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Réfractions n° 26
La Place du peuple
Article mis en ligne le 2 juin 2011
dernière modification le 8 mai 2011

(Couverture de Bernard Hennequin)

France, octobre 2010. Les rues, les places sont noires de monde. Le peuple dit non au gouvernement. Et pourtant, à l’heure du bilan : échec ou trahison, ces termes reviennent dans plusieurs articles, et cela donne une atmosphère « bizarre ». Y a-t-il quelque chose de nouveau ?

Malgré l’échec, l’impression d’avoir vécu quelque chose d’important, à l’automne 2010 en France, est marquée par une certaine allégresse. Il y eut des mélanges et des échanges entre différentes catégories de travailleurs ou de non travailleurs, chômeurs, lycéens, retraités.
Ce fut un mouvement dans lequel les anarchistes se sont sentis à l’aise, où leur parole était écoutée, leurs slogans repris dans les manifs, dans les assemblées générales, dans les blocages.

Un mouvement qui a démarré très lentement sous le contrôle des grandes centrales syndicales, désireuses d’asseoir leur pouvoir en vue de négociations sur lesquelles elles n’étaient pas d’accord et que, de toute façon, le gouvernement devait refuser. Puis, devant la fermeté du gouvernement, la pression de la base a augmenté, a augmenté.

En parallèle se déroulait l’affaire Woerth Bettencourt. Ce scandale illustrait parfaitement la collusion entre le pouvoir politique et les grandes fortunes françaises ; il a certainement contribué à la colère et à la détermination. (Plus tard, dans les pays arabes, c’est la corruption qui jouera un grand rôle dans les révoltes. Ce n’est pas au même niveau, mais… ce sera plus tard.)

Le thème des retraites s’élargit alors à une contestation plus globale du système en général. Si les grèves sont restées relativement limitées (l’idée de grève générale est restée une vision lointaine), les blocages ont fait peser une réelle menace sur le gouvernement, même s’ils ne généralisent pas. Ils n’ont été d’ailleurs soutenus que mollement par les syndicats « représentatifs ». En contraste avec le peu de participation des étudiants et l’échec des tentatives en ce sens, la participation des lycéens, voire des collégiens, fut remarquée. La plupart n’avaient pas de revendication bien nette, mais témoignaient de quelque chose, au moins, ils affirmaient leur existence.

Un échec ? Évident, si on considère l’impossibilité que le mouvement perdure : l’échec des assemblées générales (qui n’ont pas réussi à s’élargir au-delà des militants) destinées à fournir une base radicale pour les conflits à venir, le fait que n’ait pas été remise en cause, de manière ouverte, la structure même du système capitaliste. Et, bien sûr, le gouvernement n’a pas cédé d’un pouce. Mais il reste le souvenir de l’allégresse dans laquelle ont baigné ces journées, même si certains l’ont payée assez cher.

Alors, un « coup d’épée dans l’eau » ? Sans doute, si on se réfère au but proclamé des manifestations, aux grèves (qui sont restées minoritaires) et aux actions proprement syndicales. Mais il ne faut pas oublier qu’un coup d’épée dans l’eau provoque des ondes dont nul ne peut prévoir la trajectoire ni l’effet qu’elles peuvent produire.

Peu de temps après, c’est sur les places de Tunisie et d’Égypte que le peuple est présent. Bien des choses séparent ces épisodes de ceux qui ébranlent aujourd’hui le monde arabe. L’ampleur de la répression et le caractère totalitaire des régimes auxquels ces révolutions se heurtent n’ont rien à voir avec ce qui s’est passé en France, où les bavures ont été relativement rares, même si la répression fut disproportionnée. Il n’y a pas eu de mort, et ce n’est pas une mince différence. À l’heure où nous écrivons ceci, deux de ces insurrections ont réussi. Mais en Syrie, à Bahreïn, en Libye et au Yémen, le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas gagné. Pas gagné non plus en Algérie où les manifestations ont été étouffées dans l’œuf, grâce à une police efficace, peut-être formée en France.

Quelque chose cependant sonne comme un rappel. Regardons les places centrales des villes où se sont rassemblés les manifestants.
Regardons l’importance qu’elles ont prise. Ces places sont généralement destinées à vanter la gloire des pouvoirs en place, y compris lorsque ces pouvoirs sont ceux de la marchandise. Elles se sont transformées en lieux d’échanges et de controverses, où se sont retrouvés les prolétaires, ceux qui « n’étant rien » aspirent à devenir « tout ». Mais aussi les moins-que-rien : chômeurs, diplômés sans emploi, lycéens (dans tous ces lieux, présence de très jeunes gens), etc. Mais aussi lieux d’affrontements : les chameliers attaquant les manifestants de la place Tahrir, les manifestations de soutien à Kadhafi, etc. Le peuple, ce n’est pas une masse homogène, aspirant d’une seule voix à la révolution.

Il y a aussi ceux qui ont tiré profit des régimes en place et qu’une position de mercenaires a amenés à soutenir. Il y a ceux qui considèrent qu’une situation de larbins est « moins pire » que la mort pour soi et ses enfants. Il y a ceux qui craignent les représailles ou qui sont intoxiqués par des décennies de propagande. Et puis, même là où les insurrections ont vaincu, on a vu intervenir, après coup, les « élites » qui, au grand soulagement des Occidentaux, ont reconstitué des embryons de gouvernements. Cependant, en Tunisie comme en Égypte, les places ont tenu, maintenu la pression.

Les places, la rue ont aussi été le lieu de manifestations en Syrie et en Afrique subsaharienne (Burkina Faso) et là aussi à l’initiative de très jeunes gens, d’adolescents. Quel rôle les réseaux sociaux, twitter et autre internet ont-ils joué, là comme ailleurs ?

Peu après, il y a la catastrophe au Japon, et la remise en cause du nucléaire. Rien à voir ? Cependant, là aussi il y eut des manifestations de rue (en Allemagne, notamment) et une prise de conscience qui, si elle aboutit, ne peut que remettre en cause l’ensemble du système dont les centrales nucléaires sont, avec les banques, l’un des plus beaux fleurons. Alors, peut-on rêver d’une place sur laquelle ouvriers des centrales et antinucléaires parviendraient enfin à discuter…

À tous ces propos, ce numéro de Réfractions n’a pas l’ambition ni la capacité de répondre. D’abord pour une raison de date : les évènements du monde arabe comme ceux du Japon arrivent alors que la fabrication de ce numéro tire à sa fin ; d’autre de la réflexion. Il faudra que nous prenions le temps de nous demander ce qui a changé et pourquoi dans le monde, au cours de ce mois de mars 2011.

L’essentiel, cette fois-ci, est constitué d’un dossier concernant le mouvement social de l’automne 2010. Il est constitué d’articles d’analyses comme d’interviews qui cherchent à rendre compte, au plus près, des différentes formes de ce mouvement. Actifs comme retraités, cheminot et enseignants, précaires et employés sont rassemblés ici pour réfléchir à ce qui s’est passé et pour lancer quelques passerelles vers ce qui sera, peut être demain.

À côté des habituelles notes de lecture qui montrent notre souci de lire ce qui s’imprime ailleurs et d’en rendre compte et même si nécessaire d’en faire la critique, le lecteur trouvera un compte rendu des grandes manifestations qui ont tenté, en Allemagne, au mois de novembre 2010 de bloquer l’arrivée de déchets nucléaires à Gorleben, un article incisif sur la question de la décroissance et, en écho au précédent numéro de Réfractions, un article traitant de l’existence, ou non, d’une réflexion sur la question du sujet révolutionnaire dans la mouvance « autonome ».

Mais le débat a lieu aussi entre nous. Une des membres du collectif a publié quelques petits livres sur l’anarchisme. Des désaccords se sont fait jour. Deux articles en rendent compte et tentent chacun à leur manière de donner une définition de l’anarchisme, puisqu’au fond cette question traverse tout le numéro.

La commission de rédaction

Sommaire

PRÉSENTATION

DOSSIER

Je vous écris d’ailleurs, Gildas

La place Bellecour n’est pas (encore) la place Tahrir, Alain Thévenet

Regards sur le mouvement social à Marseille, Thierry Bertrand

Un mouvement peut en cacher un autre, Martial Lepic

La coordination des assemblées générales, une contestation enracinée ? Daniel Vidal

Les assemblées générales, écoles de démocratie ou terrain de jeu pour managers en herbe, Collectif Lieux communs

Leçons d’une défaite, Alain Bihr

Les tracts s’emballent, les foules s’en balancent ? Annick Stevens, Bernard Hennequin

POUR CONTINUER LE DÉBAT

Pragmatisme et radicalité dans la contestation sociale, René Fugler

Quelques idées controversées, Eduardo Colombo

Les autonomes et le sujet révolutionnaire, Jean-Octave Guérin-Jollet

TRANSVERSALES

Actions contre les transports de déchets nucléaires, Chloé Di Cintio

Le mythe de la finitude terrestre, Philippe Pelletier

LES LIVRES, LES REVUES, ETC.