Diana El Jeiroudi [1] a réalisé un film passionnant en suivant au quotidien une jeune femme syrienne, Manal, qui vit à Damas et a cessé de travailler pour s’occuper de ses deux petites filles, Naya et Yara. Si les femmes travaillent en Syrie, les structures sont rares qui permettent à une mère de poursuivre une activité professionnelle. Jeune femme intelligente et déterminée, Manal est consciente de la société dans laquelle elle vit : « jamais on ne nous a encouragé à aller à l’université. »
Elle est prisonnière du modèle de femme idéale délivré actuellement dans une société moderne et pourtant en régression du point de vue des droits des femmes. « J’existe dans le travail » déclare Manal qui explique combien cela est important pour elle. Elle se heurte cependant à un retour en force du conservatisme et des traditions. Il n’est pas simple de revendiquer un droit à l’autonomie quand celui-ci passe obligatoirement par l’aval de l’homme, en l’occurrence le mari qui subit également les jugements de la famille et de la société. Le conservatisme — famille et religion — est actuellement un phénomène social en Syrie et Manal peut en constater les effets avec la vogue d’une poupée, Fulla, qui fait fureur auprès des fillettes grâce aux émissions récurrentes de la télévision et aux publicités. Fulla est conforme au modèle normé de la société.
Fulla est une « Barbie » orientale dont le concept a été mis au point pour correspondre au marché moyen-oriental. Basé sur des études menées sur la société, le succès de Fulla, depuis son lancement en 2003, reflète parfaitement le retour des valeurs conservatrices. Les moyens mis en place pour inonder le marché sont énormes, tant sur les créneaux publicitaires que pour les espaces télévisuels destinés aux enfants. La poupée est devenue emblématique de la jeune fille/femme syrienne. Fulla, née en Syrie, répond aux critères normés de la femme idéale : sérieuse, respectueuse des traditions et de la religion, souriante et certainement pas revendicatrice.
Fulla, modèle des petites filles dès la tendre enfance : un formatage totalement réussi si l’on en croit la popularité de la poupée. Un personnage que parents et enfants considèrent comme un membre de leur famille : « Elle est honnête et ne ment jamais, elle est aimante, dévouée et elle respecte son père et sa mère. Elle est bonne avec ses amies, elle aime la lecture et adore la mode. » Très important d’aimer la mode, cela signifie consommation car la poupée n’a pas moins de deux cents tenues différentes, dont un ensemble de prière avec tapis…rose ! Évidemment !
Le documentaire [2]de Diana El Jeiroudi est remarquable par cet aller-retour qu’elle opère entre la vie de cette jeune femme, Manal, sa famille et l’étude de marché concernant les jouets. L’enjeu est d’importance puisque l’éducation, la découverte passent aussi par cet univers des jouets : repères normés et critères imposés dès l’enfance. Un documentaire essentiel pour comprendre l’implication du marché dans le formatage des esprits. On serait presque tenté d’ajouter en sous-titre : Des poupées et des femmes…
Larry Portis : Quel est le titre original du film, en arabe et en anglais ?
Diana El Jeiroudi : En arabe, c’est le même qu’en français, en anglais c’est Dolls. A Woman from Damascus (Poupées. Une femme de Damas).
Larry Portis : Comment est né le film qui pose clairement des questions fondamentales sur la société syrienne ?
Diana El Jeiroudi : J’ai lu un article dans un journal qui annonçait la création de la poupée Fulla [3]. Par la suite, j’ai vu une publicité qui vantait un costume de prière pour la poupée. J’étais à la fois choquée et en colère. Pour comprendre ce phénomène et suivre l’évolution des jouets, il faut avoir des enfants parce que Fulla occupe le terrain. Elle est dans les programmes de télévision, les films d’animation, les publicités et les magasins de jouets. Elle occupe la tranche horaire destinée aux enfants à la télévision, mais n’apparaît pas dans celle des adultes. Sans enfants, il est difficile de se rendre compte de l’ampleur du phénomène. J’ai donc fait de la recherche, j’ai regardé les programmes pour les enfants et je me suis rendu compte de la dimension conservatrice du phénomène. La structure conservatrice est omniprésente, que cela concerne la religion ou pas. Cela correspond à une vague d’un nouveau conservatisme en Syrie. Fulla montre la résurgence de la religion, mais c’est avant tout un phénomène commercial.
Cette vague de conservatisme est aujourd’hui visible au quotidien dans la société. Et cela m’intéresse d’observer ce phénomène à travers la vie d’une femme. Le problème des femmes et le formatage des esprits me concernent totalement.
Dans ce contexte de nouvelle vague conservatrice où il y a un nombre croissant de jeunes filles qui portent le foulard, j’ai rencontré une femme, Manal, qui correspond à la femme syrienne actuelle. Il faut souligner que le foulard, pour la plupart des jeunes femmes, est signe de modernité et c’est d’abord une mode. Leur manière de le porter n’a rien à voir avec l’ancienne manière, traditionnelle liée à la pratique religieuse. C’est tout simplement une mode et quand on regarde les différentes manières de le porter — que l’on en porte un soi-même ou pas —, on se dit, « c’est joli ». Cette mode est partout, dans la rue, les cafés… Les couleurs et les motifs du foulard sont multiples comme les manières de le nouer et de l’attacher. Parfois, c’est même assez sexy. Les femmes ressemblent à Fulla qui change de foulard selon ce qu’elle porte. Cette mode est associée à la modernité, mais au plan des mentalités, c’est en fait très américanisé. Fulla est un pur produit commercial et n’a rien à voir avec la culture.
Larry Portis : Le représentant de la compagnie qui fabrique les poupées dit le contraire. Pour lui, Fulla représente la femme moyenne syrienne [4].
Diana El Jeiroudi : Cet homme fait du marketing et, vous l’avez remarqué, il parle anglais. Au début de l’entretien, je lui ai demandé s’il préférait s’exprimer en arabe ou en anglais, mais il a commencé en anglais bien que son anglais soit imparfait et que cela ne soit pas sa langue maternelle. Pour la réalisation du film, cela ne posait aucun problème puisque je devais n’importe comment sous-titrer le film. C’est une tendance qui fait partie de ce nouveau conservatisme, il faut parler anglais et avoir fait des études aux États-Unis. Notre Premier ministre actuel a été diplômé aux États-Unis. C’est pour moi la mentalité de la Banque mondiale. Ce n’est pas forcément négatif, mais quand c’est une tendance au niveau politique, sociologique, dans tous les domaines, ça l’est.
Larry Portis : Le film met en évidence les contradictions qui existent dans la société syrienne actuelle. C’est le sujet du film.
Diana El Jeiroudi : Beaucoup de choses sont en effet contradictoires, mais je ne sais pas si c’est particulier à la Syrie. La vie est pleine de ces contradictions, à commencer par les relations familiales. Depuis que la Syrie s’est ouvert au monde, on peut constater d’énormes contradictions politiques et sociales. L’ouverture s’est d’abord faite aux pays du Golfe qui sont influencés par la mentalité étatsunienne, pas par la mentalité européenne ou japonaise. Nous importons des produits comme les MacDonald, pourtant cela ne fait aucunement partie de notre culture, qu’il s’agisse de la Syrie ou de ce que l’on appelle en général le Moyen-Orient. C’est actuellement une controverse et c’est contradictoire. De plus, il est difficile d’en prévoir les conséquences et je ne pense pas que, dans un futur proche, cela soit positif, socialement parlant. À terme peut-être, mais pour l’instant, cela se traduit par de nombreuses taxes.
Christiane Passevant : Au début de l’entretien, le responsable du marketing [5] Fulla fait référence à Barbie. Fulla, c’est la Barbie orientale.
Diana El Jeiroudi : Oui. Je lui ai fait remarquer à plusieurs reprises que, sans le foulard, Fulla c’était Barbie. Il a prétendu que non, que Fulla n’avait pas la même morphologie, que son visage, sa poitrine, son corps étaient différents. Je ne vois pas en quoi les femmes syriennes seraient différentes des États-uniennes, au niveau de la poitrine par exemple. Cela dénote encore une fois une mentalité conservatrice. Les responsables de la marque savaient qu’un produit comme Barbie était une réussite commerciale incontestable et, qu’avant Fulla, les ventes de la poupée blonde étaient considérables.
Barbie a été interdite en Arabie saoudite en novembre 2003 et, au même moment, Fulla a été lancée sur le marché. Donc, qu’il soit d’accord ou non, Fulla est un substitut de Barbie. L’arrêt des importations de Barbie est une des conséquences du 11 septembre.
Larry Portis : Fulla est-elle exportée vers les pays non arabes ?
Diana El Jeiroudi : Fulla est vendue aux États-Unis et par Internet. Elle est bien moins chère que Barbie et est, comme elle, fabriquée en Chine. Elle est également vendue en Asie [6], dans les communautés musulmanes. Mais le principal marché est celui du Golfe. Sa vente n’est pas autorisée en Tunisie car elle est considérée par les autorités comme une introduction de valeurs religieuses.
Larry Portis : On la trouve en France ?
Diana El Jeiroudi : Peut-être. Elle a aussi une copie chinoise. Le plus important marché de la poupée demeure néanmoins celui du Golfe, au Koweït, en Arabie saoudite… La compagnie New Boy, qui est syrienne, est basée à Dubaï et vend également beaucoup d’autres jouets fabriqués en Chine. Après la fabrication en Chine, les produits sont importés à Dubaï et distribués dans les pays arabes. La communication et le design se font en Syrie.
Christiane Passevant : Dans le film, on peut voir l’évolution du corps de Fulla. C’est d’abord une copie conforme de Barbie, brune et les yeux bruns, puis le corps est moulé avec des sous-vêtements. Ce qui signifie que Fulla n’est jamais nue [7], même déshabillée.
Diana El Jeiroudi : Non, la nudité n’est jamais montrée. Pourtant quand un enfant grandit, son apprentissage passe aussi par la connaissance de son corps et de celui des autres et donc par le biais des poupées puisqu’il ou elle ne peut pas déshabiller les hommes et les femmes.
Larry Portis : Au début du film, lorsque Manal, la mère, baignent les deux enfants, la plus grande exprime une gêne d’enlever ses vêtements. Qui tenait la caméra ?
Diana El Jeiroudi : J’ai tourné avec une directrice de la photo [Joude Gorani]. Qu’une jeune enfant soit honteuse si jeune de la nudité, c’est triste.
Christiane Passevant : Quel âge a-t-elle ?
Diana El Jeiroudi : Elle a trois ans au début du tournage, et quatre ans et demi à la fin. Être consciente, honteuse de son corps si jeune, c’est triste. Au moment du bain, alors que la petite s’apprête à se déshabiller, sa mère lui dit « non, n’enlève pas ça [la culotte] ». C’est l’attitude générale. D’ailleurs tout le monde parle du comportement correct à adopter pour les femmes, de comment s’asseoir… Cela fait penser à ce qui se passait en l’Europe soixante ou soixante-dix ans auparavant. Vous pouvez vous imaginer la différence à propos de la vision du corps.
Larry Portis : Avez-vous parlé avec Manal de ce que signifie ce type de conformisme ? Et de la difficulté que cela peut engendrer, pour une femme, dans les rapports humains et dans le cadre de la recherche d’un travail ?
Diana El Jeiroudi : Nous n’avons pas parlé durant le tournage parce que je voulais qu’elle soit naturelle, je ne voulais pas l’influencer ou la diriger. Mais après le tournage et durant des pauses, nous avons parlé de Fulla, surtout à la fin de la production. Manal a vu le film et je lui ai demandé ce qu’elle pensait de la poupée. Elle était étonnée de voir à quel point cette poupée, qu’elle considérait au départ comme un produit, signifiait en fait la commercialisation des valeurs. J’ai dit à Naya, la plus grande des filles, « ce n’est pas parce que tu es une fille que tu dois porter du rose et jouer avec une Barbie ».
Manal est tout à fait consciente intellectuellement de l’influence de la poupée, mais au quotidien, je ne crois pas qu’elle puisse analyser ce type de formatage. Elle a été élevée par une mère très traditionnelle et il n’est pas facile de se débarrasser de cette éducation. Cela se passe au niveau de l’inconscient. Lorsqu’on élève ses enfants, on se dit parfois « je ressemble à ma mère », mais malgré cela on reproduit des choses que l’on a critiquées. Manal désapprouve la place occupée par la poupée Fulla, mais comment de ne pas accéder à la demande des enfants quand ils/elles demandent ces produits étalés dans les magasins, présents dans les publicités et à la télévision. C’est difficile à gérer car les deux petites filles sont toujours dans la maison. Elles n’ont pas d’autre lieu pour jouer ou se divertir. Donc, il faut acheter et apporter des jouets dans la maison.
Larry Portis : Quand elles sortent, elles vont dans les magasins ?
Diana El Jeiroudi : Absolument, ou chez les grands-parents. Elles vont parfois au jardin, mais c’est rare. Pour élever ses filles, dans un milieu conservateur, Manal nécessite vraiment l’aide de son compagnon. Or, à mes yeux, elle paraît seule élever ses enfants. Son mari est uniquement présent le soir. C’est la coutume et c’est l’éternel recommencement, et cela n’est pas vraiment sain. En Syrie, les parents n’agissent pas hélas comme des partenaires pour l’éducation des enfants.
Larry Portis : Il n’y a pas eu de changement des mentalités depuis vingt ou trente ans dans les nouvelles générations ?
Diana El Jeiroudi : Si, mais pas forcément d’une manière constructive. En Syrie, des changements ont eu lieu et cela continue. Le travail des femmes est accepté, surtout depuis le régime Baas qui est un régime séculaire, du moins pour les lois sur l’égalité des droits [8]. Ce régime a été très dur, même si certaines idées n’étaient pas mauvaises, mais à présent les bases de cette époque ont disparu. Ce qui est prépondérant, c’est le règne des mentalités de la Banque mondiale, avec l’argent du Golfe et du Qatar injecté en Syrie. Tout est dédié à la consommation, les gens se tournent vers le travail, et ne s’intéressent aux droits des femmes que très superficiellement. Les femmes peuvent sortir le soir, aller en France, mais pas étudier !
Christiane Passevant : Pensez-vous que la compagnie, qui a créé Fulla, mette sur le marché l’équivalent masculin de Fulla ? Comme aux États-Unis avec GI Jo ?
Diana El Jeiroudi : Je ne connais pas GI Jo.
Christiane Passervant : C’est une poupée homme habillée en militaire.
Diana El Jeiroudi : Je l’ignore, mais ils ont un contrat avec une compagnie japonaise pour des animations. Je n’en sais pas plus sinon que c’est un nouveau produit. Concernant Fulla, New Boy a créé un frère et une sœur cadette qui d’ailleurs ressemblent plus à ses enfants. Il faut préciser que Fulla n’est pas mariée, elle est célibataire et sans fiancé. Je ne crois pas qu’ils créeront une poupée militaire, cela ne reflète pas leur mentalité. Ce n’est pas le Hezbollah quand même. C’est une mentalité conservatrice et commerciale, mais pas militaire.