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Insolente et radicale
André Bernard
Article mis en ligne le 30 janvier 2024
dernière modification le 29 janvier 2024
Pınar Selek

Libre tout autant par la capacité naturelle et spontanée que possède Pinar Selek de créer des liens avec le monde qui l’entoure, de « créer des ponts entre des différents engagements féministes, antimilitaristes, écologistes, avec les prostituées et les transsexuelles, avec les Kurdes et les Arménien•nes » ; sans oublier les enfants des rues et les Rroms.

La renommée incontestable de cette femme, qui ne se considère que comme un « petit point dans le tableau », est due à une expérience de vie tout à fait exceptionnelle ; cette renommée ne doit pas faire oublier qu’elle est en danger, exposée à des menaces de mort qu’elle endure avec peur et courage.

On doit à Guillaume Gamblin, « avec une certaine urgence », d’avoir réalisé des entretiens avec Pinar Selek « au cas où ; on n’est pas immortel•les, il pourra rester quelque chose de cette expérience ».

Née en 1971 à Istanbul d’une mère pharmacienne et d’un père avocat (« on ne nous a jamais parlé de Dieu à la maison ») dans un milieu militant, artistique et littéraire où on ne se demandait pas, lors de rencontres, si on avait été en prison, mais dans quelle prison on était… Son père sera d’ailleurs détenu pendant quatre ans et demi après le coup d’État militaire de 1980.

Sociologue

« Je ne voulais pas ‘‘être’’ quelque chose. Je voulais ‘‘faire’’ quelque chose. »
Cependant, c’est en enquêtant sur le mouvement armé kurde que Pinar s’intéressera à la sociologie ; ce que, plus tard, elle deviendra :
« J’ai choisi ce sujet parce qu’il y avait une guerre en Turquie et qu’il était anormal que les sociologues ne pensent pas le pourquoi de cette guerre, comment ça se passe, pourquoi les gens prennent les armes, quelles sont les causes sociales, quelles sont les ressources de ces mobilisations, les répertoires d’action sur lesquels ils s’appuient. »

Ce choix de formation se fera avec des réserves :
« Les universitaires constituaient parfois une sorte d’élite qui élaborait des idées intéressantes, mais on ne les voyait jamais dans les rues. »

Prison et torture

Le 11 juillet 1998, des policiers la kidnappent pour qu’elle donne les noms des militants kurdes qu’elle a rencontrés ; ce qu’elle refuse. Dénudée, les yeux bandés, elle sera torturée pendant environ deux semaines :
« Je ne mangeais pas, je ne buvais presque pas. Le plus grave, c’est quand on me suspendait à un mur avec les mains tirées et collées dans le bas du dos, et tout craquait et se déchirait, ma colonne vertébrale se brisait. » Et puis ce furent les électrochocs dans les oreilles, sur les seins, sur la tête... (moments douloureux sur lesquels Pinar ne souhaite pas que l’on s’attarde) :
« L’évanouissement vient parfois la soulager de la douleur et de la tentation de parler », écrit Guillaume.

Elle ne parlera pas et finira par être traînée en détention au milieu d’autres prisonnières politiques qui prendront soin d’elle. C’est alors qu’elle est accusée de terrorisme en relation avec le Parti des travailleurs du Kurdistan, cela après des aveux extorqués sous la torture d’un prétendu complice : « Oui, c’est moi qui ai fait cela avec Pinar Selek. »

En 2013, condamnation à la prison à perpétuité ; après plusieurs acquittement, les tribunaux feront sans discontinuer appel ; et c’est sous la pression de ses proches qu’elle s’exile, d’abord en Allemagne, puis en France dont elle obtiendra la nationalité.
Les enfants des rues

Pinar a 16 ans quand elle entre en contact avec un groupe d’adolescents qui mendient et se droguent, enfants de prostituées, de Rroms, mais pas exclusivement ; plus tard, elle découvrira les squats de Paris, puis ceux de Berlin, et comment il est possible de « créer des choses dans les rues et d’utiliser et d’occuper les rues différemment ».
C’est elle qui convaincra les jeunes de créer un « atelier des artistes de rue ». Ils squattèrent un bâtiment abandonné : « On a cassé la porte et on l’a occupé. » Travail de la terre, poterie ; de vieux journaux sont trempés, malaxés, peints, deviennent des sculptures, des masques, des cendriers, etc. « Dans ces ateliers, nous voulions créer une autre parole. » Une troupe de théâtre itinérant est créée, de même qu’un petit journal.

Pinar travaille également avec des prostituées qui sont dans la rue, nous dit Guillaume Gamblin, car si les garçons survivent en faisant la manche, les filles sont systématiquement récupérées par des réseaux mafieux.

Dynamiques collectives

« On s’organisait et on allait dans le centre de la ville. Chaque personne marchait de son coté et, tout d’un coup, tout le monde se réunissait à un carrefour. Ça durait trois minutes, l’une criait un slogan, l’autre distribuait des tracts, une autre amenait une pancarte, on arrêtait les voitures, on allumait un feu, on posait nos pancartes et on s’enfuyait. Toute forme de rassemblement était alors interdite. »
Et puis ce sera, à sa sortie de prison, une marche qui rassemblera 10 000 femmes féministes et antimilitariste, à Diyarbakir, la capitale du Kurdistan turc, où elles plantèrent des arbres de paix.

Féministe

Si, après la prise de pouvoir de Kemal Atatürk, l’expérience féministe émerge à la fin du XIXe siècle, la République kémaliste imposera cependant un « cadrage militariste, patriarcal et hétéronormatif » ; la femme restera, « dans la vie privée, totalement assujettie à la volonté de son père, de son mari et bien évidemment de son État ». La gauche contestataire, de sons côté, ne faisant que reproduire les rapports patriarcaux existants. Si le féminisme ne peut pas tout changer, on ne peut rien changer sans le féminisme, telle est l’opinion de Pinar Selek.

Avec les couche-dehors, elle avait déjà appris que « pour une femme, c’était très libérateur de pouvoir dormir dans la rue ». Cependant, avec des militantes de toutes sortes, prostituées, journalistes, artistes, danseuses, elles décidèrent de créer Amargi (liberté), une coopérative : « Lutter contre le patriarcat, c’est lutter contre tous les systèmes de domination. »

Écologiste

C’est la lecture de Murray Bookchin qui lui ouvre les yeux sur la dimension sociale et politique de l’écologie :
« La banalisation de l’esclavage des animaux ou l’occupation des forêts et des mers favorisent l’esclavage, la colonisation, l’exploitation des humains. »
Pour autant, pas de priorité d’une lutte sur une autre, car les rapports de domination se nourrissent les uns les autres. Il s’agit d’intervenir « là où les pieds se trouvent ».

Antimilitariste et non-violente

En 2004, elle publie « Nous n’avons pas pu faire la paix », un livre antimilitariste et antiguerre qui est lu par Abdullah Öcalan, le leader du PKK, en prison ; ce dernier appelle alors Pinar Selek à aider le mouvement kurde à s’orienter vers la paix. Elle participe à Özgür Günden, leur journal avec d’autres militants qui viennent animer des « formations à la non-violence ».

« J’ai très vite compris que quand tu es dans une organisation armée, tu ne peux jamais agir de manière démocratique et libertaire. Quand tu fais le choix des armes, l’autoritarisme, la hiérarchie, et en même temps des relations extérieures un peu sombres et floues se mettent en place... »

Par ailleurs, à propos des militants du mouvement armé kurde, elle se posait entre autres questions :
« Quel est l’effet de cette violence et de ce mode d’organisation sur l’aspiration à la liberté qui les motive ? »

Elle découvre par la suite qu’un des membres les plus militaristes de l’équipe était un membre de la police infiltré dans le journal.

À l’occasion de la rencontre pour l’organisation de ces dialogues entre Guillaume Gamblin et Pinar Selek, cette dernière se déclare « surprise de constater que, contrairement à la Turquie où l’antimilitarisme est né au sein de la mouvance libertaire, en France, la non-violence fait l’objet d’un rejet et parfois d’une animosité d’une partie importante du milieu libertaire ».

Nous aurions pu nous attarder sur la tentation de Selek à s’engager dans un des différents collectifs de Longo Maï.

Rappelons que l’Atelier de création libertaire avait publié en 2015 L’Antimilitarisme en Turquie d’Aurélie Stern avec une préface de Pinar Selek.

Guillaume Gamblin, L’Insolente, dialogues avec Pinar Selek,
Cambourakis et la revue Silence, 2019.

  • André Bernard

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