J’ai lu l’été dernier Anatomie d’un génocide consacré à l’émergence des nationalismes en Galicie et qui aboutissent à un antisémitisme exterminateur. Il me semble que l’un des éléments les plus saillants de votre propos porte sur les composantes idéologiques de la violence nationaliste et de son potentiel génocidaire. Ma première question est la suivante : pourquoi aujourd’hui les soldats israéliens se battent-ils ?
O. B. En écrivant L’armée d’Hitler, je me suis beaucoup intéressé à l’endoctrinement des soldats qui, bien souvent, prenait forme avant même qu’ils n’aillent à l’armée puisqu’ils avaient grandi en Allemagne sous le régime nazi. Ils avaient donc déjà intériorisé nombre d’idées, une vision du monde présente à l’école, dans la rue, à la radio ou encore dans le mouvement des jeunesses nazies. Dans l’armée, cet endoctrinement se poursuivait et se radicalisait, notamment parce que la guerre était particulièrement brutale. Comme forme idéologique, il s’agissait d’une Weltanschauung, d’une vision du monde. Je fais référence dans l’article du Guardian [1], où je reviens mon parcours, à ce que je soutenais alors dans L’armée d’Hitler : mon sentiment était que si les soldats allemand étaient manifestement antisémites et brutaux, l’idéologie n’était pas leur seule force motrice. En effet, la situation historique était telle qu’ils disposaient d’un pouvoir absolu leur permettant de faire tout ce qu’ils voulaient. Anatomie d’un génocide est donc venu nuancer ma propre compréhension des choses pour ce qui est de la relation entre idéologie et réalité pratique. Je dirais aujourd’hui que c’est l’interaction entre l’environnement culturel, le point de vue idéologique et les circonstances historiques particulières dans lesquelles vous vivez qui ont un effet sur votre comportement. C’est ainsi que je présente les choses aujourd’hui.
En ce qui concerne les soldats israéliens, je dirais que, dans leur grande majorité, ils croient se battre pour l’existence de l’État puisque ce dernier ferait face à une menace existentielle ; cette croyance ne vaut pas pour les seuls soldats membres d’organisations d’extrême droite avec lesquels qui j’ai pu parler. Ce sentiment domine également parmi ceux qui ne soutiennent pas du tout Netanyahou, ceux qui s’opposent à sa coalition gouvernementale ou pensent qu’il devrait y avoir un cessez-le-feu. C’est une constante au sein de la vision du monde de la société israélienne que l’armée exprime au plus haut point ; mais l’armée, dans l’ensemble, est à bien des égards un reflet de la société. Ce point est une constante depuis 1948 : c’est ce que les Israéliens apprennent à l’école, entendent dans la rue, à la maison ou dans les journaux télévisés. La rhétorique propre à chaque guerre les convainc qu’ils se battent pour la bonne cause, la survie de l’État. Dans cet univers mental, la critique des actions d’Israël à Gaza est, au mieux, une incapacité du reste du monde à comprendre ce point, au pire, de l’antisémitisme pur et simple ; il s’agirait d’une haine spécifique à l’égard de ce que font les Juifs, quoi qu’ils fassent.
Après la guerre de 1973 [2], où j’étais soldat, il y eut un important mouvement de contestation parmi les soldats de réserve. Ils protestaient contre le fiasco militaire qui conduisit aux lourdes pertes israéliennes au début de la guerre, contre la “conception” politique qui avaient créé les conditions de ce fiasco, contre la corruption et l’incompétence des élites politiques et militaires. Ce fut le plus important mouvement de l’époque contre le gouvernement ; il entraîna la démission du Premier ministre. Mais ce mouvement n’était pas contre l’idéal national et patriotique : les gens qui manifestaient à l’époque, tout comme ceux qui manifestent aujourd’hui dans les rues de Tel Aviv, se considéraient comme des patriotes. Ils pouvaient penser que le gouvernement faisaient le mauvais choix mais ils étaient tout à fait patriotes. C’est également le cas du mouvement qui commence en 2023 contre le coup d’État judiciaire promu par le gouvernement Netanyahou. Ici, la menace la plus terrible pour le gouvernement fut lorsque des pilotes de réserve dirent qu’ils ne se porteraient plus volontaires pour voler ; les pilotes de réserve étant des volontaires, on ne peut les y contraindre. Tout le monde s’est exclamé : « Whaaaa, c’est terrible ! » Le régime a présenté ça comme un acte de mutinerie, ce qui n’était pas le cas. Et, à la minute où le 7-Octobre a commencé, ces pilotes ont tous sauté dans les avions et commencé à bombarder Gaza sans le moindre problème. Aujourd’hui, ils bombardent le Liban.
Cette façon de penser doit être comprise car il s’agit d’un mécanisme très puissant en Israël ; il fonctionne encore extrêmement bien, même en l’absence de cohésion interne. La société israélienne manquant de cohésion en tout, la seule chose qui la lui rende un peu, c’est cette sorte de patriotisme qui veut que nous nous battions pour la bonne cause. La critique contre le gouvernement ne découle que du fait qu’il ne la défend pas comme il le faudrait.
Donc, selon-vous, les Israéliens pensent se battre pour la bonne cause, celle de l’idéal patriotique face à la permanence de l’antisémitisme mondial ?
Je ne dis pas qu’ils pensent qu’ils luttent contre l’antisémitisme. Ce qu’ils pensent, c’est qu’ils luttent contre leurs ennemis, les Palestiniens, le Hezbollah, etc. Qu’ils aient raison ou non est une autre question. Mais c’est ce qu’ils ressentent. L’antisémitisme ne concerne pas tant le Hezbollah ou le Hamas, bien que le Hamas soit aisément décrit comme une organisation nazie en Israël, que les voix critiques des actions menées par Israël. Les nombreuses manifestations d’étudiants aux États-Unis y sont perçues et décrites comme antisémites ; qu’importe ici que beaucoup de ces manifestants soient Juifs. Pourquoi manifestent-ils ? Parce qu’ils sont antisémites. Voilà, pour le dire vite, le type de mentalité qui s’est développé en Israël. Vous êtes pris au piège d’une représentation voulant que toute critique de vos actions, celle formulée par vos amis et non par vos ennemis, doit être antisémite. Toute critique ne peut être qu’une détestation des Juifs, d’Israël ou du sionisme, ce qui pour eux est la même chose. Par conséquent, nul besoin de prendre au sérieux cette critique puisqu’elle est antisémite. Aucun besoin de changement puisque les choses sont tout à fait transparentes.
Mais cette rationalité est assez nouvelle, non ?
Non, ce n’est pas nouveau. Je pense simplement que cette tendance est plus manifeste par temps de crise. Or, la plupart des Israéliens perçoivent cette période comme une période de crise, d’insécurité, d’anxiété, de menace réelle. Mais ça n’en est pas moins étonnant car les commentateurs politiques, les universitaires, ceux et celles qui écrivent dans la presse quotidienne, sont allés dans des universités étrangères, ils ont voyagé... et pourtant, ils ont le sentiment – même quand ils sont eux-mêmes critiques à l’égard d’Israël – que les critiques venant de l’extérieur ne sont pas informées et ne tendent qu’à être des préjugés ou de l’ignorance.
Depuis le 7-Octobre, une bonne partie des voix critiques de la politique israélienne, des chercheurs, des intellectuels, ont en quelque sorte fait volte-face et adopté une position défensive à l’égard de toute remise en question. Certaines personnes très connues dans le débat intellectuel israélien ont ainsi succombé à la passion du moment. Je pense qu’à long terme, je l’espère, elles comprendront ce qui leur est arrivé ; pour l’instant, elles en sont incapables et pensent être dans leur bon droit car, disent-elles en substance, « nous avons vu que les Palestiniens veulent nous anéantir ». Ces intellectuels peuvent être contre le gouvernement, contre les Ben-Gvir et autres voyous, mais ils n’en légitiment pas moins la politique du gouvernement. C’est un état d’esprit très intéressant : la critique que vous formulez à l’égard de votre gouvernement vous rend légitime à en approuver l’action.
Ce que vous dîtes me fait penser à la pétitionThe Elephant in the room[3]que vous avez contribué à rédiger et qui visait à faire réémerger la question palestinienne, c’est-à-dire la question de l’occupation, dans le cours du mouvement contre le coup d’État judiciaire de Netanyahou. Vos signataires ont-ils fait volte-face après le 7-Octobre ?
Je ne sais combien d’entre eux ont changé d’avis mais notre déclaration publiée après le 7-Octobre a été signée par beaucoup moins de personnes. The Elephant in the room parlait de l’apartheid, de l’occupation, du racisme et de l’épuration ethnique attendue en Cisjordanie. Le moment était également très intéressant car cette pétition a été signée par des personnes qui, un an auparavant, ne l’auraient jamais signé. Il ne s’agissait pas des personnes habituelles, celles que l’on retrouve toujours dans ce type de mobilisations ; il y avait par exemple Saul Friedländer et Benny Morris dont on ne s’attendait pas à ce qu’ils la signent. Ils l’ont signé parce qu’ils comprenaient que le mouvement de protestation avait, en quelques sortes, tort, que les manifestations ne portaient pas sur la bonne chose ou, du moins, sur la racine du problème. Quand le 7-Octobre a eu lieu, les gens ont de nouveau basculé dans la position par défaut, celle selon laquelle nous aurions à faire à une menace existentielle, elle-même lue au filtre de la Shoah. En effet, une fois que vous dites que l’attaque du Hamas est le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah, que ce soit vrai ou non, ce qui compte, c’est que vous mentionniez la Shoah ; tous s’y jettent, y compris des gens rationnels ou des gens de gauche. Cela se vérifie dans d’autres pays, mais c’est particulièrement frappant en Israël.
Le sionisme s’est d’abord construit sur l’idéal d’un refuge pour les juifs victimes de persécutions à l’heure d’un antisémitisme croissant en Europe ; je pense notamment au texte Auto-émancipation de Leo Pinsker. Comment passe-t-on d’une idéologie fondée sur la préservation à un idéal de sacrifice au nom de la protection de l’État ?
Vous avez mentionné Leo Pinsker et c’est amusant parce que cette semaine, dans mon cours, nous le lisions, lui et d’autres sionistes. Pinsker voulait un refuge autonome où les Juifs pourraient vivre en paix, mais sans que cet endroit ne soit nécessairement la Terre sainte. Il était même opposé à cette idée car il pressentait la difficulté d’établir un territoire juif autonome en Terre sainte. Il a écrit cela dès 1882. Malgré certaines lectures postérieures, il est frappant de lire que les penseurs sionistes de l’époque n’ignoraient pas le fait qu’il ne s’agissait pas d’une terra nullius. Ils étaient conscients que les Arabes vivaient là. La question était alors de savoir comment résoudre l’équation du départ en Palestine alors même qu’un autre peuple était déjà présent sur cette terre.
On a tendance, dans les milieux universitaires, à ne présenter le sionisme que sous l’angle d’un colonialisme où Israël ne serait qu’une sorte d’avant-poste de l’Occident. Cela est vrai mais l’on ne comprend pas bien la trajectoire historique du sionisme avec cette seule grille de lecture. Le sionisme commence comme un mouvement de libération nationale. Pinsker, Herzl et les autres penseurs du sionisme observent que de grandes masses de Juifs pauvres européens ne sont pas les bienvenus là où ils vivent, que la violence et l’antisémitisme à leur endroit ne cessent d’augmenter. Ce constat participe de ce qu’on appela, dès le XIXe siècle, la Question juive. Ces penseurs observent également que ceux qui tentent de s’assimiler ne sont pas épargnés par l’antisémitisme, qu’il s’agisse de l’Allemagne, de l’Autriche ou de la France ; Herzl était correspondant de presse à Paris lors de l’Affaire Dreyfus.
La problématique sioniste entend libérer ces gens en partant du constat que, plus il y a de Juifs quelque part, plus il y a d’antisémitisme. Et lorsque les Juifs se déplacent, ce dernier se déplace avec eux. L’antisémitisme s’affirme alors comme la réponse naturelle de la population majoritaire à ceux qui sont vus comme des déracinés ou des migrants, d’autant que ce sont surtout les Juifs pauvres qui se déplacent, les riches en ayant a priori moins besoin. Les théoriciens du sionisme entendent traiter un problème tant humanitaire que national car ils ne conçoivent plus les Juifs uniquement en tant que peuple mais en tant que nation, la nation étant le moteur essentiel du sionisme. Les bouleversement historiques subséquents ont été dans leur sens, notamment lors l’établissement du mandat britannique en 1920. En effet, Pinsker comme Herzl pensaient qu’il fallait négocier avec les grandes puissances pour obtenir un territoire, les Juifs, dispersés de part de le monde, ne pouvant l’obtenir par eux-mêmes. Herzl eut une activité diplomatique réelle et traita par exemple avec le sultan ottoman et l’empereur allemand. Finalement, ce sont les Britanniques qui, en récupérant le mandat sur la Palestine après la chute de l’Empire ottoman, permettent l’établissement d’un foyer national juif.
Cependant, dès que le projet sioniste est réellement lancé, le conflit éclate avec ceux qui vivent sur place, les Palestiniens. Le sionisme tente d’ignorer cet état de fait, l’existence d’autres populations sur place, tout en en étant parfaitement conscient. Cette tension perdure jusqu’en 1948, avec un moment crucial qui s’étala sur plusieurs années : la Shoah. En effet, la visée du sionisme était de sauver les masses juives d’Europe de l’Est en les emmenant en Palestine où elles seraient enfin majoritaires ; mortes assassinées par les nazis, elles ne peuvent plus venir. Mais, en 1948, « le miracle » se produit : la victoire de la guerre d’indépendance permet à Israël de chasser les Palestiniens. Les Israéliens se réveillent donc le matin en étant majoritaires ; les Palestiniens « sont partis ». Comme il n’en reste que 150 000, les Israéliens mettent la main sur leurs biens, leurs terres et leurs villages, puis les oublient, comme s’ils n’avaient jamais existé. Le sionisme, qui a permis l’établissement de l’État, devient alors son idéologie officielle.
Cet État n’a cependant qu’une déclaration d’indépendance et aucune constitution. Comme toutes les déclarations de ce type, elle parlait d’égalité, de justice et de liberté pour tous. L’on comprend ainsi pourquoi la constitution n’a jamais été rédigée : s’il y avait eu une constitution, soit un document juridique réel, effectif, ce dernier aurait dû donner des droits égaux aux Arabes. Or, ce n’était pas envisageable. La constitution n’a donc pas été rédigée après l’indépendance puis ne l’a jamais été. Le sionisme devient progressivement une idéologie qui vise à créer un État juif et démocratique, l’accent étant toujours mis sur le fait qu’il s’agit d’abord d’un État juif. Aussi Israël n’a-t-il jamais été une démocratie à part entière, à l’exception des quelques mois, entre décembre 1966 et juin 1967, qui séparent la fin du régime militaire appliqué à la minorité palestinienne (20% de la population totale du pays) de l’éclatement de la Guerre des Six Jours en 1967, date à partir de laquelle Israël occupe et gouverne les habitants de la Cisjordanie et de Gaza. Avec la conquête de la Cisjordanie et Gaza, un grand nombre de Palestiniens, chassés en 1948, se retrouvent à nouveau sous le joug israélien. C’est la situation qui prévaut depuis lors : 50 % de la population vivant sous contrôle israélien n’a pas de droits démocratiques. Il ne s’agit donc jamais d’une démocratie à part entière et l’accent est toujours mis, et de plus en plus, sur le fait d’être Juif – ce qui peut vouloir dire différentes choses, plus ou moins religieuses, plus ou moins culturelles. Israël devient alors un État ethno-national dont l’idéologie est le sionisme.
D’un mouvement de libération d’un peuple soumis et opprimé qui demandait des droits comme d’autres avant lui, le sionisme devient l’idéologie d’un État insistant sur le fait que seul son propre groupe ethnique a un droit sur le territoire. À partir de là, cet État peut, soit tolérer, soit se débarrasser des autres groupes constitutifs de ce territoire. Mais au fil du temps, en raison d’autres changements intervenus dans la société israélienne, cette idéologie est devenue de plus en plus extrémiste. Ainsi, alors que la société israélienne, notamment après 1967 et 1973, s’ouvre et s’intéresse à d’autres sujets comme le genre, les préférences sexuelles, les voyages, les médias étrangers, elle s’arc-boute toujours davantage sur son caractère juif, son ethno-nationalisme. Cela résulte également des décennies d’occupation qui ont créé chez les Juifs israéliens l’idée selon laquelle, non seulement les Palestiniens n’ont pas les mêmes droits parce qu’ils n’appartiennent pas au même groupe ethnique, mais qu’ils sont un groupe inférieur puisque c’est, de facto, ce qu’ils sont sous l’occupation. Le sionisme devient alors quelque chose de complètement différent de ce qu’il était.
Je ne pense pas qu’Israël puisse se réformer sans conclure que le sionisme, en tant qu’idéologie d’État, doive être abandonné et ce, afin que l’État puisse devenir un État normal doté de droits normaux pour l’ensemble de ses citoyens.
Comment l’État peut-il être Juif et démocratique ? Peut-on imaginer ce que serait un État juif non sioniste ? Car l’on pourrait tout à fait imaginer une sorte droit spécial, une sorte de droit d’asile intangible pour les Juifs persécutés dans leur pays, non ?
Ce paradoxe d’un État démocratique pour un seul groupe n’est pas une spécificité israélienne : la France et la Grande-Bretagne étaient des démocraties au sein de la mère patrie et des puissances coloniales en dehors. Pendant longtemps, la plupart des Français n’y voyaient pas de contradiction : ils avaient une démocratie florissante, dont ils étaient très heureux, très fiers, au point de penser que le monde devait être à son image. Bref, ils étaient démocrates chez eux, mais avaient un empire colonial ailleurs. On pourrait dire la même chose d’Israël, si ce n’est que la contradiction est beaucoup plus proche. Les gens peuvent vivre et sentir qu’ils font totalement partie de l’Occident ; ils boivent des cocktails, mangent de bons plats, sont progressistes et fêtent la Gay Pride. Mais à trente kilomètres, à l’est, il y a un mur et, derrière le mur, il y a l’occupation. Quel que soit le nom que l’on donne à cette occupation, elle n’a rien de démocratique. Ce qui est intéressant, c’est que les personnes avec lesquelles vous pourriez être assis dans un café en train de boire un cocktail sont les mêmes qui, hier, en tant que soldats, faisaient respecter cette occupation. Pourtant, tous ont l’impression de vivre dans une démocratie. C’est d’ailleurs ce que Netanyahou a réussi à faire au fil du temps : normaliser l’idée que nous pouvons gérer l’occupation puisque nous pouvons vivre « normalement » et qu’ils sont de l’autre côté du mur. Nous ne les voyons pas. Si nous les voyons, c’est uniquement lorsque, soldats, nous pénétrons dans leurs maisons à 4h30 du matin. Cette dynamique, Israël ne l’a pas inventée. Comme je l’ai dit, les Britanniques, les Portugais, les Français faisaient de même : tous dirigeaient des empires coloniaux assez brutaux tout en étant certains d’être à la pointe morale de la civilisation.
Finalement, Israël pourrait être une démocratie parfaite si tout le monde était juif, si le pays ne comptait que des Juifs et se débarrassait de tous les Arabes, de chacun d’eux. Mais l’on devrait aussi se débarrasser des travailleurs étrangers, puisque leur population augmente à mesure du refus de la société israélienne de faire venir des Palestiniens des Territoires occupés. Cela conduit Israël à faire face au même paradoxe que l’ensemble des économies développées : disposer d’une main-d’œuvre nécessaire à laquelle on ne veut pas donner de droits égaux. Mais si l’on éliminait tout ceux-là et qu’il n’y avait plus que des Juifs, on obtiendrait hypothétiquement une démocratie. Hypothétiquement, car ce qui s’est développé en Israël, en partie en réponse à l’occupation et au projet d’annexion de la Cisjordanie, ce sont d’abord des gens qui ne veulent pas de démocratie. Ils ne parlent pas d’un État juif et démocratique mais d’un État halakhique, c’est-à-dire d’une théocratie juive. Ils ne sont pas majoritaires mais représentent tout de même peut-être jusqu’à 30 % de la population. En un sens, cette dynamique est la même que celle dont le Hamas est le produit, en rupture avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Le slogan de l’OLP, dans les années 1970 et 1980, était celui d’un État démocratique laïque en Palestine, d’un État pour tous, que l’on soit Juifs, Palestiniens, musulmans ou chrétiens. Or, aujourd’hui, le Hamas veut créer un État théocratique islamique. Côté israélien, des gens comme Smotrich et ses semblables veulent créer une théocratie juive dont le modèle est l’Iran. Vous avez désormais en Israël des gens qui, du fait de la dynamique d’occupation et d’oppression, comme de la montée d’un type particulier de fondamentalisme religieux, ne veulent pas de la démocratie. Cette évolution affecte directement la réalité de l’État. En 2018, Israël a adopté la loi sur la nationalité, laquelle indique que Eretz Israel, la terre d’Israël, qu’elle ne définit pas et dont elle ne fixe pas les frontières, appartient aux Juifs. Cela signifie que toutes les autres populations de cette terre n’y ont pas leur place. Elles pourraient être tolérées comme elles pourraient ne pas l’être. L’arabe, qui jusque-là était une langue officielle, a été relégué au second plan. On voit donc que si l’on parle de l’État d’un seul groupe, on risque de saper l’idée-même d’une société démocratique libérale qui, par nature, doit être une société plus pluraliste.
Je ne pense pas que même si Israël parvenait à réaliser un nettoyage ethnique total ou un génocide, en éliminant de l’État tous ceux qui ne sont pas Juifs, il deviendrait une démocratie. Je pense qu’il ressemblerait davantage à l’Iran ou aux chimères politiques du Hamas.
C’est précisément la raison pour laquelle, d’après ma compréhension de la politique israélienne, il faudrait essayer de l’analyser, non pas uniquement en fonction de la façon dont elle traite les Arabes et les Palestiniens, mais aussi en fonction de la façon dont elle traite ses propres citoyens. Je suis par exemple frappé par le mépris actuel de la vie juive en Israël. C’est très frappant avec la situation des otages puisque, pour une partie considérable de la société israélienne, on ne devrait plus en parler. C’est aussi l’un des points qui m’a le plus frappé dans votre article pour The Guardian : votre rencontre avec ces étudiants-soldats qui reviennent de Gaza où ils se sont battus, et le fait que personne ne les écoute. Ils ne sont que des moyens, de la chair à canon pour la guerre ou pour la conquête. C’est pourquoi je voudrais peut-être discuter avec vous de ce qui s’est passé dans la compréhension que les Israéliens ont d’eux-mêmes, et pas seulement des Palestiniens.
En premier, il faut savoir que 20 % des citoyens israéliens sont Palestiniens. Ils peuvent être chrétiens, musulmans, bédouins, Druzes ou Tcherkesses. 20 % des citoyens d’Israël ne sont donc pas juifs ; d’autres minorités apparaissent également dans les statistiques officielles comme « Non-Juifs », une catégorie qui désigne ceux qui ne sont ni Juifs ni Arabes ; c’est le cas par exemple des Russes venus de Russie avec leurs conjoints Juifs. Cela établit un modèle particulier d’État puisqu’il est construit sur des catégorisations particulières qui entraînent un traitement différencié des personnes, qu’il s’agisse de l’éducation, de l’assainissement, du logement, de la propriété foncière... et ce, bien qu’elles soient censées avoir les mêmes droits.
La relation de l’État avec « ses » citoyens juifs est très intéressante. L’État et la société parlent beaucoup du caractère sacré de la vie, du fait que chaque vie juive est éminemment importante, que les blessés ne sont jamais abandonnés, etc. Comme vous le dites, ce discours est battu en brèche à l’heure actuelle en Israël, en particulier envers les otages. C’est vrai qu’il y a beaucoup de gens dans les rues pour obtenir un accord, mais pensez à ladite directive Hannibal dans l’armée israélienne déployée dans la foulée du 7-Octobre. C’est en son nom que des civils et des soldats israéliens ont été tués par l’armée afin de ne pas être constitués d’otages : nous savons à présent qu’un char israélien a tiré un obus sur un bâtiment où se trouvaient plusieurs otages ; un seul en a réchappé. C’est assez stupéfiant pour moi car lorsque j’étais dans l’armée, il y a maintenant vingt ou trente ans, personne n’aurait pu imaginer cela.
Je me demande d’où cela vient car tout ceci est nouveau. C’est lié, d’après ce que je comprends de mes discussions avec des soldats, à une rhétorique en vogue dans les médias israéliens et qu’il faut bien décrire comme fasciste. Il me semble en effet qu’il y a une transition vers une société fasciste, laquelle postule que si la vie du peuple juif est certes précieuse, d’autres choses sont plus importantes. Une partie de ce discours est issue de groupes religieux messianiques, des sionistes religieux au cœur du mouvement des colons. Ce refus du sauvetage des otages n’est pas simplement tactique car il correspond à une vision religieuse du monde où l’intérêt d’Israël prime sur la vie des individus. Il faut ajouter à cela que les otages ne viennent pas des mêmes franges de la société israélienne que ces sionistes religieux. Si la rhétorique en Israël sur le caractère sacré de la vie juive demeure importante, l’indifférence à l’égard de ces vies ne cesse de croître.On le voit très bien dans les médias israéliens : lorsque quelqu’un est tué, ou un soldat, on montre un peu les funérailles, on dit qu’il était le meilleur des frères, l’ami le plus merveilleux, puis on le met illico sous terre et on l’oublie, on passe à autre chose. Le nombre de morts israéliens augmente, mais il y a une sorte d’acceptation de cela.
Je pense que l’on assiste à un durcissement du sentiment israélien dont les sources sont multiples. Il n’est pas facile de les identifier toutes mais l’une d’elles est le processus-même de domination d’un autre groupe sur l’autre ; cela dure depuis si longtemps qu’il se répercute en nous. Nous le disons depuis des années : l’occupation corrompt, l’occupation brutalise les deux groupes. La société est donc traversée à la fois par une sorte de sentimentalité et de brutalité, ce qui est caractéristique d’un type de pensée fasciste. On pense avec des émotions fortes mais, en même temps, on est capable d’indifférence et de violence. On en vient à célébrer la violence. En Israël, il y a eu une quantité extraordinaire de plaisanteries déshumanisantes lors de l’attaque des bippers au Liban. Des téléphones portables explosaient dans des mini-marchés avec des enfants, des femmes âgées et des gens autour, mais tout le monde s’en moquait sur les médias israéliens. Il y a une sorte de radicalisation.
Vous ne pouvez pas constamment déshumaniser d’autres groupes sociaux sans que cela ne vous affecte ; je pense que c’est ce qui se passe en Israël. Si vous ajoutez à cela la partie messianique de la population israélienne, celle qui croit vraiment que Dieu est de son côté et ne craint pas la mort, vous aboutissez à une société sentimentale, qui s’aime elle-même tout en se sentant très fortement victime et qui, en même temps, a durci ses relations à l’intérieur d’elle-même.
Comment expliquer la montée de la politique messianique dans la sphère publique israélienne après 1967, soit après une victoire pour Israël. J’ai l’impression que c’est un peu différent de ce que vous avez décrit dans votre travail sur l’armée allemande, à savoir que la montée du nationalisme était issue du sentiment de défaite. Ici, la politique messianique naît de la victoire. Comment expliquer ce phénomène qui s’avère si influent aujourd’hui dans la politique israélienne ?
En adoptant une perspective à long terme, je dirais que la guerre des Six Jours est la pire chose qui se soit produite dans l’histoire d’Israël. Il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus en ce qu’une grande partie des problèmes actuels de la société israélienne, comme de ses relations avec les Palestiniens, découlent de 1967. Ainsi, par exemple, ce qui se passe peu après 1967, c’est la création d’un mouvement pour le Grand Israël, Eretz Israël, qui n’était pas, à ce moment-là, uniquement composé de religieux.
À cette époque, j’étais adolescent, je connaissais des poètes, des écrivains, des journalistes, des intellectuels, des universitaires qui, tout en s’identifiant à la gauche séculière, sont devenus membres de ce mouvement. Parce que, pour beaucoup d’entre eux, l’État d’Israël d’avant 1967 était là où les Philistins avaient vécu selon la Bible, tandis que les vraies terres bibliques se trouvaient en Jordanie et en Cisjordanie ; Hébron, Jéricho et Jérusalem-Est étaient de l’autre côté de la frontière. Or, soudain, avec la Guerre des Six jours, tout était là, toute la terre d’Israël, tout ce qu’avait toujours voulu le sionisme, le Grand Israël et non simplement Haïfa et Tel Aviv. Certains appelèrent ça l’ère du Troisième temple. Cette sorte de messianisme porté par des laïcs, des personnes associées au socialisme, a emporté le pays. Certaines personnes en sont revenues et sont sorties de cette euphorie, mais l’euphorie était là.
Une partie de cette euphorie tenait aussi au fait que des gens qui adhéraient au courant religieux national avaient investi le mouvement. Le courant religieux national était alors complètement différent de ce qu’il est aujourd’hui. C’était un parti très modéré qui disposait d’un mouvement de jeunesse – Bnei Akiva, dont mon oncle était membre. Ce courant était dirigé par Joseph Borg, un Juif allemand très cultivé dont le parti a toujours été des coalitions du parti travailliste ; il n’avait rien à voir avec les révisionnistes ou l’aile droite. Tout cela commença à changer avec la victoire 1967. L’une des choses qui alors changea fut que des jeunes gens, issus des jeunesses de ce mouvement, déclarèrent qu’ils devaient à présent coloniser cette terre : la Judée et la Samarie n’étaient pas seulement la patrie Juive, elles étaient la patrie ancestrale réelle. Et leur projet fut soutenu, encouragé. Il y avait alors, de la part des élites de gauche, une sorte de jalousie : elles déploraient que les jeunesses de leur propre mouvement aient abandonné tout esprit pionnier car, tandis que ces dernières restaient assises dans les cafés à boire des verres, les jeunes religieux, avec leurs kippa tissées et leurs shorts, eux, perpétuaient cet esprit. Il y eut donc, à ce moment-là, un processus de nationalisation de la religion et un processus de transformation des élites laïques qui se mirent à regarder différemment la religion et qui furent, en réalité, influencées par elle.
Parmi ces élites, le plus fameux fut sans doute Amos Oz, le grand écrivain israélien, aujourd’hui largement identifié à la gauche et à la cause de la paix. Or, au moment où Israël est traversé par de nombreux débats sur les partis, les différences entre la gauche et la droite, il disait ceci : « Personnellement, une moitié de moi est pour La paix maintenant dont j’ai été l’un des membres fondateurs. » Crée en 1978 au moment de la visite de Anwar Sadat, La paix maintenant militait alors pour la mise en place d’un processus de paix avec l’Égypte. Mais il ajoutait aussitôt ceci : « Une autre moitié de moi est Gush Emunim car c’est le bloc des fidèles. » Je pense que ses propos reflétaient exactement ses sentiments. Ils permettent également de saisir un point très important du sionisme, à savoir qu’une part de ce dernier repose sur le désir de cette patrie ancestrale. Il y a donc eu, à cette époque, une mythologisation de l’histoire qui, en tant que telle, est historique ; je connais des archéologues, ou encore mon ex beau-frère, qui souhaitent aller en Cisjordanie pour identifier différents lieux archéologiques tels qu’indiqués dans la Bible. Il faut bien comprendre cette mentalité car c’est elle qui a toujours fait le lien avec les religieux nationalistes qui, eux, sont devenus toujours plus fanatiques et plus extrêmes. Le rapport entre ces nationalistes religieux modérés avec le reste de la population est plus compliqué qu’il n’y paraît car ils bénéficient d’une bienveillance plus vaste qu’on ne le pense.
Un point sur lequel vous avez raison est que 1967 fut une grande victoire. Cependant deux choses doivent être distinguées. Premièrement, la majorité du mouvement d’occupation, la montée de Gush Emunim et de ce type de mouvements, viennent après 1973 et, plus précisément, en 1977 quand Menahem Begin devient le dirigeant de la droite israélienne. 1973 a été une expérience extrêmement traumatique car c’est la première fois depuis 1948 qu’Israël ressent une menace existentielle réelle. Que cela soit vrai ou non n’est pas la question car, subjectivement, la nation, en tant que tout, le ressent ainsi. Je m’en souviens moi-même ; il y avait à la fois des pertes humaines importantes et le pays traversait des moments très sombres. Moshe Dayan, le général israélien alors ministre de la Défense, disait que cette guerre équivalait à la chute du Troisième temple de Jérusalem. Ainsi, si la guerre de 1967 était le Troisième temple, et six ans plus tard, ce Temple était sur le point de s’effondrer. Notez qu’ici, de nouveau, des personnes tout à fait laïques usent d’un langage religieux.
La seconde chose est que 1973 marqua le retour de la référence à la Shoah. Ce qui est assez intéressant à relever, c’est que, pour la dernière fois dans l’histoire de pays, en 1973, des soldats de réserve étaient eux-mêmes enfants au moment de la Shoah. Quoi qu’il en soit, la Shoah revint par la porte de derrière pour occuper le centre de la politique israélienne. Plus encore, elle devient un ciment social, un organisateur de solidarité dans une société marqué par une absence de cohésion, entre, par exemple, les Mizrahi venant d’Afrique du Nord et les Ashkénazes venus d’Europe, entre les religieux et les laïcs. C’est donc à cette date que la référence à la Shoah commence à jouer un rôle croissant. Cette référence est majeure puisque la Shoah est la catastrophe du passé à partir de laquelle Israël émergea tel un Phénix. Cependant, à partir de 1973, elle devient la catastrophe qui nous attend au coin de la rue et peut arriver à tout moment ; toute menace est désormais perçue comme une Shoah en puissance. D’où le type d’extrémisme, messianique, que l’on rencontre chez les colons mais que l’on observe également dans de larges pans de la société laïque. Une société laïque qui ne cesse de décroître, la religion occupant toujours plus de place, y compris au sein de l’armée où la référence à la Shoah joue un rôle important. En ce sens, 1973 n’est pas simplement une défaite, c’est plus que ça. Ce phénomène fut également à l’œuvre chez les soldats allemands sur lesquels j’ai écrit puisque 1918 ne signe pas simplement pour eux la défaite mais l’existence d’un processus de victimisation. Les soldats allemands se percevaient d’abord comme des victimes de la défaite de 1918, et comme de potentielles victimes du judéo-bolchévisme. De même, nombre d’Israéliens se voient eux-mêmes comme une nouvelle génération de victimes de la Shoah, des victimes potentielles : les potentielles victimes d’une potentielle Shoah. C’est pourquoi la description des nazis joue ici un rôle direct car cela déclenche toute sorte de fantasmes de destruction. Pour conclure sur ce point, je dirais que 1967 fut en réalité une défaite politique éclipsée par 1973 puis par la réémergence de la référence à la Shoah.
À vous entendre, nous pourrions presque parler d’une « idéologie de la Shoah » : présente partout et tout le temps, elle est à même de penser le passé, le présent et le futur. Il est certain que si le Hamas annonce l’imminence d’une nouvelle Shoah, il faut se battre et tout détruire. Mais cette représentation semble également complètement folle.
Le problème avec ce type de raisonnement est qu’il interdit de voir clairement la situation ; on ne voit les choses qu’au prisme de quelque chose qui est hors-sujet et sans pertinence. Si la Shoah est complètement hors-sujet pour les réalités politiques actuelles, outre le fait qu’il est présent dans tous les esprits, la convoquer a pour effet de brouiller la réalité. Aujourd’hui, toute discussion en Israël est absolument frappante parce que, dans l’ensemble, il importe peu de parler de la gauche, de la droite ou du centre, de l’opposition entre religieux et laïcs car les gens ne pensent plus politiquement. Il ne pense actuellement qu’en terme de lutte existentielle. Par conséquent, ils alimentent le feu de la violence car ils ne parviennent pas à penser que la situation actuelle puisse avoir une fin par la voie politique. C’est absolument extraordinaire pour moi, mais voilà ce que la référence à la Shoah produit. Des gens dénoncent l’usage de cette référence depuis plus de trente ans. En 1988, durant la première Intifada, mon professeur à l’université de Tel Aviv, Yehuda Elkana, lui-même enfant de survivant, critiquait le comportement brutal des soldats israéliens envers les enfants palestiniens qui leur jetaient des pierres. Il disait que nous devions cesser d’élever ces soldats sur la mémoire de la Shoah car voilà ce que cela produisait. Son article, à l’époque, fit grand bruit. Il s’intitulait quelque chose comme En faveur de l’oubli et disait, en substance, que nous ne pouvions pas toujours vivre sur la mémoire de la Shoah, que nous devions vivre avec la réalité d’aujourd’hui et cesser de tout ramener à elle ou d’y revenir sans cesse. Reste que, depuis cette époque, c’est devenu bien pire.
Je voudrais ajouter une chose sur l’évolution de cette mémoire de la Shoah en revenant sur les années 2000 et la seconde Intifada qui vont donner lieu un virage à droite de la politique israélienne. En effet, 1973, je l’ai dit, fut l’un des grands chocs de la société israélienne. Il entraîna l’arrivée de la droite au pouvoir avec Menahem Begin comme Premier ministre ; depuis, à quelques courtes exceptions près, la droite a toujours été au pouvoir. Au début des années 2000, les attentats suicides de la seconde Intifada tuent autour d’un millier d’Israéliens ; les gens explosaient dans les cafés, les bars, les bus... C’est à ce moment-là que le grand virage à droite, un virage dramatique, a lieu. La gauche perd alors en puissance jusqu’à tout à fait disparaître de la politique israélienne ; cette disparition est aussi un effet de propre stupidité, la gauche étant connue pour ça à peu près partout. Ce virage à droite fut donc la réponse à la réalité particulière de ce qui arrivait. Rabin est assassiné en 1995, le processus d’Oslo s’effondre et vous avez l’espace pour les attentats suicides. Bien sûr, à ce moment-là, bien plus de Palestiniens que d’Israéliens sont tués. Mais, dans l’opinion publique israélienne, il y a un très profond sentiment d’insécurité qui crée les conditions d’un soutien de la droite. Et depuis, rien n’a changé puisque la gauche est devenue un groupe absolument insignifiant. Aujourd’hui, vous avez le centre, la droite, l’extrême droite et les religieux. La gauche, ou ce qu’il en reste, s’est complètement déplacée vers le centre. Ainsi, ce sentiment de menace existentielle ne cesse de revenir : 1973, 2000 puis le 7 octobre où il prend absolument toute la place.
Le 7 octobre ne peut être qualifié de menace existentielle que si l’occupation et la colonisation sont complètement déniés : puisque nous ne leur avons rien fait pour être assassinés, c’est bien parce que nous sommes Juifs qu’ils nous visent. C’est un peu dans la continuité de ce que vous écrivez dans The Guardian à propos des deux versions de la déclaration de Moshe Dayan en 1956 après le meurtre de Ro’i Rothberg [4]. Mais, d’une part, depuis 1956, l’environnement stratégique d’Israël, jusqu’aux Accords d’Abraham, n’a plus rien à voir et, d’autre part, jusqu’ici, on ne détruit pas les États. Si vous avez répondu à la question de savoir d’où partait la puissance de cette croyance ou représentation, pourquoi la réalité actuelle de l’occupation, de la colonisation, de la guerre, ainsi que la realpolitik, semblent à ce point absents des consciences ou de la politique ?
C’est le cœur de la question. Jusqu’à présent, le 7 octobre a été pour quasiment tous les Israéliens un choc total, à cause, bien sûr, des centaines de civils assassinés, mais aussi parce que l’armée n’a pas fonctionné. L’ensemble de l’avant-poste d’une division a été pris d’assaut et une part du sud du pays a été, pour quelques heures, occupé par le Hamas. Ainsi, là où en temps normal il faut une heure et demie pour aller de Tel Aviv au Kibboutz Be’eri, l’armée en a mis huit. Ce sentiment d’abandon fut un choc. Mais ce choc, dont il faut comprendre l’intensité dans l’opinion publique, est ce qui aujourd’hui permet aux gens d’éviter toute contextualisation de ce qui a eu lieu. Plutôt que de penser à ce qui a eu lieu, à pourquoi le Hamas a fait ce qu’il a fait, les gens n’ont toujours pas quitté ce sentiment de choc. Ce que je veux dire par là, c’est que, selon toute évidence, le projet du Hamas n’était pas de conquérir Israël. Bien qu’il y eut ce jour-là 30 000 militants légèrement armés, dont beaucoup sont morts à présent, ils n’étaient pas là pour envahir le pays. Mais le sentiment de choc et le trauma ont mis tout cela de côté.
La seconde chose, c’est, comme nous l’écrivions dans The Elephant in the Room, deux mois avant le 7 octobre, que la principale question pour Israël, c’est l’occupation. Car aujourd’hui de nombreux pays arabes souhaitent qu’Israël intègre la région. Chaque pays à ses propres raisons ; l’Arabie saoudite, les États du Golfe, l’Égypte, la Jordanie ont tous leurs propres raisons, qui n’ont rien à voir avec l’amour des Juifs ou du sionisme. Mais il y a un intérêt réel à l’intégration d’Israël dont la principale raison en est, bien sûr, l’Iran. Par conséquent, le problème principal pour Israël demeure l’occupation.
En Israël, comme dans de nombreuses communautés juives dans le monde, ou nombre de commentateurs, il a été impossible de comprendre, d’accepter l’idée que lorsque l’on occupe un peuple, qu’on l’oppresse, il résiste. Et plus on l’oppresse, plus il résiste. Et si on l’oppresse avec suffisamment de dureté et de brutalité, alors il brutalisera à son tour. Toutes les puissances coloniales dont nous avons parlé savaient cela. Leur réponse était alors : « Oh, et bien, ces gens sont des barbares. Nous l’avons toujours dit car ils sont violents et font des choses épouvantables. » Ils n’acceptaient pas, comme en Israël aujourd’hui, que ce soit une réponse à leur propre oppression et à la colonisation d’autres groupes. Même le droit international affirme que les peuples oppressés ont le droit de résister. Mais, pour les Israéliens, ce point est impossible à comprendre. Il leur est impossible de dire autre chose que : la seule chose que nous puissions faire après ce que le Hamas a fait, c’est de les remettre dans la cage d’où ils sont sortis ou, si possible, de s’en débarrasser complètement.
Je réfléchis beaucoup à ces questions dans le cadre de mon cours sur les génocides. Le premier génocide du XXe siècle a lieu en 1904, dans l’Afrique du sud-ouest allemande, l’actuelle Namibie. Ce génocide commence quand les colons allemands construisent leurs fermes sur les terres de pâturages des Hereros ; ils en colonisent toujours plus. Cela causa, entre autres choses, une peste bovine, en raison de la diminution des pâturages, qui conduisit à un appauvrissement de la population indigène. Les Hereros finissent par se rebeller. Et que font-ils ? Ils se rendent dans ces fermes isolés et y tuent les gens, violent les femmes, assassinent les enfants et ainsi de suite. Les colons allemands disent alors : « Nous vous avions bien dit qu’ils étaient des sauvages. » L’armée allemande présente sur place, ainsi que celle dépêchée d’Allemagne, intervient. Le General Lothar von Throta émet alors un ordre d’extermination et la majorité des Hereros est tuée au nom de leur sauvagerie. En Israël aujourd’hui, les gens pensent le Hamas en des termes identiques. Plus largement, il y a toujours eu ce type de confusion entre le Hamas, qui commet des crimes de guerre car, clairement, ce qu’ils ont fait relève du crime de guerre, et la résistance à l’oppression. Mais les gens disent : « Non, non, ces gens sont juste... vous savez... c’est dans leur nature. C’est ce qu’ils finissent toujours par te faire. »
Il est très déprimant, et décourageant, de voir l’incapacité des gens à penser politiquement. Je pense que, par le passé, c’était un peu moins le cas ; Moshe Dayan en est un bon exemple. Quand il fait sa déclaration en 1956, il connaît la région, le nord du Néguev, dont l’ouest était semblable à ce qu’il était avant 1948. Il avait été là-bas et savait qu’il y avait des villages, des fermes, des villes autrefois peuplées de Palestiniens qui, quand tout a été détruit, fuirent vers Gaza pour s’y installer. C’est la raison pour laquelle Dayan fait cette déclaration qui énonce d’abord un état de fait : ces gens, coincés dans des camps de réfugiés, nous regardent à travers les barrières et voient que nous leur avons pris leur terre, une terre que nous faisons fructifier. Il pouvait donc, a minima, comprendre d’où venait la violence, le fait qu’elle soit issue d’une résistance. Mais l’instinct des Israéliens, Dayan compris, fut, bien sûr, de dire : « D’une main, conduisez votre charrette, de l’autre, portez une arme. Et chaque fois que ce peuple relèvera la tête, tirez-lui dessus. » Cela n’est pas sans lien avec ce que je disais sur la référence à la Shoah au sens où elle déforme votre vison de la réalité. Dans les années 1970, quand Israël régnait sur Karma (Hébron) en Cisjordanie, les administrateurs et les politiques parlaient alors, sans aucun sens de l’humour, d’une occupation éclairée. Enlightened occupation, tel était le terme officiel. La thèse était que cette occupation serait bonne pour les Arabes parce qu’ils deviendraient prospères, auraient du travail... Ils aimeraient cette occupation ! Les gens aiment la prospérité, c’est certain, moins qu’on leur donne des ordres et les contraignent. Tant que la population israélienne n’aura pas intériorisé le fait qu’en oppressant quotidiennement les gens, les choses ne peuvent aller que de mal en pis... Et comme Israël commence à user en Cisjordanie des tactiques mises en œuvre à Gaza, cela n’est pas prêt de s’arrêter. Mais ce point demeure impossible à comprendre pour les gens.
Ce que je soutiens, c’est que lorsque vous avez une telle situation, vous finissez par produire toujours plus d’extrémisme des deux côtés. Le Hamas n’est pas un bon partenaire pour quelques négociations que ce soit car ce sont des fanatiques. J’ai rencontré par le passé quelques-uns de ses membres ; ils sont plutôt effrayants parce qu’ils sont pathétiques. J’ai également rencontré des colons tout aussi radicaux et effrayants. Reste que, le plus souvent, les extrémistes ne sont, par nature, qu’une minorité, la plupart des gens ne l’étant pas. Mais cette minorité entend produire toujours plus de violence : ils deviennent les parasites de leur propre violence au sens où elle leur permet de prospérer et qu’ils finissent par en dépendre. C’est pour cette raison que Netanyahou voulait qu’il y ait un Hamas : c’était son meilleur argument contre tout accord avec les Palestiniens dès lors que l’on ne pouvait pas parler du Hamas. Dans le même temps, il leur déversait des millions et de millions de dollars via le Qatar. Netanyahou a bien compris ce point, il n’est pas idiot. C’est un homme vraiment mauvais mais pas un imbécile. La plupart des Israéliens le croient et ne parviennent à pas à penser en dehors cet espèce de cercle vicieux.
Vous avez écrit sur le lien entre la guerre et les processus génocidaires : la guerre est souvent une condition à l’extermination ; et plus la guerre est intense, plus le génocide aura tendance à être massif. Il semble, si l’on pense à l’Allemagne mais aussi au Rwanda, que la seule façon d’y mettre un terme soit une défaite militaire, une défaite qui ne signifie pas la fin de l’État - la destruction de l’Allemagne en 1945 n’entraîna pas sa destruction en tant que pays. Si nous convenons que ce qui se passe à Gaza est une sorte « Palestiniancide » par tous les moyens puisqu’il n’existe pas même la possibilité pour les gens de pouvoir s’enfuir, Israël doit-il être défait militairement pour qu’il cesse ? Les termes d’une paix possible sont connus, multiples, mais la volonté de guerre d’Israël, en Palestine, au Liban, est telle que ce n’est plus selon moi la question.
l y a peut-être vingt ans de cela, dans le cadre d’une conférence à Berlin, je dis à un groupe d’activistes militants pour la paix opposés à toute violence : je sympathise avec votre cause mais la vérité est que la plupart des génocides ne cessent pas parce que les gens protestent et marchent dans les rues. Ils cessent, soit parce que les génocidaires arrivent à leurs fins et finissent le travail, soit parce qu’une intervention militaire y met un terme. Et, le plus souvent, cette intervention n’est pas nécessairement motivée par une volonté d’arrêter le génocide mais par d’autres raisons. Par exemple, le génocide au Cambodge est stoppé par l’invasion de l’armée vietnamienne sans que ce ne soit son but ; c’est un effet latéral, secondaire. De même, la Shoah prend fin quand l’Armée rouge arrive dans les camps sans pour autant qu’elle ne soit en guerre contre l’Allemagne nazie pour faire cesser le génocide. Vous avez aussi l’autre cas de figure où le génocide cesse comme, je l’ai dit, en Afrique du sud-ouest allemande, car tout le monde est tué. Le reste de la population Herero et Nama, quand elle n’est pas jetée dans le désert du Kalahari, est réduite à l’esclavage. Alors oui, vous avez raison, cela ne s’arrête pas comme ça.
Comment cela peut-il se terminer en Israël ? Comment les choses se terminent-elles dans ce cas ? Je ne vois pas Israël être militairement vaincu. Ce que je pense, c’est qu’Israël veut, sous la direction de l’actuel dirigeant, que la guerre se poursuive et ce pour diverses raisons, dont la moindre n’est pas la position de vulnérabilité de Netanyahou. Il n’a aucun intérêt à y mettre un terme car si Israël arrête la guerre, toutes sortes de choses se produiront. Il y aura, par exemple, une commission d’enquête sur le fiasco du 7 octobre qui le placera au centre des responsabilités. De même, son procès pour corruption, fraude et abus de confiance, qui risque de le conduire en prison, reprendra. Netanyahou a donc tout intérêt à poursuivre la guerre. Je pense qu’il est également en train d’essayer, en accord avec sa coalition gouvernementale, d’annexer des parties de la bande de Gaza. On en parle beaucoup en Israël en ce moment car le tiers nord de la bande a été totalement rasé, ville de Gaza comprise. Une route, qui relie Israël à la Méditerranée, y a d’ores et déjà été créé afin de séparer ce territoire, où des camps de l’armée israélienne ont été construits, du reste de la bande. Il est de plus en plus question de coloniser cette zone en enclenchant un processus de prise de contrôle progressif, alors même qu’y vivent entre 200 000 et 300 000 civils Palestiniens. Mais les colons sont prêts à y aller et l’on parle aujourd’hui sans tabou de les en expulser, ou encore, de leur donner une semaine pour partir. S’ils refusent ? On les affamera, soit un nouveau crime de guerre après tant d’autres. Telle est donc la voie choisie par Netanyahou. Je ne pense pas qu’Israël puisse être vaincu mais je pense que l’État est en train de mener une guerre qu’il ne peut pas gagner. Apparemment, cela semble parfaitement convenir à Netanyahou. Pourquoi ? Parce que si vous gagnez la guerre, elle est finie, ce qui ne serait pas une bonne nouvelle pour lui. Pour cette raison, il veut une victoire absolue : la victoire absolue n’arrivant jamais, la guerre peut continuer.
Comment arrêter cette guerre sans défaite militaire israélienne et sans un génocide total des Palestiniens ? Par une pression internationale massive, en particulier de la part des États-Unis... ce qu’ils auraient pu faire dès le début de la guerre puisque, dès novembre ou décembre 2023, Biden aurait pu dire à Netanyahou : soit vous concluez un cessez-le-feu maintenant, soit vous vous débrouillez tout seul, sans nous. En deux semaines, les combats auraient cessé, Israël ne produisant pas ses propres munitions – il ne dispose pas de roquettes en nombre suffisant et ne produit ni obus ni balles. Or, le premier fournisseur d’Israël, ce sont les États-Unis, devant certains pays européens comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne qui, à la différence de l’Italie, de l’Espagne ou des Pays-Bas, ne limitent pas leurs livraisons d’armes. Ainsi, si les États-Unis voulaient arrêter la guerre, celle-ci serait terminée depuis près d’un an. Ils ne le font pas et je ne les vois pas le faire, avant ou après les élections. De plus, si Kamala Harris est élue, elle n’aura pas une politique foncièrement différente de celle de Biden à l’égard d’Israël. Sous cet angle, il n’y a donc aucune chance pour que la guerre se termine. Ajoutons à cela qu’il n’y a aucune dynamique interne à la société israélienne pour y mettre un terme puisqu’il n’y a pas d’opposition. Par conséquent, même si Netanyahou tombe raide mort demain, si son pacemaker ne fonctionne plus, les choses ne changeront pas radicalement. Le seul accord qui pourrait aujourd’hui advenir concerne les otages car nombreux sont ceux qui, en Israël, disent qu’il en faut un pour les libérer. Mais Netanyahou n’est même pas capable de faire cela. Les gens disent que cet accord permettrait l’arrêt de la guerre à Gaza et l’envoi au Liban des soldats dont le pays a besoin ; nous reviendrons finir le travail à Gaza avec le Hamas disent-ils. C’est tout ce que les Israéliens disent. Personne ne dit qu’il faut conclure maintenant un accord de paix avec les Palestiniens. Personne.
Israël finira-t-il par découvrir les limites de son pouvoir ? Telle est la question. C’est possible. Si Israël envahit le Liban, ce qui a une chance sur deux d’arriver, il est probable qu’il s’enlise dans la bande de Gaza ; des destructions massives s’ajouteront alors à celles ayant déjà eu lieu. Ils peuvent certes envahir le Liban mais il ne peuvent pas gagner ; aucune chance ici qu’Israël gagne. Il y a aussi la possibilité que l’Iran et ses milices s’impliquent, les milices chiites de Syrie, les Houthis et de dieu sait où. Israël finira-t-il alors par comprendre qu’il a atteint les limites de son pouvoir ? Peut-être. Mais mon sentiment est que les choses ne se passeront pas ainsi. Je pense qu’à long terme, il y aura une annexion rampante de certaines parties de Gaza. Ce processus a commencé puisque, à ce jour, 20 % de la bande de Gaza a été arrachée aux Palestiniens pour servir de barrière de sécurité. La même chose a lieu, de plus en plus, en Cisjordanie. Le plus probable est donc qu’Israël transforme la Cisjordanie en Gaza, et Gaza en Cisjordanie : Israël cherchera à disposer de forces de collaboration à Gaza tandis que les destructions se multiplieront en Cisjordanie. Et nous deviendrons, si rien n’est fait pour l’arrêter, un véritable État d’apartheid. Tout cela peut se réaliser mais combien de temps un tel ordre politique peut-t-il tenir ? C’est une autre question. Si cela se produit, s’il n’y a pas de pressions suffisantes pour arrêter ce processus car les condamnations internationales ne changent rien et n’arrêtent pas ces gens, alors... Je pense que je n’en verrais pas la fin de mon vivant car cela peut durer vingt ou trente ans. Mais, à long terme, ça ne durera pas et la société israélienne s’affaiblira car une grande partie de ses talents quittera le pays. La plupart des gens resteront, mais d’autres partiront comme ils sont déjà nombreux à le faire. Le pays deviendra alors une sorte d’État paria ; et plus il s’affaiblira, plus il sera facile d’en faire un État paria. Il y aura logiquement moins d’intérêt international à le soutenir.
Il finira éventuellement par imploser et peut-être qu’il y aura, enfin, une sorte d’État binational ou autre. Mais cela se fera au prix d’une souffrance, d’un appauvrissement et d’une douleur considérables pour toutes les parties concernées, et bien plus encore pour les Palestiniens. Les États arabes ne feront rien pour remédier à la situation et vous, les européens, vous ne pourrez pas les aider non plus. Je pense donc que la trajectoire n’est pas d’arrêter le génocide par la défaite. Je pense par ailleurs, qu’il ne sera jamais officiellement défini en tant que tel car la Cour internationale de justice n’aura pas les documents nécessaires pour le prouver ; en l’absence de toute documentation officielle israélienne, il sera plus facile pour elle de ne pas statuer sur l’existence d’un génocide . Je pense donc que les mauvais acteurs peuvent s’en tirer au prix d’une aggravation considérable de la situation de leur propre société.
J’ai également une question concernant le lien entre ce que vous venez de dire et ce que vous avez dit précédemment, à savoir que l’occupation corrompt la société . Vous avez dit, nous l’entendons souvent, que Netanyahou pourrait aller en prison à la fin de la guerre. J’ai le sentiment que ce propos repose toujours sur cette idée qu’Israël est un pays démocratique doté d’institutions judiciaires fortes. Or, quand je pense à ce qui se passe en Cisjordanie ou à Ben Gvir [5] et sa police qui ressemble toujours plus à une sorte de milice, je ne vois rien de tel. je voulais donc vous demander dans quelle mesure les propos selon lesquels Netanyahou irait en prison peuvent se concrétiser ? Indépendamment de cela, parce que je suis d’accord avec vous, Netanyahou n’est peut-être pas si important dans cette discussion puisque, vous l’avez dit, s’il tombait mort demain, il est possible que rien ne change, je voudrais vous demander dans quelle mesure le cours historique qu’Israël semble suivre s’accélère toujours davantage vers un type d’État complètement différent ?
Oui, c’est vrai. Par exemple, chacun peut le voir, l’armée israélienne a été très intelligente en essayant de se protéger judiciairement grâce à un tas d’avocats qui la suivent absolument partout. Chaque fois que quelque chose est rapporté, parce que certains journalistes, malgré la difficulté, ont réussi à se rendre à Gaza, ils disent, « Oh, oui, nous allons enquêter ». En Israël, nous enquêtons toujours sur tout et pourtant jamais rien ne se passe. L’ensemble du système judiciaire utilisé par l’armée n’est en réalité qu’une feuille de vigne : il a d’ailleurs été créé dans ce but. Il sert à protéger l’armée des institutions internationales à même de venir s’immiscer dans son fonctionnement et juger ses agissements. Il en va de même pour le système civil et pénal israélien ou encore la police. La police est aujourd’hui entièrement aux mains de l’État. Ce processus a été très rapide puisqu’il n’a fallu que quelques mois pour remplacer certaines personnes et changer l’ensemble du système. En effet, dans le système israélien, le ministre de la Police ou de la sécurité intérieure n’est pas autorisé à donner des ordres directs à la police. Or, à présent il le fait, Ben Gvir ayant nommé des personnes, par exemple des commissaires de police en chef, qui lui sont aujourd’hui complètement redevables. Plus largement, nous savons que l’autorité judiciaire la plus respectée en Israël est la Cour suprême. Mais, depuis des générations, la cour insiste sur le fait qu’elle ne peut pas statuer sur la politique menée dans les Territoires occupés, cette dernière relevant selon elle du champ politique et non pas juridique. Elle en a décidé ainsi par crainte de devoir statuer contre l’occupation, ce qui aurait été à l’encontre de l’opinion publique et, par conséquent, aurait entamé sa propre légitimité. Par conséquent, la Cour suprême est devenue la principale feuille de vigne des politiques d’occupation israéliennes. Cela devient de plus en plus manifeste depuis que les politiques israéliennes en Cisjordanie sont devenues totalement incontrôlables. Et l’armée, bien sûr, fait partie intégrante de ce processus. Est-ce que tout cela signifie que la nature de l’État israélien évolue et change ? La réponse est oui.
À la question de savoir si Netanyahou risque d’aller en prison, je répondrais non, c’est peu probable. Ses propres juges traînent les pieds depuis des années dans ce procès. Si ses juges avaient voulu le faire, ils auraient pu le faire depuis longtemps ; c’est donc qu’ils ne le veulent pas. Ils jouent le jeu des avocats de Netanyahou qui trouvent toujours toutes sortes arguments pour y échapper. Cependant, dans son esprit, je pense que Netanyahou veut jouer la carte de la sécurité. Pour cette raison, tant qu’il est au pouvoir, ses chances d’aller en prison sont quasi nulles. Il n’est pas impossible qu’une fois qu’il aura quitté le pouvoir, ses juges se découvrent une colonne vertébrale. Plus avant, et si la situation est différente lorsqu’il s’agit d’un chef d’État en exercice ou non, dans l’ensemble, en Israël, la démocratie est visiblement en déclin. Mais Israël n’a jamais été un État totalement libéral, et ce depuis Ben-Gourion. La liberté d’expression comme la liberté de réunion ont toujours été un peu discutables. Il y a eu des moments où elle s’est un peu ouverte, d’autres où elle s’est un peu refermée. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, la démocratie est visiblement en déclin. Comme je l’ai dit, si le processus devient de plus en plus celui d’un État d’apartheid, Israël sera, à la fois, un État d’apartheid et un État démocratique. Il l’est déjà, mais le sera davantage.
Pour comprendre la façon dont les autorités judiciaires fonctionnent dans les territoires occupés, il faut savoir que vous avez des avocats, réservistes dans l’armée, qui rendent la justice en tant que juges ; ils passent du statut d’avocat dans la vie civile à celui de juge militaire dans les territoires. Ils peuvent alors faire ce qu’ils veulent. Il est par exemple possible d’arrêter les gens et de les placer en détention administrative pour une durée indéterminée. Actuellement, ce sont entre 7 000 et 10 000 personnes, je ne me souviens pas exactement du chiffre, qui sont en détention administrative. Il est également possible de juger des enfants, de juger des gens pour des crimes dont ni eux ni leurs avocats ne peuvent connaître la nature : l’infraction étant considérée comme secrète, confidentielle, ils ne peuvent pas se défendre contre le crime ou le délit qui leur est imputé. Par conséquent, ils vont en prison sans savoir pourquoi. De même que pour les agissements des soldats dans les territoires occupés, quelle représentation se faire du système judiciaire lorsque des avocats ont de telles pratiques ? Ce qui est certain, c’est que ça le démantèle complètement. Contrairement à la France, où les colonies en Afrique et en Asie du Sud-Est étaient fort lointaines, en Israël, c’est juste là ; vingt minutes suffisent en voiture pour aller d’un endroit à l’autre. La capacité d’un système à infecter l’autre est alors beaucoup plus grande. J’espère qu’un nombre croissant d’Israéliens, et il y en a bien sûr, résisteront à cela et seront capables de persuader l’opinion publique que ce n’est la bonne voie pour personne, que cette guerre comme ce processus affaiblissent Israël. Car s’ils affaiblissent son économie, ils affaiblissent également la solidarité sociale, l’armée, la position internationale du pays.
Sans doute parviendrons-nous à bouleverser cet ordre des choses mais je ne vois aujourd’hui aucun dirigeant à même de le faire. Peut-être, comme le disait Catherine, que la société finira pas être choquée au point de réagir, mais il sera peut-être trop tard, sauf si cette action est suffisamment puissante... Des gens en parlent en Israël mais dans les pages « Opinions » d’Haaretz que personne ne lit. Mais ils en parlent et disent que si rien n’est fait maintenant, il sera trop tard. Selon eux, la police est fichue et on ne peut pas faire confiance à l’armée. Quant à la possibilité d’un coup d’État, elle n’est tout simplement pas à l’ordre du jour. Certes, dans certains cas, il est arrivé que le système judiciaire ait libéré des personnes que la police avait arrêté illégalement. Mais, avec le temps, le système judiciaire changera, pour le pire, afin de protéger les actions arbitraires de la police. S’il n’y a pas d’action maintenant... Mais il n’y a personne pour mener cette action : l’homme qui aujourd’hui est à la tête d’une nouvelle sorte de coalition de gauche alliant Labour et Meretz, Yair Golan, est lui-même un général à la retraite qui parle de conquérir des parties du sud-Liban.
L’on entend souvent, en France ou en Europe, à propos de cette accélération, que cette « route vers le fascisme » en Israël n’est pas sans lien avec l’ethnicité, en ce que la venue des Juifs mizrahim d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, mais aussi ceux de l’Union soviétique, aurait changé la donne. Voyez-vous une sorte d’influence de cette question sur ce qui se passe aujourd’hui en Israël ? Ou bien est-ce lié au fait que, comme vous l’avez dit, de plus en plus de personnes, disons de gauche, entendent partir, ceux qui restent penchant davantage vers la droite et la politique religieuse ? Pensez-vous que ce phénomène soit lié à un facteur ethnique ou bien est-ce que cela n’a rien à voir ?
Il faut préciser que les gens qui partent ne sont pas nécessairement de gauche. Ce sont des gens qui veulent avoir une vie meilleure, agréable, et qui pensent qu’ils ne peuvent plus l’avoir aujourd’hui en Israël. Ils ne veulent pas que leurs enfants aillent dans le genre d’école que l’on trouve actuellement en Israël car on y dispense une éducation étroitement nationaliste et intolérante, avec un contenu religieux de plus en plus judéo-suprémaciste. Ils veulent plus de sécurité et de perspectives.
Beaucoup de Palestiniens citoyens israéliens partent pour cette raison également ; la pression qu’ils subissent est évidemment beaucoup plus forte. Je ne les identifierais donc pas nécessairement à des personnes de gauche. Ceux qui partent ne sont pas fanatiques et n’appartiennent manifestement pas à la droite fanatique. Mais nombre d’entre eux, comme les médecins, ne sont pas absolument de gauche. Et c’est normal. Mais comme je l’ai dit, la plupart du temps, les gens ne partent pas ; ils n’ont pas quitté l’Allemagne nazie ou la Russie de Poutine. Ces départs auront peut-être un effet à long terme. Cependant, je ne pense pas que, aujourd’hui, ce soit la question. Si, en ce moment, les gens en parlent en Israël, c’est parce que, par exemple, il y a une pénurie de médecins.
En ce qui concerne les Mizrahi, il y a en effet l’idée que certains seraient plus enclins à être de droite et à soutenir un sionisme radical ou encore la dictature. Il y a bien sûr des propos de ce genre parce qu’il y a, plus généralement, beaucoup de propos racistes en Israël. Mais je ne pense pas que ce soit la question. Il est évident que la société israélienne a changé et que les vagues d’immigration ont été une dimension de ce changement. Par exemple, la plupart des Russes ayant immigré en Israël appartenaient à la classe moyenne ; ils y ont par conséquent créé un type de classe moyenne qui n’existait pas auparavant. Lorsque des millions de Russes sont arrivés, il y avait en Israël plus de professeurs de musique que de pianos ! S’ils avaient tendance à s’opposer au socialisme, c’est d’abord parce qu’ils le fuyaient. Parmi eux, il y a bien sûr des partisans de la droite, mais beaucoup ont aussi tendance à être très laïque.
L’histoire des Mizrahim est une histoire beaucoup plus compliquée et bien plus longue. Je dirais que l’élément le plus important ici, c’est la politique du ressentiment : ceux qui sont arrivés dans les années 1950 et 1960, depuis l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, ont eu le sentiment, et leurs enfants aussi, qu’ils avaient été maltraités, méprisés, par les élites ashkénazes. Le sentiment était qu’on ne leur avait pas donné la même chance, qu’on les traitait de primitifs, d’arrogants, etc. Et ceux qui, plus tard, à la deuxième et troisième génération, ont réussi dans la société israélienne, sur le plan économique ou éducatif, n’ont pas oublié ce mépris. Cela fait partie d’une sorte d’héritage culturel, et c’est, en partie, la raison pour laquelle, les personnes d’origine mizrahi soutiennent le Likoud. Menahem Begin savait très bien utiliser ce sentiment : il se présentait comme le père des Juifs marocains.
C’était assez bizarre car il parlait l’hébreu avec un accent polonais et avait toutes les manières de la classe moyenne polonaise. Mais il a tout de même réussi à exploiter ce ressentiment qui avait de bonnes raisons d’être. Il est assez curieux de constater que, des années plus tard, cette question demeure d’actualité, notamment lors des dernières campagnes électorales. Parmi les élites intellectuelles, majoritairement ashkénazes malgré la présence de personnes d’origine mizrahi, il y toujours a un peu de racisme dans la façon d’en parler. Le terme de racisme est peut-être exagéré car il s’agit surtout d’une sorte d’élitisme consistant à dire que les Mizrahi n’ont pas toutes les compétences ou aptitudes. Mais ces personnes parlent dans les mêmes termes de la culture américaine : ils se sentent européens, distingués comme des Français ou des Britanniques et, à leurs yeux, les Américains sont un peu primitifs et vulgaires. C’est ce que l’on retrouve dans le discours intellectuel social israélien. Néanmoins, le plus important est le ressentiment ; c’est le point, la question.
Mais il y a une autre chose dont je souhaiterais parler. L’un de mes collègues de l’Université hébraïque, un historien fantastique, a récemment écrit un livre sur la relation triangulaire entre les Mizrahi, les Palestiniens et les Juifs ashkénazes dans l’histoire. En effet, historiquement, les Juifs originaires des pays arabes avaient souvent une culture arabe et comprenaient par conséquent bien mieux la relation avec les Palestiniens. Parfois, écrit-il, nous faisions appel à ces Mizrahi afin d’établir un lien entre les Juifs ashkénazes, qui ne savaient rien de tout cela, et la population arabe locale. Cependant, si vous vouliez vous intégrer dans la société juive, ce n’était vraiment pas la meilleure façon de le faire car vous étiez identifié aux Arabes considérés comme inférieurs. Il y avait une sorte d’orientalisme chez les Juifs Ashkénazes. Le résultat fut que les Mizrahi se sont souvent retournés contre leur propres origines nord-africaines ou moyen-orientales. La dernière chose que l’on veut voir en Israël, c’est bien un Juif Arabe. Au fil du temps, les Mizrahi sont donc devenus l’une des voix les plus véhémentes à l’encontre de tout ce qui concerne les Arabes. Il y a cependant eu une sorte de renouveau parmi les élites Mizrahi puisque des poètes, des écrivains ont étudié cette histoire et sont, par exemple, allés visiter le Maroc. Mais il s’agit d’une petite élite.
Tel est donc le processus ayant eu lieu en Israël. Personne n’aurait pu prévoir la façon dont il s’est déroulé, mais cela explique quelques-unes des dynamiques à l’œuvre dans la politique israélienne.
Dans The Guardian, vous évoquez la possibilité d’une autodestruction du pays si la politique israélienne ne changeait pas. Il y a 20 ans, Michel Warschawski écrivait déjà cela. Mais comment cela peut-il se produire ? Comme un pays peut-il s’autodétruire ? Et plus encore Israël tant que le pays semble uni aujourd’hui autour de la guerre, pour « la défense contre la nouvelle Shoah ». Plus largement, un pays, un État peuvent-ils s’autodétruire ? J’essaie de penser à des exemples mais je ne vois pas...
Ce n’est pas chose courante qu’un pays s’autodétruise. Le Japon et l’Allemagne ont été détruits après 1945 mais ils l’ont été par la guerre. Je ne pense pas qu’Israël va s’autodétruire. Le scénario que je crains n’est pas qu’Israël soit détruit car je ne pense pas qu’il le sera. Cependant, qui sait, n’est-ce pas ? Peut-être que les Iraniens lâcheront une bombe, mais je n’y crois vraiment pas. Je pense que le pays s’autodétruira de la manière que j’ai décrite, à savoir qu’il deviendra un État d’apartheid. Il continuera d’exister pour devenir, à long terme, comme l’Afrique du Sud, qui a cependant fini par le démanteler. Des gens y vivront bien, diront que c’est une bonne chose, que c’est formidable et que nous nous en sortons bien. En Afrique du Sud, pendant l’apartheid, des gens vivaient très bien ; certains se plaignent même aujourd’hui de la situation qu’ils estiment moins bonne qu’à l’époque de l’apartheid. Le pays ne s’autodétruira donc pas dans ce sens, et la rhétorique de la destruction est en fait une rhétorique qui alimente les extrêmes. D’un côté, au sein des manifestants anti-israéliens, certains, je les ai entendu, veulent une éradication de l’État d’Israël. De l’autre, en Israël, certains disent que nous sommes sur le point d’être détruits par nos ennemis. La rhétorique des uns et des autres n’est donc pas très utile car elle ne fait qu’alimenter la peur, l’anxiété, la paranoïa et la violence. Israël pourrait devenir une société bien meilleure et pourrait hypothétiquement se réformer ; le pays dispose des forces créatives pour cela.
Les Juifs et les Palestiniens ont beaucoup plus en commun que les deux parties ne veulent bien l’admettre. Avant le 7 octobre, j’ai passé trois mois en Israël ; j’y ai interviewé des dizaines de personnes, des Juifs israéliens et des Palestiniens ayant la citoyenneté israélienne. Il y a tant de choses en commun entre ces deux groupes. Mais la violence a largement pris le dessus.
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[1] Omer Bartov, “As a former IDF soldier and historian of genocide, I was deeply disturbed by my recent visit to Israel”, The Guardian, 13 août 2004. Article publié en français dans Orient XXI le 5 septembre 2024 « Un historien du génocide face à Israël »
[2] Guerre dite du Kippour en octobre 1973.
[3] The Elephant in the Room, 6 août 2024 (en français)
[4] « Le 30 avril 1956, Moshe Dayan, alors chef d’état-major de l’armée, prononça un bref discours qui allait rester dans les annales de l’histoire d’Israël. Il s’agissait d’un éloge funèbre en l’honneur de Ro’i Rothberg, un jeune responsable de la sécurité du kibboutz Nahal Oz [...] à quelques centaines de mètres de la frontière avec la bande de Gaza [...]. Rothberg avait été tué la veille et son cadavre avait été traîné à travers la frontière et mutilé avant d’être rendu aux Israéliens grâce à l’intervention des Nations unies. Le discours prononcé par Dayan lors de ses funérailles est devenu une référence emblématique, fréquemment mentionnée jusqu’à ce jour tant par la droite que par la gauche : “Hier matin, Ro’i a été assassiné. Enivré par la sérénité de l’aube, il n’a pas vu ceux qui l’attendaient en embuscade à la lisière des labours. Mais ne jetons pas l’opprobre sur ses assassins. Pourquoi leur reprocher la haine brûlante qu’ils nous vouent ? Cela fait huit ans qu’ils vivent dans les camps de réfugiés de Gaza, alors que, sous leurs propres yeux, nous avons fait nôtres la terre et les villages dans lesquels eux et leurs ancêtres ont vécu. Ce n’est pas aux Arabes de Gaza que nous devons demander de rendre compte du sang de Ro’i, mais à nous-mêmes. Comment avons-nous pu fermer les yeux et refuser d’affronter notre destin et la mission de notre génération, dans toute leur cruauté ? Avons-nous oublié que cette poignée de jeunes gens qui vivent à Nahal Oz porte sur ses épaules tout le poids des lourdes portes de Gaza et que, derrière ces portes, il y a des centaines de milliers d’yeux et de mains qui prient pour que survienne notre instant de faiblesse, celui où ils pourront enfin nous tailler en pièce ? Nous sommes la génération de la colonisation ; sans nos casques d’acier et le canon de nos fusils, nous ne pourrons jamais planter un arbre ni bâtir une maison. Il n’y aura pas d’avenir pour nos enfants si nous ne leur construisons pas des abris ; sans fils barbelés ni mitrailleuses, nous ne pourrons pas paver les routes et creuser des puits. Des millions de Juifs exterminés parce qu’ils étaient privés de terre nous contemplent depuis les cendres de l’histoire israélienne et nous ordonnent de coloniser et de faire revivre une terre pour notre peuple. Mais au-delà de la ligne de de démarcation s’étend un océan de haine et de vengeance qui n’attend que le moment où l’apparence du calme sapera notre détermination, le jour où nous aurons eu le tort de prêter l’oreille à l’hypocrisie conspiratrice des diplomates qui nous appellent à déposer les armes.[…] Ne soyons pas aveugles à l’immense aversion qui accompagne l’existence des centaines de milliers d’Arabes vivant autour de nous, dans l’attente du moment propice où ils pourront enfin verser notre sang. Ne détournons pas les yeux, notre main pourrait faiblir. C’est le destin de notre génération. C’est le choix de notre vie : être prêts, être forts, être inflexibles et toujours sur le pied de guerre. Car si l’épée tombe de nos mains, nous serons anéantis.” Le lendemain, Dayan enregistra ce même discours pour la radio israélienne. Sauf qu’il y manquait quelque chose : plus aucune référence aux réfugiés contemplant les Juifs cultiver les terres dont ils avaient été chassés, plus aucune mention du fait qu’on ne saurait leur reprocher la haine qu’ils éprouvent pour leurs expropriateurs. Dayan avait pourtant bien prononcé ces mots lors des funérailles de Rothberg, et il devait les coucher par écrit par la suite, mais il avait choisi de les omettre dans la version enregistrée. »
[5] Itamar Ben-Gvir, issu de la droite nationaliste, religieuse et suprémaciste, est ministre de la Sécurité nationale depuis décembre 2022. Son parti, Force Juive (Otzma Yehudit) est membre de l’actuelle coalition au pouvoir.