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La guerre et la révolution
Karl Korsch
Article mis en ligne le 29 avril 2024
dernière modification le 14 avril 2024

K. Korsch, « War and Revolution », Living Marxism,VI, I, fin 1941, p. I -14. Comme il l’a fait plus d’une fois, Korsch réemploie dans cette étude de fond certains matériaux rassemblés à l’occasion d’un compte rendu de lecture, en l’occurrence The Armed Horde, 1793-1939 (New York, 1940) de Hoffman Nickerson ; cf. Studies of Philosophy and Social Science, (New York),V111, 2, p. 358-361.

LE RAPPORT de la guerre à la révolution est devenu l’un des problèmes centraux de ce temps. En outre, il est devenu l’un des plus déconcertants d’une époque au cours de laquelle on a vu des anti-interventionistes réclamer à cor et à cri l’intervention [1], des pacifistes la guerre et des nationaux-socialistes la paix, tandis que les apôtres communistes de la classe révolutionnaire renonçaient humblement à tout recours à la violence comme instrument politique nationale et internationale.

Alors qu’il serait parfaitement absurde de vouloir traiter des questions de la guerre et de la paix en générai, une étude historique approfondie révèle que la guerre telle que nous la connaissons aujourd’hui a été implicite au sein de la société bourgeoise dès l’origine, aux XVème et XVIème siècles, ex que. Plus particulièrement, tous les progrès majeurs de cette société ont été réalisés sinon grâce à la guerre, du moins grace à une chaîne d’événements violents dont la guerre constituait une part essentielle. Cela ne revient certes pas à dire que la guerre, et d’autres formes de violence collective, ne saurait être graduellement réglée et, en fin de compte, totalement éliminée de la vie sociale. Mais on ne s’intéressera pas ici à ces développements à long terme. Les pages qui suivent seront uniquement consacrées au rapport qu’à notre époque la guerre entretient avec la révolution, et aux conflits et tendances complémentaires qu’on peut déceler dans les phases antérieures de son développement historique.

Si la plupart des historiens admettent volontiers qu’il y eut, pendant presque toutes les phases des quatre cents dernières années, une relation étroite entre des formes de guerre bien déterminées et le changement social, deux périodes au moins font exception à la règle. Ces deux périodes sont aussi le terrain d’élection de toutes sortes d’auteurs qui se plaisent à traiter de la guerre non sur une base strictement empirique (sous un angle stratégique, social, politique, économique, historique), mais d’un point de vue plus large, esthétique, philosophique, religieux, moral ou humanitaire. C’est à cette catégorie qu’appartient la célèbre description que Jacob Burckhardt, l’historien allemand de la Renaissance italienne, a donné de la guerre (et de l’État) considérée comme une « œuvre d’art ». Un autre exemple en est la fréquente glorification des guerres du XVIII’ siècle prérévolutionnaire, posées en summum de civilisation. Malgré son visible parti pris contre-révolutionnaire, cette catégorie de littérature a, pour notre propos, l’avantage d’être relativement exempte des superstitions particulières aux XIXe et XXe siècles. Il se trouve donc que ce furent justement les auteurs de cette catégorie-là — une singulière espèce d’« historiens à rebours » — qui se révélèrent capables de porter au grand jour un certain nombre de phénomènes qui, pour négligés qu’ils soient par ailleurs, revêtent une importance capitale pour l’étude de la guerre et de la révolution.

LA PREMIÈRE DES DEUX « exceptions » apparentes à la thèse soutenue dans ces pages se situe vers le milieu de la Renaissance italienne, période que vinrent clore, à partir de la dernière décennie du XV’ siècle, les invasions françaises, espagnoles et germaniques, lesquelles devaient mettre un terme, pour plus de trois siècles, au développement politique autonome de l’Italie. À première vue, il n’existe guère d’unité en effet entre les mille et une petites guerres que se faisaient les chefs d’armées bien équipées et bien payées, au service des princes, des républiques et des papes, et les troubles qui sans cesse se rallumaient au sein de chaque communauté de ce microcosme politique.

Loin de pouvoir relever un fil directeur très net, nous nous trouvons en occurrence devant une multitude déconcertante de connexions superficielles. On recourait alors fréquemment à la guerre pour vider des querelles d’ordre intérieur autant qu’extérieur, et le sort des luttes civiles se décidait souvent sur les champs de bataille d’une guerre menée contre un ennemi du dehors. Pourtant, cette imbrication de la guerre et de la discorde civile était de nature toute fortuite et momentanée ; ni les mercenaires, qui livraient les combats extrêmement meurtriers de cette époque. ni les sujets des parties aux prises, n’en avaient cure.

Une ville peut se révolter dix et vingt fois, notait alors un observateur, on ne la détruit jamais. Les citadins conservent l’intégralité de leurs biens ; tout ce qu’ils ont à craindre, c’est d’avoir à payer un tribut. Néanmoins le grand homme d’État Nicolas Machiavel avait su, grâce à son génie politique, élever à l’unité conceptuelle l’ensemble de ces éléments disparates. Machiavel se pencha sur les dissensions politiques et les conflits belligérants de son temps, comme Platon et Aristote s’étaient penchés sur l’expérience tout aussi restreinte du leur en la matière. Il était convaincu qu’une conspiration révolutionnaire d’en bas, ou, en cas d’échec, une intervention révolutionnaire d’en haut, du « prince », unifierait de force la nation italienne, dans le cadre d’un régime soit républicain, soit monarchique, mais bourgeois en tout état de cause [2]. Ce noble rêve perdit tout fondement et fut balayé — comme le fut, à notre époque, le projet révolutionnaire plus grandiose encore conçu par un autre génie politique —, faute de conditions extérieures propices et par suite du cours absolument inattendu pris par les événements.

En effet, le théâtre de la grande action historique passa du monde méditerranéen de Machiavel, et de ses États-villes, aux grandes monarchies riveraines de l’Atlantique, de la manière même dont il passe aujourd’hui de l’Europe divisée en nations du XIXème siècle au gigantesque champ de bataille d’une guerre aux dimensions mondiales. Quoi qu’il en soit, le raisonnement de Machiavel [3]reste valide au regard des faits historiques sur lesquels il se fondait. Un penseur plus réaliste, qui n’admettrait pas que les rapports chaotiques et fragmentaires de la guerre et de la guerre civile, dans l’Italie du XVème siècle eussent présenté une base suffisante pour justifier les vastes spéculations politiques de Machiavel, pourrait néanmoins déceler en elles, à un état encore embryonnaire, cette unité de la guerre et de la révolution qui, sous des formes plus achevées, devait caractériser les phases subséquentes de la société bourgeoise moderne.

IL N’EN DEMEURE PAS MOINS que le développement général, dans ses songes visionnaires comme dans ses réalisations modestes, se trouva interrompu, non seulement en Italie, mais aussi dans l’ensemble de la société européenne, par l’inauguration violente d’une période nouvelle. On vit au cours de cette période l’intensité de la guerre, autant que son intime liaison avec les événements que nous savons aujourd’hui avoir été le prélude historique des révolutions du XVII’ et du XVIII’ siècle, atteindre un comble resté insurpassé depuis, même par les guerres du XX siècle, lors des guerres de Religion qui s’ouvrirent avec la Réforme et dont le summum fut marqué par la guerre de Trente Ans et l’extermination du tiers des peuples de langue allemande, soit sept millions d’hommes et demi sur vingt et un. En vérité, il s’agissait de la première apparition dans l’histoire des atrocités inhérentes aux guerres « idéologiques » de notre temps. Raison pour laquelle elle fut dénoncée, dès l’origine, par les Thomas More et les Erasme avec une véhémence pareille à celle que les pacifistes d’aujourd’hui mettent à dénoncer les abominations de la « guerre totale ». Ainsi, François Bacon se disait horrifié par les effets que la propension à « placer le glaive dans les mains du peuple », pour trancher les questions de religion, ne manquerait pas d’avoir sur la stabilité politique et culturelle de son temps.

C’était là une « chose monstrueuse », qu’il adjurait de « laisser aux anabaptistes et autres furies » [4]. On retrouve à toutes les époques révolutionnaires cette révolte d’une partie des intellectuels contre les aspects violents et plébéiens d’un mouvement fondamentalement progressiste. Qui dira combien d’esprits humanitaires, découvrant non sans retard que la lutte révolution-aire, comme ses répercussions contre-révolutionnaires, ne vont pas sans la violence, se sont détournés ces temps-ci d’un but progressiste qui ne peut visiblement être rempli qu’à un prix aussi effroyable ?

ON A FAIT’ UNE FOULE de conjectures superficielles sur les raisons pour lesquelles cette première phase catastrophique de développement de la guerre idéologique moderne trouva une fin si rapide, alors même qu’elle semblait atteindre son intensité maximale. C’est mysticisme pur, assurément, que de supposer que les hommes, dans des moments aussi extrêmes que ceux auxquels étaient parvenues la société romaine au siècle qui précéda le siècle d’Auguste, ou la société européenne à la fin de la guerre de Trente ans, en 1648, réussirent en quelque sorte à « se rétablir sur le bord de l’abîme [5] » Aucune preuve historique non plus ne vient confirmer la thèse plus intéressante selon laquelle, à dater de la mi-XVIII’ siècle, le déchaînement de passion religieuse céda graduellement la place à une attitude plus tolérante envers les différences de religion. Il vaut mieux suivre à ce propos l’homme de grand savoir qui a dit qu’en cette période nouvelle « le démon du fanatisme sectaire fut exorcisé », non « par la grâce d’une connaissance plus intime de la religion », mais, au contraire, « dans un esprit de cynisme désabusé [6] »

Malgré les progrès indéniables réalisés au XVIIIe siècle, la très sensible diminution des maux de la guerre dont l’époque précédente avait été accablée seuls de fieffés réactionnaires font aujourd’hui des guerres du XVIII’ siècle des temps de félicité sans nuages, des jours vraiment « alcyoniens », l’unique « intervalle lucide » que la sombre histoire de la folie humaine ait connu [7]. « Intervalle lucide », oui, mais pour autant qu’il s’agissait des horreurs immédiates de la guerre. D’un point de vue plus général, toutefois, ce bref intermède entre deux époques dynamiques eut une vertu de caractère surtout négatif : la modération apparente de la guerre prenait son origine dans le fait que, tout en ayant cessé d’être un instrument de politique religieuse, la guerre n’était pas encore devenue un instrument de politique nationale. Pendant plus d’un siècle, aux temps généralement dit des « Lumières », elle se trouva donc transformée en une véritable institution, on ne peut mieux adaptée aux exigences des puissances qui, à l’époque, étaient seules capables d’en faire usage. Du point de vue du socialisme, maintenant presque partout adopté en la matière, il serait inconcevable de souscrire si peu que ce soit aux vibrants éloges qu’on a prodigués récemment encore à l’époque où la guerre était censée être le « sport des rois En vérité, celle-ci ne faisait que manifester un état d’arriération semblable à celui que présentait alors, dans des conditions de maturité insuffisante, n’importe quel autre genre d’opération capitaliste. De nos jours, l ‘« intérêt personnel bien compris » des producteurs indépendants de marchandises a cessé de se voir considéré, même dans le domaine économique, comme un moyen satisfaisant de suppléer un certain contrôle social de production. Dès lors, comment poser en modèle de perfection une période au cours de laquelle on appliquait encore naïvement ce même esprit de l’« intérêt personnel bien compris » à tous les champs de la vie politique et sociale ?

Il suffit de regarder de plus près les descriptions enchanteresses que des enthousiastes attardés viennent aujourd’hui, en ces « temps sans enthousiasme », nous faire des guerres « civilisées » du XVIII’ siècle, pour découvrir la vérité prosaïque que toutes ces belles métaphores poétiques recouvrent. Ne s’agissait-il pas d’une époque où « le petit nombre, la misère et les lois de l’honneur » avaient encore pour effet de freiner les affaires autant que la guerre ? La survie de ces « lois de l’honneur » était assurée, dans la sphère des affaires, par ce qui subsistait des règles du compagnonnage médiéval, et, dans la sphère de la guerre, par une sorte de code de chevalerie, artificiellement ressuscité mais chargé cependant d’un contenu nouveau et bourgeois en tous points.

Voici, brossé par l’un de ses plus fervents admirateurs modernes, un tableau de ce « sport des rois » :
« Une guerre est une partie qui a ses règles et ses gageures : un territoire, une succession, un trône, un traité ; celui qui perd la partie paye ; mais on se soucie de maintenir toujours la proportion entre la valeur de l’enjeu et le risque de la partie ; et on se tient en garde contre l’entêtement qui aveugle le joueur. On veut rester maître du jeu et savoir s’arrêter à temps. C’est pour cette raison que les grands théoriciens de la guerre du XVIII’ siècle recommandent de ne jamais mêler à la guerre ni la justice ni le droit ni aucune des grandes passions populaires. Malheureux les belligérants qui prennent les armes convaincus de se battre pour la justice et le droit ! Persuadés tous les deux d’avoir raison, ils se battront jusqu’à l’épuisement ; et la guerre deviendra interminable. Il faut aller à la guerre en admettant que la cause de son adversaire est aussi juste que la sienne ; il faut prendre garde de rien faire, même pour vaincre, qui puisse exaspérer l’adversaire, ou fermer son esprit à la voix de la raison, son cœur au désir de paix ; il faut s’abstenir des procédés perfides et cruels. Rien n’exaspère davantage les belligérants [8] ».

La voilà bien, l’essence de la philosophie bourgeoise à son entrée dans le monde : Liberté, Égalité, Propriété, et Bentham [9]. Des lignes qui élèvent les idées du boutiquier des premiers temps du capitalisme à la dignité de lois universelles et les appliquent à toutes les institutions comme à toutes les aires du développement humain ! Ne voit-on pas y poindre quelque chose de l’esprit paradoxal de ce bon vieux Mandeville ? « Vices privés, profits publics », énonçait Mandeville en 1706. « La guerre s’humanise par avarice et calcul », lui fait écho en 1933 le célèbre historien bourgeois. Même en ce que concerne cette époque, où l’ampleur et l’intensité des opérations militaires tombèrent à leur niveau le plus bas, la relation entre la guerre et la révolution ne laisse pas de subsister. Certes, il s’agit d’un temps où les vestiges des processus révolutionnaires ont été jusqu’au dernier balayés de la surface de la société, d’un temps où le déclin relatif de la guerre s’assortit d’un égal déclin relatif du processus révolutionnaire.

Mais les événements de l’époque subséquente prouvent à l’évidence que ce XVIII’ siècle, à l’air si pacifique et si stable, constitua très précisément une phase d’incubation et pour la guerre et pour la révolution. Des révolutions et des guerres d’une tout autre ampleur, appelées à éclater bientôt en Europe et en Amérique, étaient déjà en gestation sous le couvert de cet équilibre apparent des forces politiques et sociales. si on se place du point de vue de la psychologie, de la psychanalyse et de ce qu’il est convenu appeler « psychologie des masses », il paraît curieux de voir historiens et sociologues persister à tenir pour quantité négligeable les formes et les phases des forces motrices d’une époque donnée, forces qui ne se manifestent certes pas à la surface, mais sont refoulées dans l’inconscient ou canalisées dans d’autres directions par le biais d’un processus de « sublimation sociale » [10]. Toutes ces formes, portées au pinacle, dans lesquelles le « Siècle des Lumières » tenta de restreindre et de civiliser la guerre, n’étaient en réalité qu’autant de formes à l’intérieur desquelles mijotait ce déchaînement sans précédent des forces motrices, lentement accumulées, de la guerre moderne parfaitement développée de style bourgeois, dont le point d’explosion ne fut autre que les guerres de la Révolution française.

Il est donc patent qu’au cours des trois siècles ayant précédé la venue à majorité complète de la guerre bourgeoise moderne, il n’y eut jamais un instant de rupture dans l’unité essentielle de la guerre et de la révolution. Plus particulièrement, on ne saurait regarder le siècle si hautement prisé des Lumières comme un intervalle pendant lequel le sens moral et la raison auraient véritablement réussi, grâce à un effort suprême, à calmer et à maîtriser les passions révolutionnaires des guerres de Religion. En vérité, ces passions n’avaient essuyé qu’une défaite provisoire, par suite de l’incapacité de l’un comme de l’autre parti de prendre le dessus. Chez les gens influents, on s’apercevait de plus en plus qu’il valait mieux opter pour les nouveaux modes d’acquisition des richesses matérielles que de continuer à sacrifier son confort personnel au triomphe de la foi la plus vraie. Les grandes forces motrices révolutionnaires de la classe bourgeoise qui, après s’être manifestées pour la première fois dans la fureur des guerres de Religion, devaient faire leur réapparition lors des violentes batailles politiques et sociales de la Révolution française, ne furent nullement détruites, ou affaiblies, durant l’époque intermédiaire des « Lumières ». Simplement refoulées à ce moment-là, elles acquirent par la suite une puissance extraordinaire en raison justement de ce refoulement qu’elles avaient subi.

IL N’EST GUÈRE NÉCESSAIRE d’examiner à fond les phases de développement de la guerre et de la révolution qui se sont succédées de 1789 à 1914. Sans doute assène-t-on un rude coup aux démocrates naïfs d’Europe et des États-Unis qui, hier encore, croyaient de bonne foi la thèse contraire de la propagande nazie, quand on leur rappelle ce fait historique que la « guerre totale » moderne, loin d’être l’une des inventions diaboliques de la révolution nazie, est bel et bien, dans tous ses aspects — sans excepter le langage —, le produit indiscutable de la démocratie elle-même et, plus particulièrement, le fruit de la guerre de l’Indépendance américaine et de la grande Révolution française. Mais il s’agit en l’occurrence d’un fait d’histoire contemporaine si évident, et si souvent exposé en termes dépourvus d’ambiguïté par tous les experts en matière d’histoire et d’art militaire ’ [11], que la négligence absolue dont il est l’objet de la part de l’opinion publique, dans les pays totalitaires comme dans les pays démocratiques, ne laisse pas à elle seule de poser un problème. Le secret qui n’a jamais cessé à ce jour d’envelopper tout ce qui se rattache à la guerre semble être une condition intrinsèque et nécessaire à l’existence de la société actuelle. « Nous ignorons tout de la guerre », voilà qui signifie, entre autres choses, que nous n’avons aucun pouvoir sur ce que nous ignorons. ù

Si nous savions, nous nous refuserions à vivre dans le cadre d’une société reposant sur la concurrence capitaliste, et même dans une société fondée sur des formes imparfaites et fragmentaires de planification qui restent compatibles avec le maintien de la propriété et du travail salarié. Une connaissance complète de la guerre, et l’emprise des hommes sur ses conditions qui s’ensuivrait, présuppose la société de producteurs librement associés qui sortira d’une authentique révolution sociale. Sur cette base, la guerre deviendra inutile. On s’aperçoit donc que l’étonnant degré d’ignorance en la matière comme le manque non moins surprenant de préparation à réfléchir sur la guerre avec rigueur, clarté et réalisme ne découlent pas d’une insuffisance quelconque de notre éducation politique générale. Ce sont là traits caractéristiques d’une société pré-socialiste et liés à l’essence même de la guerre.

AU COURS DES CENT CINQUANTE dernières années, la théorie et la pratique de la guerre bourgeoise ont été dans l’ensemble dominées par l’idée de « guerre totale ». Conçue à une échelle gigantesque et faite pour la première fois à cette même échelle par les quatorze armées de citoyens organisées et mises en campagne aux heures les plus sombres de la nouvelle république française, la guerre totale visait à défendre la révolution contre une nuée d’ennemis du dehors et du dedans. Tel fut le sens de la fameuse « levée en masse » décrétée par la loi du 23 août 1793 qui, fait sans précédent, plaça toutes les ressources d’une nation belligérante — soldats, denrées alimentaires, fabriques, travailleurs, tout le génie et toute la passion d’un peuple transporté d’enthousiasme — au service de la guerre révolutionnaire. En fait, et dans les limites imposées par le niveau de développement technique et industriel, il s’agissait là d’une « conscription universelle », d’une véritable « guerre totale ».

Abstraction faite un instant d’une infinie différence de langage — entre une période où la classe bourgeoise était animée d’un authentique et fervent esprit révolutionnaire et la phase actuelle où son déclin s’amorce —, le texte des discours prononcés à la Convention nationale comme celui du décret lui-même auraient pu être rédigés hier : « Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l’unité de la République.

« Les maisons nationales seront convertie en casernes et les places publiques en ateliers d’armes ; le sol des caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre.
« Les armes de calibre seront exclusivement remises à ceux qui marcheront à l’ennemi ; le service de l’intérieur se fera avec des fusils de chasse et l’arme blanche.
« Les chevaux de selle seront requis pour compléter les corps de cavalerie ; les chevaux de trait autres que ceux employés à l’agriculture conduiront l’artillerie et les vivres [12] »

Même cela pourtant, ce point le plus élevé jamais atteint dans l’histoire de la guerre bourgeoise, la guerre révolutionnaire totale, portait la marque fatidique d’une ambiguïté intrinsèque. Cette guerre pour défendre la révolution et délivrer tous les peuples opprimés ne pouvait être conçue et poursuivie que sous la forme d’une guerre nationale du peuple français contre les pays ennemis. Guerre de défense à l’origine, elle ne tarda pas à se transformer en une guerre de conquête ; l’émancipation promise aux peuples opprimés fut ravalée au thème de propagande destiné à faciliter l’annexion de leurs territoires, et la guerre révolutionnaire frappa indistinctement tous les pays, libres ou non, qui ne prenaient pas parti pour la République française dans la lutte à mort qu’elle livrait aux coalitions de ses ennemis. Fait caractéristique, les premières mesures allant dans le sens de la « guerre d’expansion révolutionnaire », c’est à dire visant l’emploi de mots d’ordre révolutionnaires à des fins de politique extérieure, furent prises non par les extrémistes jacobins, mais par les modérés girondins, lesquels aspiraient déjà, en secret, à mettre un terme au processus révolutionnaire, non à l’entendre et à l’intensifier.

Mais ce furent ensuite les Jacobins révolutionnaires qui poursuivirent, avec leur extraordinaire énergie, la nouvelle politique de guerre et de conquête qu’ils n’avaient adopté qu’à contre-cœur comme un instrument de politique intérieure. Semblable développement devait se reproduire, après un long intervalle mais dans des conditions singulièrement analogues, dans la politique intérieure et extérieure de la révolution russe de 1917. À présent, le vieux slogan girondin de la guerre révolutionnaire est devenu une des principales armes idéologiques de la propagande national-socialiste, malgré la récente conversion de la guerre nazie en une attaque sans discrimination et contre les « démocraties capitalistes décadentes » d’Occident, et contre le nouveau régime totalitaire de l’Union soviétique.

Ce développement, dernier en date, eut pour prélude la dissolution progressive, pendant tout le XIX’ siècle, du contenu de la guerre totale bourgeoise et l’affaiblissement correspondant de cette formidable force de frappe qui s’était manifestée entre 1722 et 1815, à l’époque des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Selon le maréchal Foch, la longue période de désagrégation et de déclin graduels des guerres dites nationales, que connut l’Europe du XIX’ siècle, a compté trois phases successives :
« La guerre fut nationale au début pour conquérir et garantir l’indépendance des peuples : Français de 1792-1793, Espagnols de 1804-1814, Russes de 1812, Allemands de 1813, Europe de 1814, et comporta alors ces manifestations glorieuses et puissantes de la passion des peuples qui s’appellent : Valmy, Saragosse, Tarancon, Moscou, Leipzig, etc. Elle fut nationale par la suite pour conquérir l’unité des races, la nationalité. C’est la thèse des Italiens et des Prussiens de 1866, 1870. Ce sera la thèse au nom de laquelle le roi de Prusse devenu empereur d’Allemagne revendiquera les provinces allemandes de l’Autriche. Mais nous la voyons maintenant encore nationale, et cela pour conquérir des avantages commerciaux, des traités de commerce avantageux. Après avoir été le moyen violent que les peuples employaient pour se faire une place dans le monde en tant que nations, elle devient le moyen qu’ils pratiquent encore pour s’enrichir [13] »

Incontestablement, c’est là une description brillante des diverses phases que la guerre bourgeoise dut traverser tour à tour, en même temps que les tendances et les accomplissements révolutionnaires de la classe bourgeoise dominante connaissaient un déclin similaire. Et, une fois de plus, force est de relever l’erreur du commun des pacifistes confondant les périodes de paix relative avec les phases véritablement progressistes du développement humain. Comme Rougement le note, la dernière période de paix dont l’Europe put jouir de 1879 à 1914 fut bel et bien une période d’absolu déclin culturel. « La guerre s’embourgeoisait. Le sang se commercialisait. (...) La guerre coloniale n’est en somme que la continuation de la concurrence capitaliste par des moyens plus onéreux pour le pays, sinon pour les grandes compagnies. »

Cet état de choses eut pour conséquence la plus impressionnante l’écroulement définitif des conceptions stratégiques révolutionnaires napoléoniennes et clausewitziennes, liées au capitalisme de la concurrence et au nationalisme bourgeois, lors de la Première Guerre mondiale de 1914-18. Préparée de longue date, cette guerre, qui mit le comble à l’ère du nationalisme, opposa non point des nations particulières, mais des groupes de nations extrêmement hétérogènes. Elle prouva que l’ancienne forme concurrentielle de la guerre totale à outrance se trouvait dans l’incapacité absolue soit de procurer la victoire, soit de permettre la conclusion d’une paix réelle après la fin des hostilités. Il n’est pas jusqu’aux répercussions révolutionnaires de l’effondrement militaire, et aux impossibilités subséquentes de la paix dans les pays d’Europe centrale, qui ne semblent avoir ajouté, et non porté atteinte, au tableau général d’écroulement et de décomposition irrémédiables présenté par la structure traditionnelle globale de la société capitaliste d’Occident.

Quand au rapport de la guerre à la révolution, il ne connut pas plus une nouvelle phase positive au cours de l’après-guerre. D’un point de vue purement formaliste il est permis de dire que l’importance révolutionnaire de la guerre s’est accrue pendant le dernier quart de siècle, en ce sens que la séparation tranchée qui subsistait naguère entre la guerre et la guerre civile s’est faite de plus en plus fluide, avant de disparaître complètement. Alors que, pendant la Première Guerre mondiale, le projet de « transformer la guerre capitaliste en guerre civile » était encore regardé comme un mot d’ordre sans la moindre portée pratique par la majorité des ouvriers socialistes eux-mêmes [14] 15, on vit, vingt ans après, la guerre d’Espagne tirer son origine d’une guerre civile et, dans la suite de son processus, se métamorphoser en répétition générale de l’actuelle guerre entre pays totalitaires et pays démocratiques. Celle-ci a porté la confusion à un degré plus élevé encore. Dès le premier jour, et à tous ses moments critiques, cette guerre a revêtu une caractère « idéologique » et « politique », c’est à dire de lutte mettant aux prises les diverses fractions d’une guerre civile, bien plus que d’une guerre à l’ancienne entre un pays et un autre.

Le développement retracé dans cette étude paraît donc avoir bouclé le cercle. Ne serait-on pas revenu tout droit aux guerres idéologiques des XVI’ et XVII’ siècles ? À y regarder de plus près, ce regain de vigueur, que marque à première vue l’intime liaison de la guerre et de la révolution, semble être cependant affaire d’apparence, et loin d’avoir une portée historique réelle. Pour rendre compte du cours effectif des choses, il vaut mieux recourir à la formule paradoxale selon laquelle non seulement la guerre, mais encore la guerre civile, a perdu à l’époque actuelle son caractère révolutionnaire d’autrefois. Guerre civile et révolution ont cessé d’être synonymes.

En outre, il n’est pas du tout certain que ce nouveau caractère pseudo-révolutionnaire de la guerre en cours, qui a pour effet de déchaîner de si vives passions dans le monde entier, soit appelé à perdurer. L’éventualité contraire reste tout aussi possible, et cette possibilité se trouve même accrue depuis la récente extension de la guerre à la Russie. Il se peut que le régime nazi soit amené à rompre avec sa tendance actuelle qui consiste à raffermir sa position relativement faible dans le champ de la concurrence capitaliste en reconstruisant le système social sur une base totalitaire, sans relâcher pour autant son effort de guerre. Dès lors, le conflit marquerait un retour aux formes de la guerre capitaliste traditionnelle, menée de part et d’autre en vue d’acquérir à l’extérieur un surcroît de puissance nationale. Mais rien n’interdit de penser que la continuation de la guerre, revenue ainsi à l’ancien style bourgeois, ne puisse en définitif aboutir elle aussi à un changement par l’intérieur de la structure donnée de société. Dans cette hypothèse, les répercussions internes de la guerre ne s’ensuivront nullement cependant de l’action consciente d’aucune des parties belligérantes, quels que soient les « buts » dont leur propagande fait état. Le cas échéant, elles découleront de la force de circonstances imprévues, elles que l’intervention d’une nouvelle classe révolutionnaire qui n’était pas représentée dans les conseils de cette guerre. Elles se feront jour en dehors des intentions communes aux deux camps belligérants, et à l’encontre de ces intentions mêmes. Quant à savoir si l’on peut s’attendre à pareil développement de la crise actuelle, nous reviendrons sur cette question dans la section finale de la présente étude.

LES NAZIS AUTANT QUE LEURS ADVERSAIRES démocrates attribuent volontiers les différences que la guerre « totalitaire » actuelle présente avec ses formes passées au fait que la société bourgeoise aborderait aujourd’hui une phase nouvelle de son essor révolutionnaire. Si cette assertion relève clairement de la propagande, il n’en demeure pas moins que ces différences sont l’expression d’un changement bien réel survenu dans la structure et le développements économiques objectifs de cette société-là. De tout temps, répétons-le, la guerre a constitué en société capitaliste un complément indispensable à la conduite normale des affaires. Le général Carl von Clausewitz, le grand théoricien de l’art de la guerre au XIXème siècle, [15]assortissait déjà sa célèbre définition de la guerre « continuation de la politique par d’autres moyens », de cette remarque que la guerre, « plus encore qu’à l’art, ressemble au commerce, qui se présente lui aussi comme un conflit d’intérêts et d’activités humaines, et que la politique elle-même devrait à son tour être considérée comme une sorte de commerce à grande échelle’ [16] ».

Il disait encore de la guerre de la première moitié du XIX’ siècle qu’elle tenait « beaucoup de la concurrence commerciale poussée à ses ultimes conséquences et soumise à nulle autre loi que celle du moment ». Telle est la manière dont on veillait sur « les grands intérêts de la nation », en d’autres termes, l’intérêt général de la classe capitaliste et, plus spécialement, de ses milieux dirigeants, en un temps où le production capitaliste se trouvait encore réglée d’une façon prédominante par la concurrence que des producteurs apparemment indépendantes de marchandises si livraient.

De la même manière encore, les toutes dernières méthodes de l’art de la guerre, telles que les deux camps aujourd’hui aux prises les mettent plus au moins parfaitement en pratique, ressortissent à une forme de gestion plus récente et bien plus élaborée que celle des vieilles affaires capitalistes. « Les formes nouvelles de la production matérielle, soulignait Marx, se développent par la guerre avant de se développer dans la production du temps de paix. » Ainsi donc, la guerre totalitaire actuelle préfigure les formes économiques nouvelles que viendra parachever ensuite le passage de tous les pays du monde à un mode de production capitaliste planifié plutôt que déterminé par le marché, et à un capitalisme monopoliste et étatique plutôt que concurrentiel et privé. C’est avant tout pour cette raison que la guerre actuelle, loin d’être une « répétition » pure et simple de la précédente, ne laisse pas de présenter avec cette dernière une « différence essentielle [17]
Cette différence se lit notamment dans la baisse d’importanc e de la « horde armée ». Suivant une source en général bien informée, le tiers seulement de l’armée allemande appartient, même nominalement, à l’infanterie, dont beaucoup de tâches, voire la plupart, reviennent par ailleurs aux militaires de carrière de l’arme blindée et de l’aviation [18]18. Jusqu’à la campagne de Russie, presque toutes les opérations de la Wehrmacht ont été accomplie par des « troupes de choc » triées sur le volet, et dont l’effectif, étonnamment réduit, n’a éprouvé que des pertes relativement légères.

Un autre trait distinctif du caractère propre à la guerre totalitaire d’aujourd’hui, a trait lié cette fois au déclin universel que connaît l’esprit de concurrence à outrance durant la phase actuelle de capitalisme monopoliste, n’est autre que l’amoindrissement de la vague d’enthousiasme général qu’engendrèrent les guerres nationales du )(1)(c siècle, et qui atteignit son ampleur maximale au début de la guerre de 1914-1918. Malgré l’énorme surcroît d’efforts fourni par les services de propagande spécialisés, rien dans l’attitude de l’opinion publique envers la guerre actuelle ne rappelle en quelque façon cette intoxication idéologique massive de nations entières qui fut si caractéristique des guerres de l’époque précédente.

Enfin, bien que toutes les guerres du siècle dernier, puis chaque année de guerre de 1914 à 1918, aient vu le principe de la planification se trouver étendu, au-delà des limites traditionnelles du domaine militaire, à des sphères toujours plus nombreuses, ce principe est maintenant appliqué systématiquement pour la première fois à la mobilisation complète des ressources en matériaux et en hommes d’une société qui, par suite de son développement technique et industriel, se situe à un niveau incomparablement plus élevé que ceux du passé. Ce qui est nouveau en occurrence, ce n’est pas l’idée de « conscription universelle » per se, mais le fait que ni l’initiative individuelle ni l’empoignade concurrentielle n’ont plus la moindre part à sa mise en œuvre. Autre nouveauté encore : les principes de I’« économie de guerre » furent cette fois appliqué dès le temps de paix. Le système industriel de pays tels que l’Allemagne et la Russie a été dans son ensemble conformé à l’avance, méthodiquement, aux exigences d’une guerre qui ne devait s’ouvrir que bien des années plus tard’. Et, depuis le déclenchement de la guerre actuelle, les bar
rières séparant traditionnellement production de guerre et production de paix ont partout volé en éclats. Les ressources de tous les pays ont été mises en commun dans le cadre d’une économie de guerre à l’échelle mondiale.

La « guerre totale » nazie diffère, sous tous ces rap-ports, des anciennes formes de guerre totale dans lesquelles l’esprit d’un capitalisme à dominante concurrentielle venait se répercuter. La guerre totale d’aujourd’hui se révèle donc une forme nouvelle de guerre totale : guerre totale du capitalisme des monopoles et du capitalisme d’État, par opposition aux guerres [19]totales liées au système de la concurrence qui furent le propre d’une période économique révolue.

LES DÉVELOPPEMENTS ÉCONOMIQUES mêmes qui détruisent graduellement la fonction positive de la guerre en tant qu’instrument de la révolution bourgeoise ont créé les prémisses objectives d’un nouveau mouvement révolutionnaire. L’essor du mouvement indépendant de la classe ouvrière a eu pour effet de donner un aspect nouveau au problème de la guerre et de la révolution. Face à cette menace, la classe bourgeoise dirigeante doit assumer aujourd’hui une fonction répressive. De nos jours, vu le changement des conditions historiques, il devient de plus en plus ardu de juger si une forme donnée de guerre, voire la guerre elle-même, conserve encore une valeur positive quelconque pour la révolution du XX’ siècle.

En premier lieu, force est de noter, à propos des diverses occasions où, au cours des vingt ou trente dernières années, la classe prolétarienne s’est lancée dans une lutte pour ses buts propres, que la révolution sociale des travailleurs n’a tiré aucun avantage des fonctions positives qu’une guerre révolutionnaire est censée remplir en ce qui concerne l’émancipation d’une classe opprimée. C’est un chapitre particulière-ment sombre de l’histoire de la révolution bolchevique en Russie que celui de ses « guerres révolutionnaires ». Et ce chapitre eut pour conclusion tragique le message radiodiffusé du 3 juillet 1941, dans lequel Staline s’abstenait de toute référence au socialisme et à la classe ouvrière. Au lieu de quoi, il exhortait les peuples de l’URSS à défendre l’existence de leur État national, dans le cadre de l’Empire russe, et à faire montre des « qualités inhérentes à notre peuple ». Depuis lors, les forces prodigieuses, auxquelles la révolution de 1917 donna libre essor, ont été utilisées comme des instruments pour la défense du statu quo capitaliste en Europe et aux États-Unis contre les innovations non moins ambiguës qui s’ensuivraient de la défaite des puissances « démocratiques » occidentales à l’issue du conflit qui les oppose aux forces « totalitaires » du fascisme nazi.

En quel sens faut-il entendre la thèse paradoxale selon laquelle la guerre, ce puissant instrument de la révolution bourgeoise du passé, aurait perdu toute importance positive pour la révolution socialiste de l’époque actuelle ? Car, enfin, le mouvement historique du XX’ siècle n’est pas séparé de ses devanciers par une muraille de Chine. Et, s’il était exact que la guerre ait rempli hier une fonction absolument positive dans la transformation révolutionnaire de la société, on aurait du mal à comprendre comment il se fait qu’elle ait perdu aujourd’hui cette fonction progressiste.

C’est dans les ambiguïtés, ci-dessus retracées, qui, dès l’origine, furent inhérentes à la guerre bourgeoise, et dans les ambiguïtés cachées de la révolution bourgeoise elle-même, qu’on trouvera réponse à cette question. Il ne fait aucun doute que les guerres révoutionnaires et nationalistes des XVIII’ et XIX’ siècles constituèrent des étapes nécessaires du processus qui aboutit à l’établissement de la société capitaliste actuelle et de sa classe bourgeoise dirigeante. Pourtant, malgré toute la passion dont étaient animés les soldats-citoyens appelés à vaincre ou à mourir, la fonction réelle de ces guerres avait à voir bien moins avec l’élément authentiquement émancipateur et démocratique de la révolution qu’avec les effets simultanément répressifs de celle-ci.

Présenter la guerre de masse moderne comme le produit de la Révolution française en général, c’est se livrer à une généralisation historique abusive. Un examen plus attentif révèle, en effet, qu’elle fut liée à une phase particulière de cette révolution. De fait, son origine se situe au moment critique où le soulèvement de la Vendée et l’agression étrangère imposèrent le remplacement des principes bien plus démocratiques de la première phase de la révolution par les mesures autoritaires et violentes de la dictature révolutionnaire des Jacobins.

En second lieu, le développement de la conscription universelle et de tous les autres traits de la « guerre totale » fut poursuivi au XIX’ siècle moins par la France que par l’État antidémocratique de Prusse. Mais il ne s’agissait nullement d’une simple ironie du sort, comme on l’a parfois soutenu. À la base de ce phénomène se trouve le fait que l’usage effréné de la force convenait mieux encore aux visées des gouvernements réactionnaires d’Europe centrale, lesquels entendaient borner la « guerre de libération » au rétablissement de l’indépendance nationale de leurs États, assujettis à l’Empire français, tout en refusant en même temps d’octroyer à leur sujets des institutions véritablement démocratiques. en outre, bien plus que la démocratie, ce fut le nationalisme bourgeois, et le plus cocardier, que ces guerres toujours plus violentes et sanguinaires eurent pour effet d’implanter au centre de l’Europe pendant les décennies suivantes, tandis que la guerre de Sécession américaine et les trois guerres bismarckiennes d’agrandissement de la Prusse faisaient progresser encore la forme nouvelle de la guerre de masse.

Dorénavant, et jusqu’à 1914, toutes les guerres capitalistes et impérialistes devaient se heurter à l’opposition plus ou moins résolue des divers courants com-posant le mouvement international de la classe ouvrière. Ce fut seulement sous l’effet de choc provo¬qué par la guerre mondiale et la crise politique et économique subséquente que les deux minorités du socialisme allemand redécouvrirent la valeur « positive » de la guerre pour la révolution socialiste. rune de ces minorités dirigea la révolution avortée des ouvriers allemands, pour se réfugier ensuite dans les activités pro russes du parti communiste. Quand à l’autre, elle consentit à la guerre elle-même comme à un accomplissement indiscutable des aspirations sociales des travailleurs, et, par là, anticipa la guerre « révolutionnaire » que les forces contre-révolutionnaires du national-socialisme font aujourd’hui à la Russie soviétique, de même qu’au capitalisme démocratique.

À l’heure actuelle, l’indécision la plus absolue continue de régner en ce qui concerne la portée de la guerre pour le futur mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière. Quelles que soient les conséquences de la guerre « totale » en cours pour les fractions rivales de la classe dirigeante internationale, une chose est certaine : pour les ouvriers, cette guerre censée être « révolutionnaire » ne constitue jamais qu’une autre forme, et une forme aggravée, de leur condition normale d’oppression et d’exploitation.

En dépit de tout ce qui se dit et se vocifère, cette lutte intestine à la classe dirigeante capitaliste n’est nullement — comme tel fut le cas des anciennes guerres capitalistes — une forme nécessaire et une partie intégrante du progrès historique. Elle a même pour effet de dénaturer jusqu’à ces changements mineurs de la structure économique et politique actuelle que le maintien de l’ancien système exige. La guerre capitaliste a épuisé toutes ses potentialités révolutionnaires.

C’est ailleurs que sur les champs de bataille de la guerre capitaliste que se passe la lutte pour le nouvel ordre de société. L’action décisive des travailleurs commence là où la guerre capitaliste finit.