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Réseaux sociaux : un grand pas vers notre cyberisation
Les bonnes feuilles d’un livre à paraitre…

Introduction d’un chapitre sur les réseaux sociaux…

Article mis en ligne le 30 janvier 2024

Chaque jour, cinq des huit milliards d’êtres humains se transforment en internautes.

Oublieux de leur corps, de leur entourage et de leur environnement, ils séjournent en cyberespace, un milieu artificiel au sein duquel ils résident en moyenne durant près de la moitié de leur temps éveillé (40 %). Le corps reste bloqué à l’extérieur, le plus souvent assis ou avachi, immobile, il est inutile, superflu, voire encombrant. Sa puissance de faire et ses dispositions sont inutilisables, inappropriées, cependant que ses besoins nous embarrassent. En cyberespace c’est de lui-même que le monde vient à nous, plus besoin de jambes, de pieds, de buste, de bras pour se déplacer, les doigts suffisent pour nous orienter ou même « surfer ». C’est en pensée que l’on y vit, accompagné par des machines intelligentes spécialisées dans l’interaction avec notre attention.

En 2022, plus de 96% des Français [1] étaient aussi des internautes. Autant dire « tous ». En une petite vingtaine d’années les raisons d’être internaute se sont faites toujours plus nombreuses et toujours plus impérieuses. On se fait internaute pour travailler, seul face à son ordinateur ou en « réunion » face caméra, pour se détendre ou se distraire, pour draguer ou simplement pour s’informer, pour faire ses courses et commander des repas tout prêts avec son smartphone, on y achète également des livres et toutes sortes d’appareils, on y choisit ses cadeaux. Les grandes administrations nous pressent à leur tour de devenir internautes, en particulier celles des États industrialisés, qui se rêvent en États-plateformes. Grande affaire de l’humanité, le sexe n’est pas de reste, qui se pratique également à la façon de l’internaute, seul.e à la maison ; la première expérience d’un site pornographique se fait autour de 14 ans. En réalité virtuelle, divers dispositifs de stimulation se synchronisent avec l’action projetée sur l’écran. Des firmes spécialisées développent les équipements sophistiqués conçus pour engendrer l’illusion de la profondeur, du mouvement et du contact. Le cyberespace se fait alors métavers, toujours plus englobant, toujours plus crédible. Plutôt que simplement écouter et regarder le cyberespace depuis la fenêtre de notre petit écran, on veut nous conduire à l’intérieur pour faire l’expérience d’y vivre. Les perfectionnements continus des dispositifs de mystification de nos perceptions et des techniques de manipulation de notre esprit nous procureront l’illusion d’une cyber-présence pleine et entière, in fine, et dans l’hypothèse où la civilisation techno-capitaliste poursuit une trajectoire que la série de catastrophes en cours pourraient enrayer ou stopper. Le monde de la matière – atmosphère, océans, banquises, glaciers et permafrosts, forêts, sols, ce qu’il reste d’êtres vivants – pourrait s’interposer entre nous et le cyber- monde en construction, et nous rappeler à lui, à sa raison, ou pour le dire autrement, à la raison.

Mais dès à présent un simple écran plat et lumineux, suffit à nous projeter en cyberespace, on le complète au besoin par des écouteurs et un micro. Nos smartphones suffisent à enclencher la première étape de la cyberisation de l’autre grande affaire humaine, notre sociabilité. Elle est peut- être bien la grande affaire, tout à la fois le cœur et le moteur de notre humanité. La cyber- socialisation est le nouveau et puissant levier qui amplifie et accélère notre devenir-cyber, le basculement anthropologique en cours. À peine devenus internautes, voici que les humains s’improvisent en sociaunautes, délocalisant une part croissante de leur sociabilité dans ce monde renversé où la distance tient lieu de présence, et d’où les corps ont disparu. Il s’agit bien de délocalisations, le temps ne s’est pas distendu et ce qui se produit là-bas n’advient plus ici. Plus précisément il s’agit de transplantations, la cyber-socialisation n’est en aucun cas la simple transposition de nos socialisations en cybermonde. Loin de là. Chacune de nos pratiques sociales est remodelée, adaptée tout d’abord aux caractéristiques intrinsèques du cyberespace, puis formatée par les choix des cyber-architectes qui conçoivent les cyber-sociétés, en accord avec les directives de leurs propriétaires. Alors que nous délaissons progressivement le naturel pour l’artificiel, on peut d’ores et déjà constater que l’on ne séjourne pas en cyber-société comme on vit sur terre. La nature de propriétés privées, par exemple, des plus grandes d’entre elles transforme celles et ceux qui y séjournent en produits qu’il faut conditionner et commercialiser. En cyberespace, la marchandisation du monde commence par celle de notre esprit, de notre attention qui en est la fine pointe. Notre ressource la plus précieuse s’y trouve disloquée à bas bruit en mille miettes, chacune vendue au prix de l’or aux tierces parties de la cyber-industrie. Prise dans les rets des IA programmées par des ingénieurs qui mettent leur art au service de la rapacité des marchés, elle est la cible à capturer. Savamment débitée en fines tranches, à la façon des salamis de la grande distribution, elle est à tout instant mise aux enchères et vendue au plus offrant, en temps réel. Pour organiser notre traque, les robots de l’internet collectent et agrègent les traces intimes et sociales que nous laissons immanquablement lors de nos incursions au sein d’un cyberespace qui mémorise tout, pour le revendre. Ces IA, ne savent pas que nous ne sommes des « humains » – une machine ne peut comprendre cela que nous sommes. Pour elles, nous ne sommes rien d’autre que des adresses de l’internet mobile, des « id » (identificateurs uniques) pointant vers des catégories et des distributions de probabilité. Pour autant, cette marchandisation de nos vie, de la plus publique à la plus intime, n’est peut-être que le moindre mal. Ne connaissant que le calcul, ces machines électro- mathématiques inconscientes du mal qu’elles nous causent, ne peuvent que formater nos cyber- expériences à leur image, machinale.

On pourrait le dire autrement : il est question de nouvelles formes de la présence, ou encore, et à la limite, de l’autonomisation finale d’un esprit que quinze siècles de culture chrétienne nous ont habitués a penser comme séparé du corps. De nouvelles modalités d’une présence-absence s’expérimentent puis s’établissent, comme d’elles-mêmes, réponses adaptatives de notre espèce à l’évolution de son milieu, à sa cyberisation. Rongée de l’intérieur par l’absence du corps, comme privée de substance, la cyber-présence se voit le plus souvent réduite à superficiellement répondre « Présent ! », sans engagement, presque distraitement, du bout des doigts, d’un clic. Le bout des doigts ne mobilisant qu’un bout de l’esprit, tout comme, de guerre lasse, on « consent » aux cookies ou aux Conditions Générales d’Utilisation. Présent bien sûr, mais si peu et pour un si bref instant, l’immensité, le foisonnement et la prodigalité propres au cyberespace nous entraînent déjà vers les promesses d’un de ses innombrables ailleurs. Le passage du féminin « présence » au masculin « présent » signale en creux une profonde dégradation, tant l’intensité et la vitalité de celle-là peut s’opposer à l’inconsistance et à la molle passivité de celui-ci. La terminologie même souligne la promotion d’un ersatz spectral dont on doit commencer à s’alarmer, avant de complètement nous y acclimater. On se croyait enfin débarrassés du corps, de sa pesante inertie et des efforts qu’il nous impose... voici que l’on commence à s’apercevoir qu’on en serait plutôt privés. La matière peut-être, aurait à voir avec l’esprit. Pour autant, le basculement est total, n’épargnant quasiment personne, à la microscopique exception des plus anciens de nos anciens, des poètes, de quelques philosophes et des inévitables réfractaires. Les adultes s’engagent bon gré mal gré, tant bien que mal, dans l’artificialisation de leurs socialisations. Les « digital natives » des générations ‘Z’ et maintenant ‘Alpha’ expérimentent quand à eux l’immersion en apnée dans une « hyperconnexion » en forme de submersion, et pour beaucoup d’entre eux, d’addiction. Une cyber-addiction plus prégnante encore que celles qu’engendrent certains produits : la dernière gorgée de la bouteille d’alcool ou le paquet de cigarette vide instaurent de facto des limites physiques que par sa nature même le cyberespace ne connaît pas.

Les réseaux sociaux sont l’occasion du déploiement massif de la transition en cours. Elle est d’une telle ampleur que c’est également le moment de son dévoilement : celui d’un après dont on pressent qu’il sera profondément différent de l’avant. Cette prise de conscience inaugurale s’accompagne d’un nombre infini de commentaires, d’agitations législatives et réglementaires, mais aussi de réflexions croissantes sur ce que devrait être – ou ne pas être – le monde qui vient. Deux camps pourraient s’affronter. D’un coté les milliardaires techno-accélérationnistes mènent la charge, assistés de leurs armées de « clients » – comme à Rome, chaque « patron » avait ses clients – : ingénieurs, scientifiques, juristes, financiers, lobbyistes et politiciens. Ils sont la partie visible du colossal iceberg composé de tous les invisibles à l’œuvre dans les arrière-mondes du cybermonde : des centaines de milliers de petites mains assistent des millions de robots. De l’autre, une foule bigarrée cherche sa voie, chaque jour plus nombreuse elle agrège des philosophes, des artistes, des poètes, des paysans et des jardiniers, des parents inquiets pour l’à-venir de leurs enfants, des grands-parents, des jeunes qui ont mal à la planète, des scientifiques en rupture de ban, des ingénieurs avides d’être utiles, des libertaires, des religieux, les peuples autochtones vivants gardiens d’autres mondes possibles... et la foule immense des simples citoyens découvrant soudain que l’on peut être techno- critique. Alors que le Progrès s’est dégradé en simple « innovation », on découvre que l’emprise cybernétique est devenue telle qu’il est maintenant vital de la penser et se donner – ou prendre – les moyens de choisir collectivement les formes que prendront les mondes à venir, et celles qu’il nous faudra à tout prix éviter. On pense par exemple, au sens tragique du grand Corneille, au Cid, à ce grand élan que chante Rodrigue, amant passionné et intrépide guerrier :

Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort,
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage.

Un monde artificiel veut devenir premier et tous ne sont pas partant pour la transition, cependant que politiciens et haut fonctionnaires, déphasés, se contentent d’accompagner à la marge un mouvement qui les dépasse, et pour certains, les enrichit. Un cyber-monde s’impose, qui s’interpose entre nous et nous, au prétexte de nous rapprocher. Un monde électronique, simulé, radicalement artificiel, produit et habité par des machines intelligentes infiniment habiles et agiles, et connaissant tout de nous. Ce monde s’affaire à remplacer dans nos esprits la petite planète bleue et le cosmos dont nous sommes originaires. Il s’affaire à nous absorber autant, semble-t-il, que nous nous pressons pour le coloniser – l’un pousse et l’autre tire. L’affaire est d’importance. Tandis que l’esprit s’évade en cyber comme le drogué sniffe l’éther – toujours plus fréquemment et toujours plus profondément – il pourrait en fin de compte vouloir s’affranchir d’un corps guère utile, surtout incommodant, ultimement conduit à retourner au pur biologique, au végétal – comme on dit « végéter ». Les robots des laboratoire aseptisés qui pilotent les bioréacteurs chargés de maintenir « en vie » des organes et des tissus qui ne sont plus que des « choses vivantes » démontrent déjà des performances impressionnantes. Les IA qui sont à l’œuvre au sein des cyber-sociétés sont également de formidables expertes en biotechnologies.

On pourra considérer que les réseaux sociaux inaugurent la deuxième grande transition du vivant.


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