La clé de voûte de toute tentative de changement social démocratique ou révolutionnaire est la “prise de conscience”. Sans éveil de l’esprit ou éclaircissement de la pensée, il est difficile d’envisager un mouvement de masse ayant la capacité d’agir “rationnellement” pour une restructuration des rapports sociaux. Les intellectuels engagés analysent souvent ce processus en termes de vision “gnostique” de l’émancipation sociale. Grâce à une illumination soudaine de la vision des opprimés — résultat d’une évolution socio-politique conditionnée par la tutelle de ceux qui “voient” plus clairement le devenir social —, l’humanité dans son ensemble “prendrait conscience” de la nécessité d’une transformation de la “structure” sociale. Or la prise de conscience procède d’une évolution longue et complexe, et découle, pour chaque individu, d’un processus lié à l’expérience vécue et réflexion qu’il/elle en tire.
L’urgence d’éliminer les obstacles à l’éclaircissement de la vision sociale prime souvent sur le projet de construction de la nouvelle société. De là, une lutte constante entre ceux qui souhaitent changer les perceptions sociales et ceux qui renforcent les idées reçues pour assurer le maintien de l’ordre social établi. Les intellectuels progressistes considèrent leur rôle comme subversif et s’opposent à ceux qui œuvrent pour un “consensus” en faveur des institutions et des politiques gouvernementales. Bien évidemment, les positions intermédiaires sont nombreuses entre ces deux tendances schématiques.
Le point commun entre les intellectuels progressistes et les idéologues conservateurs réside dans une conception philosophique idéaliste de l’être humain et de ses capacités à devenir acteur politique. La difficulté de réaliser une véritable révolution sociale ne provient-t-elle pas de la transformation de l’être humain en tant qu’organisme psychophysique ? Dans nos sociétés industrielles-capitalistes, le conditionnement des êtres humains est-il en mesure de les couper de toute aspiration à des solutions alternatives ? Sont-ils à ce point domestiqués par leurs maîtres successifs qu’ils deviennent semblables aux animaux ayant perdu le désir et la volonté de retrouver leur autonomie ou leur indépendance ?

Ironiquement, la qualité la plus “humaine” — à savoir la capacité d’adaptation à des règles imposées par une autorité sociale ou par une culture spécifique — représente peut-être l’obstacle le plus important à la transformation sociopolitique. On peut même dire que cet obstacle est de plus en plus grand. De la gestion des “ressources humaines” en passant par les techniques du marketing, le comportement et la mentalité humaines sont manipulés, voire modelés avec une habilité croissante. La science et la vie politique se conjuguent pour “contrôler” ou “rationaliser” les processus sociaux — division du travail, représentation politique, vie communautaire. On sait à quel point l’avènement des sciences sociales (ou “humaines”) est étroitement lié à la volonté de contrôler le comportement et la pensée de la majorité des individus.
Mais ces mots — “contrôler”, “manipuler”, “informer”, tout comme “éduquer”, “éclairer” ou “communiquer” —, ne paraissent guère suffisants pour expliquer les modifications du comportement humain. Le projet d’“émancipation” de l’humanité s’inscrit peut-être dans le cadre d’une résistance à la “domestication” de l’être humain, à cet affaiblissement de la “volonté” de rester libre et autonome, sans le contrôle d’une quelconque structure institutionnelle. Finalement, doit-on se résigner à l’existence d’un “instinct de troupeau”, pour reprendre l’image de Friedrich Nietzsche ?
La nature humaine dans tous ses « états »
Dans son Essai sur la libération (1969) [1] — chapitre intitulé “Une fondation biologique pour le socialisme ?” —, Herbert Marcuse affirme qu’une révolution sociale ne peut se faire sans une évolution profonde des mentalités, c’est-à-dire sans changement du caractère et de la personnalité de l’être humain. Influencé par ses études de la pensée freudienne, Marcuse montre combien les mécanismes sociaux du système productif capitaliste aliènent les êtres humains au point de leur ôter toute velléité d’opposition et de révolte, phénomène à l’origine de la frustration et de l’oppression.
Pour comprendre ce que Karl Marx appelle la “fausse conscience”, à savoir l’acceptation des idées qui ne soutiennent pas les intérêts de classe sociale, il faut, selon Marcuse, se référer à une “seconde nature” humaine. Cette “seconde nature” résulterait de l’inculcation de préceptes moraux et d’explications de la réalité transmises par les idéologues de l’ordre établi. Plus que le simple transfert d’une idéologie, la seconde nature se forme lorsque les préceptes moraux “pénètrent profondément dans la structure instinctuelle de l’être humain”. Pour Marcuse, les notions de moralité et de normalité s’enracinent dans l’être jusqu’à “la dimension biologique”.

Qu’entend-il en fait par dimension biologique ? Le terme “biologie” marque une frontière pour le penseur progressiste et l’enferme dans une frilosité intellectuelle. Adhérer à l’idée que le comportement humain et donc la politique sont déterminés ou conditionnés par des mécanismes organiques revient à abandonner le concept de libre arbitre. Marcuse se garde bien de tomber dans ce piège. Il précise même que son utilisation des “termes « biologique » et « biologie »” n’opère pas dans un cadre scientifique, mais plutôt pour “désigner le processus et la dimension dans lesquels les inclinations, les comportements et les aspirations se transforment en besoins vitaux qui, s’ils sont réprimés, peuvent mener à la dysfonction de l’organisme.” [2]
En dépit de cette précision concernant le terme “biologique”, une certaine ambiguïté demeure. Marcuse paraît confondre la théorie des instincts de Freud avec les processus psychophysiques. Les inclinations, le comportement et les aspirations des êtres humains représentent des “besoins instinctuels” ou “des réactions différentes du corps aussi bien que de l’esprit (« the mind »)”. [3]
Le phénomène psychosomatique est à présent une réalité acquise et l’hypothèse de Freud concernant la libido n’est plus nécessaire pour comprendre le moi et le super ego. La théorie des instincts de Freud établit que les besoins-pulsions sont enracinés dans l’organisme physique. Surmonter, voire “réprimer” ces pulsions, se fait grâce à l’éducation, à l’analyse, à la “conscience” ou à la réflexion. Freud exprime, sous forme de boutade, le sens profond de sa pensée quand il écrit que la culture est le produit de la répression (de la libido). La conscience limite le jeu libre des pulsions strictement “biologiques” de l’organisme et, de cette “sublimation” des instincts, découle l’action sociale et la création culturelle. Si, selon Freud, la rationalité agit contre les instincts, Marcuse oppose qu’un processus socio-mental peut modifier le comportement “biologique” en devenant une partie composante de la “structure instinctuelle”. Il n’est guère possible de dissocier la “biologie” des mécanismes strictement physiques du corps, et Marcuse paraît se fourvoyer dans une dérive épistémologique en confondant les émotions avec la notion d’instinct.
Si l’épistémologie de Marcuse engendre des doutes, son idée toutefois mérite considération. On ne peut écarter l’hypothèse de la modification durable, par des pratiques sociales, du caractère et de la personnalité de l’individu. Le phénomène de “servitude volontaire”, observé chez les êtres humains, reste le problème majeur de tout mouvement progressiste basé sur la démocratie réelle, la liberté et la spontanéité. Comme Marcuse le souligne, la frustration et les maladies psychiques générées par l’ordre établi sont en général sublimées jusqu’à ce que “les valeurs établies deviennent les valeurs de la majorité des individus : une adaptation confondue avec la spontanéité et l’autonomie ; le choix des nécessités sociales étant considéré comme une liberté”. [4] Rien de nouveau dans cette formulation. Si les valeurs établies sont à ce point ancrées dans les mentalités que l’acceptation de l’ordre social paraît indissociable du fonctionnement de l’organisme, comment Marcuse analyse-t-il ce phénomène ?

L’“excessive adaptabilité de l’organisme humain” [5] serait à l’origine de la reproduction du système d’exploitation et de répression. La solution proposée par Marcuse est une “réelle solidarité de l’espèce humaine”, solidarité basée sur la conscience de la lutte des classes sociales. Les exemples historiques de cette solidarité données par Marcuse — la création de la Première Internationale des associations de travailleurs et la lutte contre le fascisme pendant la révolution espagnole —, sont des élans exceptionnels, engendrés par des conjonctures sociopolitiques extraordinaires.
Marcuse indique la voie vers un renouveau du mouvement révolutionnaire et cherche une solution à la répression. Construire “une nouvelle sensibilité”, détachée des valeurs du statut social, du prestige, du pouvoir, de la virilité, du charme, de la beauté, etc.… autant de valeurs vantées et distillées par la société. En somme, il fait appel à une “désublimation culturelle” dont il pressent, à l’époque de la rédaction de son texte, les premiers signes dans les mouvements de revendication des Américains-Africains, dans le mouvement étudiant au plan international, dans le mouvement anti-guerre contre le Vietnam et dans les soulèvements du Tiers monde.
Les limites de l’analyse de Marcuse sont aujourd’hui faciles à constater. Les mouvements porteurs de la nouvelle sensibilité se sont finalement essoufflé et la plupart se sont dissout ou ont été récupérés, sans parler de dérive grave. Son analyse de cette nouvelle sensibilité et des difficultés qu’elle avait à se manifester, est cependant convaincante et actuelle. Elle est remarquablement développée dans L’homme unidimensionel (1964). Il ne pouvait deviner que l’année de publication de son Essai sur la libération (1969) marquerait aussi l’écrasement de nombre de ces nouveaux mouvements. Marcuse est plus intéressant dans son pessimisme et dans l’explication qu’il donne de la fausse conscience différente des cadres traditionnels de la pensée émancipatrice.
La citation que fait Marcuse d’un très long extrait de l’ouvrage de René Dubos, Man Adapting (1965), sans y apporter de commentaire critique, est significative, elle étaye et même dépasse sa pensée. Dubos y annonce notamment “l’émergence par sélection d’une majorité d’êtres humains génétiquement adaptés pour accepter, sans la moindre réflexion, une vie régimentée et assistée dans un monde surpeuplé et pollué dont toute fantaisie ou spontanéité auraient disparues. Les animaux domestiqués de la ferme et les cobayes de laboratoire seraient alors les modèles d’étude des êtres humains.” [6] Dubos y décrit également la transmission génétique de traits de caractère afin de marginaliser toute propension à la rébellion. Hypothèse logique d’un point de vue scientifique dans le cadre d’une société proche du "meilleur des mondes". Déjà, le terme “sélection” évoque ce type de démarche.
Dans la citation de Dubos, le terme de “domestication” est directement au cœur du sujet. La nature humaine est-elle immuable ? Les qualités qui font des homos sapiens des êtres humains ont-elles subi des modifications ?
Entre la biologie et la culture
Si la génétique s’avère problématique en ce qui concerne la détermination de la “race” des différents phénotypes d’êtres humains, certains scientifiques s’accordent pour considérer les homos sapiens d’aujourd’hui comme le produit d’une constante évolution. En revanche, d’autres scientifiques récusent cette idée et considèrent que les êtres humains ont acquis la maîtrise de l’environnement auquel il n’est plus désormais nécessaire de s’adapter.
Il n’en demeure pas moins une grande difficulté de définir la nature humaine. La conception actuelle scientifique de la nature humaine fait inévitablement référence à la biologie et la dimension religieuse est totalement abandonnée. L’essence de l’être humain, liée aux mécanismes vitaux de l’organisme, n’est plus considérée comme ayant la moindre connotation avec une quelconque force spirituelle divine. La science occidentale, fidèle aux idées des dix-huitième et dix-neuvième siècles, se fonde sur l’observation de processus quantifiables, associant cause et effet, mais semble encore considérer l’être humain comme une machine.

Il n’est guère aisé d’éliminer les croyances métaphysiques qui influencent les définitions dans le cadre d’une telle recherche. Karl Mannheim voit dans les diverses définitions de la nature humaine les fondements de la pensée socio-politique. L’idée selon laquelle les êtres humains seraient une tabula rasa (formule de Locke) à la naissance, c’est-à-dire un tableau vierge sur lequel les données du caractère s’inscriraient au fur et à mesure des expériences vécues, est tributaire de la foi en une restructuration ou en une amélioration de la vie sociétale vers l’épanouissement des individus, notamment dans les rapports mutuels. Cette perspective, partagée par les adeptes du “progrès”, correspond à l’image d’une évolution positive de l’humanité, à une vision utopique.
Les conservateurs et les autoritaires pensent, au contraire, que l’être humain se distingue par des pulsions sauvages, égoïstes et difficilement contrôlables. Cette nature, immuable, amènerait à adopter un mot d’ordre politique : “contrôler” (et non “changer”). Selon Mannheim et Marx, hormis toute rhétorique démagogique, la mentalité politique de droite ou “idéologique” base son action sociale sur le soupçon, l’intimidation, la discrimination, le paternalisme et la répression. Machiavel et Thomas Hobbes ont établi les fondements théoriques de ce penchant social et politique. Produit de la situation sociale, de l’éducation et de l’expérience individuelle, les orientations s’appuient sur des observations du comportement humain, mais se caractérisent par l’absence de théorisation scientifique.
Avec les études de Sigmund Freud, de véritables hypothèses fondées sur l’observation et l’analyse expliquent la nature humaine en termes de pulsions innées communes à tous les individus. Impossible donc, aujourd’hui, de considérer l’être humain à la naissance comme un organisme psychique vierge. La théorie freudienne des instincts, qui voit une dialectique entre les pulsions animales et les rapports sociaux, a considérablement infléchi l’évolution de cette perspective. Si l’influence de l’environnement social et la pensée rationnelle forment le caractère et la personnalité, les instincts lui apportent néanmoins un contenu essentiel.

Wilhelm Reich est certainement le penseur le plus important dans le développement de la théorie freudienne des instincts. Paradoxalement, les critiques des idées de Freud formulées par Reich ont renforcé la théorie des instincts dans le mesure où il souligne que le danger ne réside pas dans la libido, mais plutôt dans sa répression. Selon Reich, les instincts sont sains et positifs alors que l’environnement social agit de manière négative sur la formation du caractère. Les êtres humains sont essentiellement des animaux comme les autres, à l’origine innocents, et la barbarie découle des institutions créées par les êtres humains. [7]

Cependant, les idées de Reich sont loin de faire l’unanimité chez les intellectuels. D’abord, ses exposés sur la pauvreté des analyses marxistes officielles, et surtout des partis communistes léninistes, l’ont fait mettre à l’index. Ensuite, le fait que sa psychanalyse privilégie les névroses dites “actuelles”, provenant d’un désordre génital, et non les psychonévroses, résultant de l’enfance, gêne inévitablement les “intellectuels”. Les intellectuels, en proie à cette même rigidité diagnostiquée par Reich comme étant le symptôme principal de la “peste émotionnelle” ambiante (qu’il appelle “constipation psychique”), évitent la reconnaissance directe du langage du corps. Ce qui fascine dans le personnage joué par Robert Redford dans L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux ne peut pas être pris aux sérieux par ceux qui ont intérêt à cacher le fondement biologique de leur pensée ou de leur comportement.
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