La structure psychologique du fascisme - Novembre 1933 - 1 -Georges Bataille
Georges Bataille
Article mis en ligne le 30 mai 2024
dernière modification le 17 septembre 2024

Origine Archives autonomie-La Critique sociale

Le marxisme, après avoir affirmé qu’en dernier ressort l’infrastructure d’une société détermine ou conditionne la superstructure, n’a tenté aucune élucidation générale des modalités propres à la formation de la société religieuse et politique. Il a également admis la possibilité de réactions de la superstructure sur l’infrastructure mais, là encore, il n’est pas passe de l’affirmation à l’analyse scientifique. Cet article représente, à propos du fascisme, une tentative de représentation rigoureuse (sinon complète) de la superstructure sociale et de ses rapports avec l’infrastructure économique. Il ne s’agit cependant que d’un fragment appartenant à un ensemble relativement important, ce qui explique un grand nombre de lacunes, notamment l’absence de toute considération sur la méthode [1] ; il a même été nécessaire de renoncer ici à donner la justification générale d’un point de vue nouveau et de se borner à l’exposé des faits. Par contre, le simple exposé de la structure du fascisme a nécessité comme introduction une description d’ensemble de la structure sociale.

Georges Bataille 1943

Il va sans dire que l’analyse de la superstructure suppose le développement préalable de celle de l’infrastructure, étudiée par le marxisme. ― G. B.

1. LA PARTIE HOMOGÈNE DE LA SOCIÉTÉ

La description psychologique de la société doit commencer par la partie la plus accessible à la connaissance ― en apparence, partie fondamentale ― dont le caractère significatif est l’homogénéité [2] tendancielle. Homogénéité signifie ici commensurabilité des éléments et conscience de cette commensurabilité (les rapports humains peuvent être maintenus par une réduction à des règles fixes basées sur la conscience de l’identité possible de personnes et de situations définies ; en principe, toute violence est exclue du cours d’existence ainsi impliqué).

La base de l’homogénéité sociale est la production [3]. La société homogène est la société productive, c’est-à-dire la société utile. Tout élément inutile est exclu, non de la société totale, mais de sa partie homogène. Dans cette partie, chaque élément doit être utile à un autre sans que jamais l’activité homogène puisse atteindre la forme de l’activité valable en soi. Une activité utile a toujours une commune mesure avec une autre activité utile, mais non avec une activité pour soi.

La commune mesure, fondement de l’homogénéité sociale et de l’activité qui en relève, est l’argent, c’est-à-dire une équivalence chiffrable des différents produits de l’activité collective. L’argent sert à mesurer tout travail et fait de l’homme une fonction de produits mesurables. Chaque homme, selon le jugement de la société homogène, vaut selon ce qu’il produit, c’est-à-dire qu’il cesse d’être une existence pour soi : il n’est plus qu’une fonction, ordonnée à l’intérieur de limites mesurables, de la production collective (qui constitue une existence pour autre chose que soi).

Mais l’individu homogène n’est véritablement fonction de ses produits personnels que dans la production artisanale, lorsque les moyens de production sont relativement peu coûteux et peuvent être possédés par l’artisan. Dans la civilisation industrielle, le producteur se distingue du possesseur des moyens de production et c’est ce dernier qui s’approprie les produits : en conséquence, c’est lui qui, dans la société moderne, est fonction des produits ; c’est lui, et non le producteur, qui fonde l’homogénéité sociale.

Ainsi dans l’ordre actuel des choses, la partie homogène de la société est formée par ceux des hommes qui possèdent les moyens de production ou l’argent destiné à leur entretien et leur achat. C’est dans la classe dite capitaliste ou bourgeoise, exactement dans la partie moyenne de cette classe, que s’opère, à la base, la réduction tendancielle du caractère humain à une entité abstraite et interchangeable, reflet des choses homogènes possédées.

Cette réduction s’étend ensuite, autant que possible, aux classes dites généralement moyennes, qui -bénéficient de parts du profit appréciées. Mais le prolétariat ouvrier reste en grande partie irréductible. La position qu’il occupe par rapport à l’activité homogène est double : celle-ci l’exclut non quant au travail, mais quant au profit. En tant qu’agents de production, les ouvriers entrent dans les cadres de l’organisation sociale, mais la réduction homogène ne touche en principe que leur activité salariée ; ils sont intègres dans l’homogénéité psychologique quant à leur comportement professionnel, non généralement en tant qu’hommes. Hors de l’usine, et même hors de ses opérations techniques, un ouvrier est par rapport à une personne homogène (patron, bureaucrate, etc.) un étranger, un homme d’une autre nature, d’une nature non réduite, non asservie.

2. L’ÉTAT

Dans la période contemporaine, l’homogénéité sociale est liée à la classe bourgeoise par des liens essentiels : ainsi la conception marxiste se trouve maintenue lorsque l’Etat est représenté au service de l’homogénéité menacée.

En principe, l’homogénéité sociale est une forme précaire, à la merci de la violence et même de tout dissentiment interne. Elle se forme spontanément dans le jeu de l’organisation productive, mais elle doit être sans cesse protégée contre les divers éléments agités qui ne profitent pas de la production, ou en profitent insuffisamment à leur gré, ou, simplement, ne peuvent supporter les freins que l’homogénéité oppose à l’agitation. Dans ces conditions, la sauvegarde de l’homogénéité doit être trouvée dans le recours à des éléments impératifs capables d’anéantir ou de réduire à une règle les différentes forces désordonnées.

L’Etat n’est pas lui-même un de ces éléments impératifs, il se distingue des rois, des chefs d’armée ou des nations, mais il est le résultat des modifications subies par une partie de la société homogène au contact de tels éléments. Cette partie constitue une formation intermédiaire entre les classes homogènes et les instances souveraines auxquelles elle doit emprunter son caractère obligatoire, mais qui n’exercent leur souveraineté que par son intermédiaire. C’est seulement à propos de ces dernières instances qu’il sera possible d°envisager de quelle façon ce caractère obligatoire est transféré à une formation qui ne constitue pas cependant une existence valable en soi (hétérogène), mais simplement une activité dont l’utilité par rapport à une autre partie est toujours manifeste.

Pratiquement, la fonction de l’Etat consiste dans un double jeu d’autorité et d’adaptation. La réduction des divergences par compensation dans la pratique parlementaire indique toute la complexité possible de l’activité interne d’adaptation nécessaire à l’homogénéité. Mais contre les forces inassimilables, l’Etat tranche par l’autorité stricte.

Suivant que l’Etat est démocratique ou despotique, la tendance qui l’emporte est l’adaptation ou l’autorité. Dans la démocratie, l’Etat tire la plus grande partie de sa force de l’homogénéité spontanée qu’il ne fait que fixer et constituer comme une règle. Le principe de sa souveraineté ― la nation ― qui lui donne à la fois sa fin et sa force, se trouve alors diminué du fait que les individus isolés se considèrent eux-mêmes, de plus en plus, comme des fins par rapport à l’Etat, qui existerait pour eux avant d’exister pour la nation. Et, dans ce cas, la vie personnelle se distingue de l’existence homogène en tant que valeur se donnant comme incomparable.

3. DISSOCIATIONS, CRITIQUES DE L’HOMOGÉNÉITÉ SOCIALE ET DE L’ÉTAT

Même dans des circonstances difficiles, l’Etat suffit à maintenir dans l’impuissance les forces hétérogènes qui ne cèdent qu’à sa contrainte. Mais il peut succomber à une dissociation interne de la partie de la société dont il n’est que la forme constrictive.

D’une façon fondamentale, l’homogénéité sociale dépend de l’homogénéité (au sens général du mot) du système productif. Chaque contradiction naissant du développement de la vie économique entraîne ainsi une dissociation tendancielle de l’existence sociale homogène. Cette tendance à la dissociation s’exerce de la façon la plus complexe, sur tous les plans et dans tous les sens. Mais elle n’atteint des formes aiguës et dangereuses que dans la mesure ou une partie appréciable de la masse des individus homogènes cesse d’avoir intérêt à la conservation de la forme d’homogénéité existante (non parce que celle-ci est homogène, mais au contraire parce qu’elle est en train de perdre son caractère propre). Cette fraction de la société s’associe alors spontanément aux forces hétérogènes déjà composées et se confond avec elles.

Ainsi, les circonstances économiques agissent directement sur des éléments homogènes qu’elles désintègrent. Mais cette désintégration ne représente que la forme négative de l’effervescence sociale : les éléments dissociés n’agissent pas avant d’avoir subi une altération achevée qui caractérise la forme positive de cette effervescence. A partir du moment où ils rejoignent les formations hétérogènes déjà existantes (à l’état diffus ou organisé), ils empruntent à celles-ci un caractère nouveau, le caractère positif général de l’hétérogénéité. De plus, l’hétérogénéité sociale n’existe pas à l’état informe et désorienté : elle tend au contraire, d’une façon constante, à une structure tranchée et, lorsque des éléments sociaux passent à la partie hétérogène, leur action se trouve encore conditionnée par la structure actuelle de cette partie.

Ainsi, le mode de solution de contradictions économiques aiguës dépend de l’état historique et en même temps des lois générales de la région sociale hétérogène dans laquelle l’effervescence prend sa forme positive ; dépend, en particulier, des rapports établis entre les diverses formations de cette région au moment où la société homogène se trouve matériellement dissociée.

L’étude de l’homogénéité et de ses conditions d’existence conduit ainsi à l’étude essentielle de l’hétérogénéité. Elle en constitue d’ailleurs la première partie en ce sens que la première détermination de l’hétérogénéité définie comme non homogène suppose la connaissance de l’homogénéité qui la délimite par exclusion.

4. L’EXISTENCE SOCIALE HÉTÉROGÈNE

Tout le problème de la psychologie sociale repose précisément sur la nécessité

de faire porter principalement l’analyse sur une forme qui n’est pas seulement difficile à étudier, niais dont l’existence même n’a pas encore été l’objet d’une détermination positive.

Le terme même d’hétérogène indique qu’il s’agit d’éléments impossibles à assimiler et cette impossibilité qui touche à la base l’assimilation sociale touche en même temps l’assimilation scientifique. Ces deux sortes d’assimilations ont une seule structure : la science a pour objet de fonder l’homogénéité des phénomènes ; elle est,, en un certain sens, une des fonctions éminentes de l’homogénéité. Ainsi, les éléments hétérogènes qui sont exclus par cette dernière se trouvent également exclus du champ de l’attention scientifique : par principe même, la science ne peut pas connaître d’éléments hétérogènes en tant que tels. Obligée de constater l’existence de faits irréductibles ― d’une nature aussi incompatible avec son homogénéité que les criminels nés, par exemple, avec l’ordre social ― elle se trouve privée de toute satisfaction fonctionnelle (exploitée de la même façon qu’un ouvrier dans une usine capitaliste, utilisée sans prendre part au profit). La science, en effet, n’est pas une entité abstraite : elle est constamment réductible à un ensemble d’hommes vivant les aspirations inhérentes au processus scientifique. Dans ces conditions, les éléments hétérogènes, tout au moins en tant que tels, se trouvent soumis à une censure de fait : chaque fois qu’ils pourraient être l’objet d’une observation méthodique, la satisfaction fonctionnelle manque et sans telle circonstance exceptionnelle ― l’interférence d’une satisfaction dont l’origine est tout autre ― ils ne peuvent être maintenus dans le champ de l’attention.

L’exclusion des éléments hétérogènes hors du domaine homogène de la conscience rappelle ainsi d’une façon formelle celle des éléments décrits (par la psychanalyse) comme inconscients, que la censure exclut du moi conscient. Les difficultés qui s’opposent à la révélation des formes inconscientes de l’existence sont du même ordre que celles qui s’opposent à la connaissance des formes hétérogènes. Comme il apparaîtra par la suite, certains caractères sont d’ailleurs communs à ces deux sortes de formes et, sans qu’il soit possible d’apporter immédiatement des précisions sur ce point, il semble que l’inconscient doive être considéré comme un des aspects de l’hétérogène. Si l’on admet cette conception, étant donné ce qui est connu du refoulement, il est d’autant plus facile de comprendre que les incursions faites à l’occasion dans le domaine hétérogène n’aient pas encore été suffisamment coordonnées pour aboutir même à la simple révélation de son existence positive et clairement séparée. Il est d’une importance secondaire d’indiquer ici, qu’afin de tourner les difficultés internes qui viennent d’être envisagées, il est nécessaire de poser les limites des tendances inhérentes à la science et de constituer une connaissance de la différence non explicable, qui suppose l’accès immédiat de l’intelligence à une matière préalable à la réduction intellectuelle. Provisoirement, il suffit d’exposer les faits conformément à leur nature et d’introduire en vue de définir le terme hétérogène les considérations suivantes :

1° De même que mana et tabou désignent en sociologie religieuse des formes restreintes à des applications particulières d’une forme plus générale, le sacré, le sacré peut être considéré comme une forme restreinte par rapport à l’hétérogène.

Mana désigne une force mystérieuse et impersonnelle dont disposent certains individus tels que les rois et les sorciers. Tabou indique la prohibition sociale de contact s’appliquant par exemple aux cadavres ou aux femmes durant la période menstruelle. Ces aspects de la vie hétérogène sont faciles à définir, en raison des faits précis et limités auxquels ils se réfèrent. Par contre une compréhension explicite du sacré, dont le domaine d’application est relativement vaste, présente des difficultés remarquables. Durkheim s’est trouvé dans l’impossibilité d’en donner une définition scientifique positive : il s’est contenté de caractériser négativement le monde sacré comme absolument hétérogène par rapport au monde profane [4]. Cependant, il est possible d’admettre que le sacré est connu positivement, tout au moins d’une façon implicite (le mot, représenté dans toutes les langues, étant d’usage courant, l’usage suppose une signification perçue par l’ensemble des hommes). Cette connaissance implicite d’une valeur se rapportant au domaine hétérogène permet de communiquer à sa description un caractère vague mais positif. Or, il est possible de dire que le monde hétérogène est constitué, pour une partie importante, par le monde sacré et que des réactions analogues à celles que provoquent les choses sacrées révèlent celles des choses hétérogènes qui ne sont pas regardées à proprement parler comme sacrées. Ces réactions consistent en ceci que la chose hétérogène est supposée chargée d’une force inconnue et dangereuse (rappelant le mana polynésien) et qu’une certaine prohibition sociale de contact (tabou) la sépare du monde homogène ou vulgaire (qui correspond au inonde profane (le l’opposition strictement religieuse) ;

2° En dehors des choses sacrées propre. nient dites, qui constituent le domaine commun de la religion ou de la magie, le monde hétérogène comprend l’ensemble des résultats de la dépense improductive [5] (les choses sacrées forment elles-mêmes une partie de cet ensemble). Ceci revient à dire : tout ce que la société homogène rejette soit comme déchet, soit comme valeur supérieure transcendante. Ce sont les produits d’excrétion du corps humain et certaines matières analogues (ordures, vermine, etc.) ; les parties du corps, les personnes, les mots ou les actes ayant une valeur érotique suggestive ; les divers processus inconscients tels que les rêves et les névroses ; les nombreux cléments ou formes sociaux que la partie homogène est impuissante à assimiler : les foules, les classes guerrières, aristocratiques et misérables, les différentes sortes d’individus violents ou tout au moins refusant la règle (fous, meneurs, poètes, etc.) ;

3° Les éléments hétérogènes provoquent des réactions affectives d’intensité variable suivant les personnes et il est possible de supposer que l’objet de toute réaction affective est nécessairement hétérogène (sinon généralement, du moins, par rapport au sujet). Il y a tantôt attraction, tantôt répulsion, et tout objet de répulsion peut devenir dans certaines circonstances objet d’attraction ou réciproquement ;

4° La violence, la démesure, le délire, la folie, caractérisent à des degrés divers les éléments hétérogènes : actifs, en tant que personnes ou en tant que foules, ils se produisent en brisant les lois de l’homogénéité sociale. Cette caractéristique ne s’applique pas d’une façon appropriée aux objets inertes, toutefois ces derniers présentent une certaine conformité avec les sentiments extrêmes (il est possible de parler de la nature violente et démesurée d’un cadavre en décomposition) ;

5° La réalité des éléments hétérogènes n’est pas du même ordre que celle des éléments homogènes. La réalité homogène se présente avec l’aspect abstrait et neutre des objets strictement définis et identifiés (elle est, à la base, réalité spécifique des objets solides). La réalité hétérogène est celle de la force ou du choc. Elle se présente comme une charge, comme -une valeur, passant d’un objet à l’autre d’une façon plus ou moins arbitraire, à peu près comme si le changement avait lieu non dans le monde des objets, mais seulement dans les jugements du sujet. Ce dernier aspect ne signifie pas cependant que les faits observés doivent être regardés comme subjectifs : ainsi, Faction des objets de l’activité érotique est manifestement fondée dans leur nature objective. Toutefois, d’une façon déconcertante, le sujet a la possibilité de déplacer la valeur excitante d’un élément sur un autre analogue ou voisin [6]. Dans la réalité hétérogène, les symboles chargés de valeur affective ont ainsi la même importance que les éléments fondamentaux et la partie peut avoir la même valeur que le tout. Il est facile de constater que ― la structure de la connaissance d’une réalité homogène étant celle de la science ― -celle d’une réalité hétérogène en tant que telle se retrouve clans la pensée -mystique des primitifs et dans les représentations du rêve : elle est identique à la structure de l’inconscient [7] ;

6° En résumé, l’existence hétérogène peut être représentée par rapport à la vie courante (quotidienne) comme tout autre. comme incommensurable, en chargeant ces mots de la valeur positive qu’ils ont dans l’expérience vécue affective.

Exemples d’éléments hétérogènes

Si maintenant l’on rapporte ces propositions aux éléments réels, les meneurs fascistes appartiennent sans conteste à l’existence hétérogène. Opposés aux politiciens démocrates, qui représentent dans les différents pays la platitude inhérente à la société homogène, Mussolini ou Hitler apparaissent immédiatement en saillie comme tout autres. Quels que soient les sentiments que provoquent leur existence actuelle en tant qu’agents politiques de l’évolution, il est impossible de ne pas avoir conscience de la force qui les situe au-dessus des hommes, -des partis et même des lois : force qui brise le cours régulier des choses, l’homogénéité paisible niais fastidieuse et impuissante à se maintenir d’elle-mi-nie ; le fait que la légalité est brisée n’est que le signe le plus évident de la nature transcendante, hétérogène, de l’action fasciste). Considérée non quant à son action extérieure mais quant à sa source, la force d’uni meneur est analogue à celle qui s’exerce dans l’hypnose [8].

Le flux affectif qui l’unit à ses partisans ― qui prend la forme d’une identification morale de ceux-ci à celui qu’ils suivent (et réciproquement) ― est fonction de la conscience commune de pouvoirs et d’énergies de plus en plus violents, de plus en plus démesurés qui s’accumulent dans la personne du chef et deviennent en lui indéfiniment disponibles. (Mais cette concentration dans une seule personne intervient comme un élément qui distingue la formation fasciste à l’intérieur même du domaine hétérogène : par le fait même que l’effervescence affective aboutit à l’unité, elle constitue une instance dirigée, en tant qu’autorité, contre les hommes ; cette instance est existence pour soi avant d’être utile et existence pour soi distincte de celle d’un soulèvement informe dont le sens pour soi signifie "pour les hommes soulevés". Cette monarchie, cette absence de toute démocratie, de toute fraternité dans l’exercice du pouvoir ― formes qui n’existent pas seulement en Italie ou en Allemagne ― indiquent qu’il doit être renoncé, sous la contrainte, aux besoins naturels immédiats des hommes, au bénéfice d’un principe transcendant, qui ne peut être l’objet d’aucune explication exacte.)

A un tout autre titre, peuvent également être décrites comme hétérogènes, les couches- sociales les plus basses, qui provoquent généralement la répulsion et ne peuvent en aucun cas -être assimilées par l’ensemble des hommes. Ces classes misérables sont regardées dans l’Inde comme intouchables, c’est-à-dire qu’elles sont caractérisées par une prohibition de contact analogue a celle qui s’applique aux choses sacrées. Il est vrai que la coutume des pays de civilisation avancée est moins rituelle-et que la qualité d’intouchable n’y est pas transmise obligatoirement par l’hérédité : néanmoins, il suffit dans ces pays d’exister comme être humain marqué par la misère pour créer entre soi et les autres ― qui se considèrent comme l’expression de l’homme normal ― un fossé à peu près infranchissable. Les formes nauséabondes de la déchéance provoquent un sentiment de dégoût si insupportable qu’il est incorrect de l’exprimer ou seulement d’y faire allusion. Le malheur matériel des hommes a de toute évidence, dans l’ordre psychologique de la défiguration, des conséquences démesurées. Et, dans le cas où des hommes heureux n’ont pas subi la réduction homogène (qui oppose à la misère une justification légale), si l’on excepte les honteuses tentatives de fuite (d’élusion) telles que la pitié charitable, la violence sans espoir des réactions prend immédiatement la forme d’un défi à la raison.

5. LE DUALISME FONDAMENTAL DU MONDE HÉTÉROGÈNE

Les deux exemples précédents, empruntés au domaine large de l’hétérogénéité, et non au domaine sacré proprement dit, présentent cependant les caractères spécifiques de ce dernier. Cette conformité apparaît facilement en ce qui concerne les meneurs qui sont manifestement traités par leurs partisans comme des personnes sacrées. Elle est beaucoup moins évidente en ce qui concerne les formes de la misère qui ne sont l’objet d’aucun culte.

Mais révéler que de telles formes ignobles sont compatibles avec le caractère sacré est précisément le progrès décisif accompli dans la connaissance du domaine sacré en même temps que du domaine hétérogène. La notion de la dualité des formes du sacré est - un des résultats acquis de l’anthropologie sociale [9] : ces formes doivent être réparties en deux classes opposées pures et impures (dans les religions primitives certaines choses impures ― par exemple le sang menstruel ― ne sont pas moins sacrées que la nature divine ; la conscience de cette dualité fondamentale a persisté jusqu’à une date relativement récente : au Moyen Age, le mot sacer a été employé pour désigner une maladie honteuse ― la syphilis ― et la signification profonde de cet usage était encore intelligible). Le thème de la misère sacrée ― impure et intouchable ― constitue exactement le pôle négatif d’une région caractérisée par l’opposition de deux formes extrêmes : -il y a, dans un certain sens, identité des contraires entre la gloire et la déchéance, entre des formes élevées et impératives (supérieures) et des formes misérables (inférieures). Cette opposition divise l’ensemble du monde hétérogène et s’ajoute aux caractères déjà déterminés de l’hétérogénéité comme un élément fondamental. (Les formes hétérogènes indifférenciées sont, en effet, relativement rares ― tout au moins dans les sociétés évoluées ― et l’analyse de la structure sociale hétérogène interne se réduit presque entièrement à celle de l’opposition des deux contraires.)

6. LA FORME IMPÉRATIVE DE L’EXISTENCE HÉTÉROGÈNE : LA SOUVERAINETÉ

L’action fasciste, hétérogène, appartient à l’ensemble des formes supérieur-es. Elle fait appel aux sentiments traditionnellement définis comme élevés et nobles et tend à constituer l’autorité comme un principe inconditionnel, situé au-dessus de tout jugement utilitaire.

De toute évidence, l’emploi des mots supérieur, noble, élevé, n’implique pas un acquiescement. Ces qualificatifs ne peuvent désigner ici que l’appartenance à une catégorie historiquement définie comme supérieure, noble ou élevée : telles conceptions nouvelles ou individuelles ne peuvent être prises en considération qu’en rapport avec les conceptions traditionnelles dont elles dérivent ; elles sont d’ailleurs nécessairement hybrides, sans portée et, sans aucun doute, il serait préférable de renoncer, s’il est possible, à toute représentation de cet ordre (quelles sont les raisons avouables pour lesquelles un homme voudrait être noble, semblable à un représentant de la caste militaire médiévale, et absolument pas ignoble, c’est-à-dire semblable, conformément au jugement historique, à un homme dont la misère matérielle aurait altéré le caractère humain, l’aurait rendu tout autre ?).

Cette réserve étant formulée, la signification des valeurs supérieures doit être précisée à l’aide des qualificatifs traditionnels.

La supériorité (souveraineté [10] impérative) désigne l’ensemble des aspects frappants ― déterminant affectivement attraction ou répulsion ― propres aux différentes situations humaines dans lesquelles il est possible de dominer et même d’opprimer ses semblables, en raison de leur âge, de leur faiblesse physique, de leur état juridique ou simplement de la nécessité de se placer sous la direction d’un seul : à des circonstances diverses correspondent des situations définies, celle du père par rapport à ses enfants, celles du chef militaire par rapport à l’armée et à la population civile, celle du maître par rapport à l’esclave, celle du roi par rapport à ses sujets. Il s’ajoute à ces relations réelles des situations mythologiques dont la nature exclusivement fictive facilite une condensation des aspects caractérisant la supériorité.

Le simple fait de dominer ses semblables implique l’hétérogénéité du maître, tout au moins en tant qu’il est le maître : dans la mesure où il se réfère à sa nature, à sa qualité personnelle, comme à une justification de son autorité, il désigne cette nature comme fout autre, sans pouvoir en rendre compte rationnellement. Mais non seulement comme tout autre par rapport au domaine rationnel de la mesure et de l’équivalence : l’hétérogénéité du maître ne s’oppose pas moins à celle de l’esclave. Si la nature hétérogène de l’esclave se confond avec celle de l’immondice où sa situation matérielle le condamne à vivre, celle du maître se forme dans un acte d’exclusion de toute immondice, acte dont la direction est la pureté mais dont la forme est sadique.
Humainement, la valeur impérative achevée se présente sous forme d’autorité royale ou impériale dans laquelle se manifestent au plus haut degré les tendances cruelles et le besoin de réaliser et d’idéaliser l’ordre qui caractérise toute domination. L’autorité fasciste ne présente pas moins ce caractère double, mais elle n’est qu’une des nombreuses formes de l’autorité royale dont la description générale constitue le fondement de toute description cohérente du fascisme.

Opposée à l’existence misérable des opprimés, la souveraineté politique apparaît en premier lieu comme une activité sadique clairement différenciée. Dans la psychologie individuelle, il est rare que la tendance sadique ne soit pas associée dans une même personne à une tendance masochiste plus ou moins ouverte. Mais dans la société chaque tendance est normalement représentée par une instance distincte et l’attitude sadique peut être manifestée par une personne impérative excluant toute participation aux attitudes masochistes correspondantes. Dans ce cas, l’exclusion des formes immondes qui servent d’objet à l’acte cruel n’est pas suivie d’une position de ces formes comme valeur et, en conséquence, aucune activité érotique. ne peut-être associée à la cruauté. Les éléments érotiques eux-mêmes sont rejetés en même temps que tout objet immonde et, de même que dans un grand nombre d’attitudes religieuses, le sadisme accède ainsi à une pureté éclatante. Cette différenciation peut être plus ou moins achevée ― individuellement, des souverains ont pu vivre en partie le pouvoir comme une orgie de sang ― mais, dans l’ensemble, la forme royale impérative a réalisé historiquement, à l’intérieur du domaine hétérogène, une exclusion des formes misérables ou immondes suffisante pour trouver, sur un certain plan, une connexion avec les formes homogènes.

En effet, si la société homogène, en principe, écarte tout élément hétérogène ; immonde ou noble, les modalités de l’opération n’en varient pas moins suivant la nature de chaque élément écarté. Le rejet des formes misérables a seul, pour la société homogène, une valeur constante fondamentale (telle que le moindre recours aux réserves d’énergie représentées par ces formes exige une opération aussi dangereuse que la subversion) ; mais du fait que l’acte d’exclusion des formes misérables associe nécessairement les formes homogènes et les formes impératives, ces dernières ne peuvent plus être rejetées ,purement et simplement. La société homogène utilise en fait contre les éléments qui lui sont le plus incompatibles les forées impératives libres et lorsqu’elle doit choisir dans le domaine qu’elle a exclu l’objet même de son activité (l’existence pour soi au service de laquelle elle doit nécessairement se placer), le choix ne peut manquer de porter sur des forces dont la pratique a montré qu’elles agissaient en principe dans le sens le plus favorable.

C’est l’incapacité de la société homogène de trouver en soi-même une raison d’être et d’agir qui la place dans la dépendance des forces impératives, de même que c’est l’hostilité sadique des souverains contre la population misérable qui les rapproche de toute formation cherchant à maintenir cette dernière dans l’oppression.
Il résulte de ces modalités de l’exclusion de la personne royale une situation complexe : le roi étant l’objet dans lequel la société homogène a trouvé sa raison d’être, le maintien de ce rapport exige qu’il se comporte de telle façon que la société homogène puisse exister pour lui. Cette exigence porte en premier lieu sur l’hétérogénéité fondamentale du roi, garantie par de nombreuses prohibitions de contact (tabous), mais il est impossible de maintenir cette hétérogénéité à l’état libre. En aucun cas l’hétérogénéité ne peut recevoir sa loi du dehors, mais son mouvement spontané peut être fixé, tout au moins tendanciellement, une fois pour toutes. C’est ainsi que la passion destructrice (le sadisme) de l’instance impérative est en principe exclusivement dirigée soit contre les sociétés étrangères, soit contre les classes misérables, contre l’ensemble des éléments externes ou internes hostiles à l’homogénéité.

Le pouvoir royal historique est la forme qui résulte d’une telle situation. Un rôle déterminant quant à sa formation positive est réservé au principe même de l’unification, réellement opérée dans un ensemble d’individus `dont le choix affectif porte sur un objet hétérogène unique. La communauté de direction a par elle-même une valeur constitutive : elle présuppose ― vaguement, il est vrai ― le caractère impératif de l’objet. L’union, principe de l’homogénéité, n’est qu’un fait tendanciel, incapable de trouver en soi-même un motif d’exiger et d’imposer son existence et, dans la plupart des circonstances, le recours à une exigence tirée du dehors a la valeur d’une nécessité première. Or le devoir être pur, l’impératif moral, exige l’être pour soi, c’est-à-dire le mode spécifique de l’existence hétérogène. Mais cette existence, précisément, échappe, en ce qui la concerne elle-même, au principe du devoir être et ne peut en aucun cas lui être subordonnée : elle accède immédiatement à l’être (en d’autres termes elle se produit comme valeur étant ou n’étant pas et jamais comme valeur devant être). La forme complexe à laquelle aboutit la résolution de cette incompatibilité pose dans des existences hétérogènes le devoir être de l’existence homogène. Ainsi l’hétérogénéité impérative ne représente pas seulement une forme différenciée par rapport à l’hétérogénéité vague : elle suppose en outre la modification de structure des deux parties, homogène et hétérogène, en contact. D’une part, la formation homogène voisine de l’instance royale, l’Etat, emprunte à cette instance son caractère impératif et semble accéder à l’existence pour soi en réalisant le devoir être dépouillé et froid de l’ensemble de la société homogène. Mais l’Etat n’est en réalité que la forme abstraite, dégradée, du devoir être vivant, exigé, au sommet, comme attraction affective et comme instance royale : il n’est que l’homogénéité vague devenue contrainte. D’autre part, ce mode de formation intermédiaire qui caractérise l’Etat pénètre par réaction l’existence impérative : mais, au cours de cette introjection, la forme propre de l’homogénéité devient, cette fois réellement, existence pour soi en se niant elle-même : elle s’absorbe dans l’hétérogénéité et se détruit en tant que strictement homogène du fait que, devenue négation du principe de l’utilité, elle se refuse à toute subordination. Pénétré profondément par la raison d’Etat, le roi ne s’identifie pas cependant à cette dernière : intégralement, il maintient le caractère tranché propre à la majesté divine. Il échappe au principe spécifique de l’homogénéité, à la compensation des droits et des devoirs qui constitue la loi formelle de l’Etat : les droits du roi sont inconditionnels.

Il est presque inutile de représenter ici que la possibilité de telles formations affectives a entraîné l’asservissement infini qui dégrade la plupart des formes de vie humaine (beaucoup plus que des abus de force d’ailleurs eux-mêmes réductibles, en tant que la force en jeu est nécessairement sociale, à des formations impératives). Si l’on envisage maintenant la souveraineté sous sa forme tendancielle, telle qu’elle a été historiquement vécue par les sujets responsables de sa valeur attractive, indépendamment toutefois d’une réalité particulière, sa nature apparaît, humainement, la plus noble ― élevée jusqu’à la majesté ― pure, au milieu même de l’orgie, hors de l’atteinte des infirmités humaines. Elle constitue la région formellement exempte d’intrigues d’intérêt à laquelle se réfère le sujet opprimé comme à une satisfaction vide mais pure (dans ce sens la constitution de la nature royale au-dessus d’une réalité inavouable rappelle les fictions justificatrices de vie éternelle). En tant que forme tendancielle, elle réalise l’idéal de la société et du cours des choses (dans l’esprit du sujet, cette fonction s’exprime naïvement : si le roi savais...). En même temps, elle est autorité stricte. Au-dessus de la société homogène comme au-dessus de la population misérable ou de la hiérarchie aristocratique qui émane d’elle, elle exige d’une façon sanglante la répression de ce qui lui est contraire et se confond dans sa forme tranchante avec les fondements hétérogènes de la loi : elle est ainsi à la fois la possibilité et l’exigence de l’unité collective ; c’est dans l’orbite royale que s’élaborent l’Etat et ses fonctions de coercition et d’adaptation ; c’est au profit de la grandeur royale que se développe, à la fois comme destruction et comme fondation, la réduction homogène.

Se posant comme principe de l’association d’éléments innombrables, le pouvoir royal se développe spontanément en tant que force impérative et destructive contre tout autre forme impérative qui pourrait lui être opposée et ainsi se manifeste, au sommet, la tendance fondamentale et le principe de toute autorité : la .réduction à l’unité personnelle, l’individualisation du pouvoir. Alors que l’existence misérable se produit nécessairement comme multitude et la société homogène comme réduction à une commune mesure, l’instance impérative, le fondement de l’oppression se développe nécessairement dans le sens d’une réduction à l’unité sous la forme d’un être humain excluant la possibilité même d’un semblable, en d’autres termes comme une forme radicale de l’exclusion exigeant l’avidité.

Georges BATAILLE.

(La fin au prochain numéro.)