applaudir à tout rompre pour les membres du PAD, des castagnettes en forme de pieds pour l’UDD. Des deux côtés ont vend des T-shirts, de castagnettes et tout un bric à brac en ce qui concerne le PAD. Des commerçants astucieux font des affaires tant avec les uns qu’avec les autres.
Les uns et les autres paraissent obsédés par Taksin, les uns pour l’encenser, voire faire de lui un martyr, les autres pour le diaboliser. Des deux côtés les dirigeants se réclament de la démocratie, tout en ayant une pratique et un programme qui ne l’est pas (la nouvelle politique pour le PAD, le régime de Taksin qui n’était pas un modèle de démocratie pour l’UDD). Tous deux ont une chaîne de TV qui sert à leur propagande, ASTV qui émet 24 heures sur 24 pour le PAD et la chaîne gouvernementale NBT pour l’UDD (avec une allure plus généraliste). Les deux côtés se lancent des accusations réciproques (sans doute exactes) de mauvaise foi et s’en prennent par la violence à l’autre. Le PAD a occupé en septembre les locaux de NBT et il y a quelques jours, depuis un bateau sur la rivière Chayo Praya des inconnus ont attaqué à la grenade et au fusil les locaux d’ASTV.
Si de part et d’autre il y a des jeunes, les militants sont plutôt des personnes d’un certain âge, des mères de famille parfois avec leurs enfants. Même leur composition sociale ne paraît pas très différente, pas mal de commerçants des deux côtés, et les services d’ordre eux-mêmes se ressemblent et paraissent avoir recours aux mêmes méthodes musclées.
Le service d’ordre du PAD, près de 900 personnes, formés de différents groupes, les plus connus étant les "guerriers Srivijaya", groupe créé il y a 3 ans lors des premières manifs du PAD. Certains journalistes thaïs craignent de couvrir le PAD et un journaliste occidental m’a dit que le service d’ordre du PAD s’est montré menaçant lorsqu’il s’est approché avec son micro de l’un des principaux dirigeants, Sondhi Limthongkul.
Mais les deux mouvements différent. La "nouvelle politique" du PAD renvoie au passé et à moins de démocratie formelle, tandis que l’UDD défend plutôt un libéralisme économique à connotation populiste qui a eu jusqu’il y a peu le vent en poupe dans d’autres contrées.
Le succès et l’absence de résistance qu’ils rencontrent dans leurs opérations les plus culottés semblent tourner la tête aux militants et aux dirigeants du PAD, jusqu’à adopter un comportement qui paraît irrationnel. L’UDD est une réaction, face à l’incurie du gouvernement qu’il soutient, mais qui s’avère incapable de maintenir l’ordre (au début il s’agissait peut-être d’une stratégie délibérée).
Les militants de base
Il y sans doute décalage entre les dirigeants et les militants de base à qui on ne demande pas vraiment leur avis.
Nombre de militants du PAD paraissent sincères dans leur engagement, ils (souvent elles) ont passé des semaines à vivre dans des conditions d’inconfort qui rappellent un camp de réfugiés, à occuper les pelouses du Palais du gouvernement. Elles ou ils disent être venus à leur frais et ne pas avoir été payés pour cela. Interrogés, les jeunes qui s’occupent de soigner les petits bobos disent la même chose. Du côté de l’UDD les militants semblent aussi sincères, mais n’ont pas dû s’impliquer aussi longtemps. Les accusations selon lesquelles des manifestants sont payés ne sont pas nécessairement fausses. C’est possible au niveau du service d’ordre ou lors de tel ou tel rassemblement ou de telle ou telle action.
Un pays de plus en plus polarisé
La situation entraîne une certaine polarisation de la société, en voici deux exemples. En octobre, un pilote de Thai Airway a refusé l’embarquement de 3 députés du PPP. Des médecins de l’hôpital public de Chiangmai ont annoncé qu’ils refuseraient de soigner des membres du gouvernement et des députés du PPP sauf en cas d’urgence. Des militants de l’UDD ont alors envahi le service des urgences pour exiger le nom de ces médecins, tabassant au passage un chauffeur de camionnette taxi qui leur avait lancé "Sortez d’ici".
Que d’interprétations !
Lors des différentes élections, les campagnes du Nord ont voté majoritairement pour Taksin et ensuite pour le PPP, tandis que les classes moyennes de Bangkok s’y sont plutôt opposés. Autre élément important : le PPP a effectivement remporté élections de décembre 2007, mais seulement à la majorité relative. Aujourd’hui toute une partie de l’opinion publique (y compris dans le nord) souhaite le départ du gouvernement, ce qui ne signifie pas qu’elle soutienne le PAD.
La plupart des analystes voient dans l’affrontement PAD/UDD un clivage ville/campagne, classes moyennes/paysans, sud/nord, conservateurs/modernistes, royalistes/non royalistes. Il y a sans doute du vrai. Le PAD est bien implanté dans le sud (de même que le Parti démocrate dont quelques membres appartiennent au PAD). Néanmoins cette classification est peut-être un peu simpliste. Tout le monde, tous les acteurs d’importance sur la scène politique thaïe (pas seulement le PAD, mais le PPP, l’UDD, le Parti démocrate…) se réclament de l’amour de la nation et du roi et accusent les adversaires de ne pas respecter suffisamment ce dernier. D’où depuis quelques mois une inflation d’affaires de lèse-majesté. Informée par quiconque d’un crime possible de lèse-majesté, la police a obligation d’ouvrir une enquête. De même les histoires frontalières récentes avec le Cambodge ont manifestement été instrumentalisées par le PAD pour gêner le gouvernement.
Paroles de militants, paroles d’habitants
L’opinion publique
L’occupation des 2 aéroports de Bangkok, lourde de conséquences immédiates et à moyen terme du point de vue économique, politique et humain, marque sans doute un tournant. La majorité de la population s’inquiète de la situation et une partie de l’opinion qui était favorable au PAD commence à s’en détourner.
SMS envoyé à la chaîne de TV AVST du PAD
Samedi soir après que le Bangkok Post ait publié plusieurs lettres d’Occidentaux très critiques à l’égard de l’occupation de l’aéroport : L’UE, la politique thaïe ce n’est pas votre affaire, retournez là d’où vous venez. [Certains l’auraient fait très volontiers, mais ne le pouvaient pas en raison du PAD !]
Un membre des chemises rouges à Chiangmai, Mr Chuck, commerçant
Je veux la justice. Je suis quelqu’un de simple, au bas de l’échelle sociale, alors que les chemises jaunes sont bien placées avec des soutiens. Vous me dites qu’il y a la corruption, mais il y a la corruption partout, à Singapour il y en a moins mais le pays est beaucoup plus petit. Taksin a travaillé pour les pauvres, avec lui pas de corruption. Sa condamnation est injuste.
Les chemises jaunes ont ici une station de radio avec laquelle ils mentent tous les jours. C’est pourquoi nous sommes allés protester dans leur quartier. [Un homme qui avait foncé en voiture sur les militants menaçant de l’UDD a été tué par ces derniers]. Nous leur reconnaissons le droit d’avoir une radio, mais pas de mentir. Quant au gouvernement, ce n’est pas le meilleur possible, mais il essaye de rétablir la situation.
Ping, un jeune homme de 25 ans, étudiant, sympathisant de l’UDD, Chiangmai
Avec Taksin pas de drogue, moins de corruption. [la soi-disant guerre contre la drogue de Taksin avait fait plus de 2000 victimes tuées par la police et la corruption a atteint en valeur absolue un niveau inégalé, mais son régime a réussi à donner une toute autre image à une partie de l’opinion publique]
Nok, une jeune femme de 25 ans, commerçante qui occupe le Palais du gouvernement à Bangkok
Ce gouvernement est totalement corrompu, il achète les voix, c’est la marionnette de Taksin. Il faut qu’il s’en aille. C’est pour cela que j’ai quitté depuis des semaines ma maison pour venir camper ici. Personne ne me paye pour çà, je veux que ce gouvernement pourri s’en aille ! [Les autres sympathisants du PAD rencontrés au même endroit tiennent le même discours et leur accueil est en général très amical.]
Des personnes rencontrées au hasard mais qui représentent peut-être l’opinion majoritaire
Tu, professeur, province de Chiangmai : Les deux côtés ont tort.
S. qui habite à Sankamphaeng, le fief de Taksin dans la province de Chiangmai : L’occupation de l’aéroport c’est très mauvais pour le commerce, pour le tourisme. Je veux le retour au calme, mais j’espère que le gouvernement va partir.
Un serveur dans un restaurant de Chiangmai : Le gouvernement a été démocratiquement élu. Les chemises rouges ont raison. A quoi sert de bloquer l’aéroport ? Néanmoins je veux le retour au calme.
Un employé de la SNCF (après l’occupation de l’aéroport) : Les objectifs du PAD sont justes, mais pas ses moyens.
Dans la presse
Dans un éditorial du Bangkok Post : "Le PAD fait un tort énorme au pays [en bloquant les aéroports de Bangkok]. Que sa cause soit juste ou pas n’a rien à voir". Et dans The Nation : "Le PAD se trompe de cible". C’est je pense l’opinion majoritaire dans le pays.
Dans le courrier du Bangkok Post de samedi un lecteur thaïlandais : "Au début j’admirais le courage du PAD qui occupe le Palais du gouvernement pour renvoyer des ministres insensibles et égoïstes… Mais l’occupation des 2 aéroports affectent d’innocents témoins, en majorité des visiteurs étrangers… Les dirigeants du PAD ne sont pas dans une position très différente de celle des pirates somaliens en pleine mer."
Anecdote
Un ministre laotien arrivait à l’aéroport international de Bangkok mardi au moment où il a été envahi par le PAD qui a bloqué les accès. Pour qu’il puisse sortir du terminal sans encombre, on lui a fait revêtir une chemise jaune !