La structure psychologique du fascisme - 2
Georges Bataille

LA STRUCTURE PSYCHOLOGIQUE DU FASCISME

7. LA CONCENTRATION TENDANCIELLE

Cette tendance à la concentration apparaît en contradiction, il est vrai, avec la coexistence de domaines distincts du pouvoir : le domaine de la souveraineté royale est différent de celui de la puissance militaire, différent du domaine de l’autorité religieuse. Mais précisément la constatation de cette coexistence engage à porter l’attention sur le caractère composite du pouvoir royal, dans lequel il est facile de retrouver les éléments constitutifs des deux autres pouvoirs militaires et religieux [1].

Il apparaît ainsi que la souveraineté royale ne doit pas être regardée comme un élément simple possédant sa source autonome, tel que l’armée ou l’organisation religieuse : elle est exactement (et d’ailleurs uniquement) la concentration réalisée de ces deux éléments formés dans deux directions différentes. La renaissance constante des pouvoirs militaires et religieux à l’état pur n’a jamais modifié le principe de leur concentration tendancielle sous la forme d’une souveraineté une : même le refus formel du christianisme n’a pas empêché ― pour employer la terminologie symbolique vulgaire ― la croix de traîner sur les marches du trône avec le sabre.

Considérée historiquement, la réalisation de cette concentration a pu être spontanée ― ou encore le chef de l’armée a réussi à se faire consacrer roi par la force ― ou le roi consacré s’est emparé du pouvoir militaire (au Japon, l’empereur, à une date récente, a réalisé cette dernière forme, il est vrai sans que son initiative propre ait joué un rôle déterminant). Mais chaque fois, même dans le cas ou la royauté est usurpée, la possibilité de la réunion des pouvoirs a dépendu de leurs affinités fondamentales et surtout de leur concentration tendancielle.
La considération des principes qui régissent ces faits a évidemment une portée capitale au moment où le fascisme en renouvelle l’existence historique, réunit une fois encore l’autorité militaire et religieuse pour réaliser une oppression totale. (A ce sujet, il est possible d’affirmer ― sans préjuger de tout autre jugement politique ― que toute réalisation illimitée des formes impératives a le sens d’une négation de l’humanité en tant que valeur dépendant du jeu de ses oppositions internes.) Comme le bonapartisme, le fascisme (qui signifie étymologiquement réunion concentration) n’est qu’une réactivation aiguë de l’instance souveraine latente, mais avec un caractère en quelque sorte purifié du fait que les milices qui se substituent à l’armée dans la constitution du pouvoir ont immédiatement ce pouvoir comme objet.

8. L’ARMÉE ET LES CHEFS D’ARMÉE

En principe ― fonctionnellement ― l’armée existe en raison de la guerre et sa structure psychologique est entièrement réductible à l’exercice de sa fonction. Ainsi son caractère impératif ne résulte pas directement de l’importance sociale liée à la détention du pouvoir matériel des armes : c’est l’organisation interne de l’armée ― la discipline et la hiérarchie ― qui en font la société noble par excellence.

Évidemment, la noblesse des armes suppose en premier lieu une hétérogénéité intense : discipline ou hiérarchie ne sont elles-mêmes que des formes et non des fondements de l’hétérogénéité ; seuls le sang versé, le carnage, la mort répondent à la base de la nature des armes. Mais l’horreur ambiguë de la guerre ne possède encore qu’une hétérogénéité basse (à la rigueur indifférenciée). La direction élevée, exaltante, des armes suppose l’unification affective nécessaire à leur cohésion, c’est-à-dire à leur valeur efficace.

Le caractère affectif de cette unification se manifeste sous forme d’adhérence du soldat au chef d’armée : il implique que chaque soldat considère la gloire de ce dernier comme sa gloire propre. C’est par l’intermédiaire de ce processus que la boucherie écœurante se transforme radicalement en son contraire, en gloire, c’est-à-dire en attraction pure et intense. A la base, la gloire du chef constitue une sorte de pôle affectif s’opposant à la nature ignoble des soldats. Même indépendamment de leur emploi horrible, les soldats appartiennent en principe à la partie infâme de la population ; dépouillée de ses uniformes, chaque homme revêtu de ses vêtements habituels, une armée de métier du XVIIIè siècle aurait eu l’aspect d’une populace misérable. Mais l’élimination achevée du recrutement des classes misérables ne suffirait pas à changer la structure profonde de l’armée, cette structure continuerait à fonder l’organisation affective sur l’infamie sociale des soldats. Des êtres humains incorporés dans une armée ne sont que des éléments niés, niés avec une sorte de rage (de sadisme) manifeste dans le ton de chaque commandement, niés dans la parade, par l’uniforme et par la régularité géométrique accomplie des mouvements cadencés. Le chef en tant qu’il est impératif est l’incarnation de cette négation violente. Sa nature intime, la nature de sa gloire se constitue dans un acte impératif annulant la populace infâme (qui constitue l’armée) en tant que telle (de la même façon qu’il annule la boucherie en tant que telle).

Dans la psychologie sociale, cette négation impérative apparaît en..général comme le caractère propre de l’action ; en d’autres termes, toute action sociale affirmée prend nécessairement la forme psychologique unifiée de la souveraineté, toute forme inférieure, toute ignominie, étant par définition socialement passive, se transforme en son contraire par le simple fait du passage à l’action. Une boucherie, en tant que résultat inerte, est ignoble, mais la valeur hétérogène ignoble ainsi établie, se déplaçant sur l’action sociale qui l’a déterminée, devient noble (action de tuer et noblesse ont été associées par des liens historiques indéfectibles) : il suffit que l’action s’affirme effectivement comme telle, assume librement le caractère impératif qui la constitue.

Précisément cette opération ― le fait d’assumer en toute liberté le caractère impératif de l’action ― est le propre du chef. Il devient possible ici de saisir sous une forme explicite le rôle joué par l’unification (l’individualisation) dans les modifications de structure qui caractérisent l’hétérogénéité supérieure. L’armée placée sous l’impulsion impérative ― à partir d’éléments informes et misérables ― s’organise et réalise une forme homogène intérieurement, en raison de la négation dont le caractère désordonné de ses éléments est l’objet : en effet, la masse qui constitue l’armée passe d’une existence affalée et veule à un ordre géométrique épuré, de l’état amorphe à la rigidité agressive. Cette masse niée, en réalité, a cessé d’être elle-même pour devenir affectivement ("affectivement" se rapporte ici à des comportements psychologiques simples, comme le garde à vous ou le pas cadencé) la chose du chef et comme une partie du chef lui-même. Une troupe au garde à vous est en quelque sorte absorbée dans l’existence du commandement et, ainsi, absorbée dans la négation de soi-même. Le garde à vous peut être considéré analogiquement comme un mouvement tropique (une sorte de géotropisme négatif) élevant, non seulement le chef mais l’ensemble des hommes qui répondent à son ordre, à la forme régulière (géométriquement) de la souveraineté impérative. Ainsi l’infamie impliquée des soldats n’est-elle qu’une infamie à la base qui, sous l’uniforme, se transforme en son contraire, en ordre et en éclat. Le mode de l’hétérogénéité subit explicitement une altération profonde, achevant de réaliser l’homogénéité interne sans que l’hétérogénéité fondamentale décroisse. L’armée au milieu de la population subsiste avec une manière d’être tout autre, mais avec une manière d’être souveraine liée à la domination, au caractère impératif et tranchant du chef, communique à ses soldats.

Ainsi la direction dominante de l’armée, déliée de ses fondements affectifs (infamie et boucherie), dépend-elle de l’hétérogénéité contraire de l’honneur et du devoir incarnés en la personne du chef (s’il s’agit d’un chef non subordonné à une instance réelle ou à une idée, le devoir s’incarne dans sa personne de la même façon que dans celle du roi). L’honneur et le devoir, symboliquement exprimés par la géométrie des parades, sont les formes tendancielles qui situent l’existence militaire au-dessus de l’existence homogène comme impératif et comme raison d’être pure. Ces formes, sous leur aspect proprement militaire, ayant une portée limitée à un certain plan d’action, sont compatibles avec des crimes infiniment lâches, mais elles suffisent pour affirmer la valeur élevée de l’armée et pour faire de la domination interne qui caractérise sa structure l’un des éléments fondamentaux de l’autorité psychologique suprême instituée au-dessus de la société contrainte.

Toutefois, le pouvoir du chef d’armée n’a immédiatement pour résultat qu’une homogénéité interne indépendante de l’homogénéité sociale, alors que le pouvoir royal spécifique n’existe qu’en rapport avec la société homogène. L’intégration du pouvoir militaire dans un pouvoir social suppose donc un changement de structure : elle suppose l’acquisition des modalités propres du pouvoir royal, en relation avec l’administration de l’Etat, telles qu’elles ont été décrites à propos de ce pouvoir.

9. LE POUVOIR RELIGIEUX

D’une façon implicite et vague, il est admis que la détention du pouvoir militaire a pu être suffisante pour exercer une domination générale. Toutefois, si l’on excepte les colonisations, qui étendent un pouvoir déjà fondé, il est difficile de trouver des exemples de dominations durables exclusivement militaires. En fait, la force armée simple, matérielle, ne peut fonder aucun pouvoir : elle dépend en premier lieu de l’attraction interne exercée par le chef (l’argent est insuffisant pour réaliser une armée). Et lorsque celui-ci veut utiliser la force dont il dispose pour dominer la société, il doit encore acquérir les éléments d’une attraction externe (d’une attraction religieuse valable pour la population tout entière).

Il est vrai que ces derniers éléments sont parfois à la disposition de la force, toutefois l’attraction militaire en tant qu’origine du pouvoir royal n’a probablement pas une valeur primordiale par rapport à l’attraction religieuse. Dans la mesure où il est possible de formuler un jugement valable concernant les périodes humaines reculées, il apparaît avec une certaine clarté que la religion, non l’armée, est la source de l’autorité sociale. D’autre part l’introduction de l’hérédité signifie régulièrement la prédominance du pouvoir de forme religieuse qui peut tenir son principe du sang, alors que le pouvoir militaire dépend en premier lieu de la valeur personnelle.

Il est malheureusement difficile de donner une signification explicite à ce qui, dans le sang ou dans les aspects royaux, est proprement religieux : on accède ici largement à la forme nue et illimitée de l’hétérogénéité indifférenciée, avant qu’une direction encore vague en fixe un aspect saisissable (susceptible d’être explicité). Cette direction existe cependant, mais les modifications de structure qu’elle introduit laissent en tout état de cause le champ à une projection libre de formes affectives générales, telles que l’angoisse ou l’attraction sacrée. D’autre part, ce ne sont pas les modifications de structure qui sont immédiatement transmises, par le contact physiologique dans l’hérédité, ou par des rites dans les sacres, mais bien une hétérogénéité fondamentale.

La signification (implicite) du caractère royal purement religieux ne peut être atteinte que dans la mesure ou apparaît sa communauté d’origine et de structure avec la nature divine. Sans qu’il soit possible, dans un exposé rapide, de rendre sensible l’ensemble de mouvements affectifs auxquels doit être rapportée la fondation d’autorités mythiques (aboutissant à la position dernière d’une autorité suprême fictive), un simple rapprochement possède en soi une valeur significative suffisante. A la communauté de structure des deux formations correspondent des faits non équivoques (identifications avec le dieu, généalogies mythiques, culte impérial romain ou shintoïste, théorie chrétienne du droit divin). Le roi est dans l’ensemble considéré sous une forme ou l’autre comme l’émanation de la nature divine, avec tout ce que le principe de l’émanation entraîne avec lui d’identité lorsqu’il s’agit d’éléments hétérogènes.

Les remarquables modifications de structure qui caractérisent l’évolution de la représentation du divin ― à partir de la violence libre et irresponsable ― ne font qu’expliciter celles qui caractérisent la formation de la nature royale. Dans les deux cas, c’est la position de la souveraineté qui dirige l’altération de la structure hétérogène. Dans les deux cas, on assiste à une concentration des attributs et des forces : mais, en ce qui concerne Dieu, les forces qu’il représente n’étant composées que dans une existence fictive sans la limitation liée à la nécessité de réaliser), il a été possible d’aboutir à des formes plus parfaites, à des schémas plus purement logiques.

L’Etre suprême des théologiens et des philosophes représente l’introjection la plus profonde de la structure propre de l’homogénéité dans l’existence hétérogène : Dieu réalise ainsi dans son aspect théologique la forme souveraine par excellence. Toutefois, une contrepartie de cette possibilité d’achèvement est impliquée par le caractère fictif de l’existence divine dont la nature hétérogène, ne possédant pas la valeur limitative de la réalité, peut être éludée dans une conception philosophique (réduite à une affirmation formelle nullement vécue). Dans l’ordre de la spéculation intellectuelle libre, il est possible de substituer l’Idée à Dieu comme existence et comme pouvoir suprêmes (ce qui implique dans une certaine mesure, il est vrai, la révélation d’une hétérogénéité relative de l’Idée, comme cela a lieu lorsque Hegel élève l’Idée au-dessus du simple devoir être).

10. LE FASCISME EN TANT QUE FORME SOUVERAINE DE L’HÉTÉROGÉNÉITÉ

Cette agitation de fantômes ― apparemment anachroniques ― passerait sans doute pour vaine si le fascisme n’avait pas, sous nos yeux, repris et reconstitué de la base au sommet ― partant pour ainsi dire du vide ― le processus de fondation du pouvoir tel qu’il vient d’être décrit. Jusqu’à nos jours, il n’existait qu’un seul exemple historique de brusque formation d’un pouvoir total, à la fois militaire et religieux mais principalement royal, ne s’appuyant sur rien d’établi avant lui, celui du Khalifat islamique. L’Islam, forme comparable au fascisme par sa faible richesse humaine, n’avait même pas recours à une patrie, encore moins à un Etat constitués. Mais il faut reconnaître que l’Etat existant n’a été pour les mouvements fascistes qu’une conquête, puis un moyen ou un cadre [2], et que l’intégration de la patrie ne change pas le schéma de leur formation. De même que l’Islam naissant, le fascisme représente la constitution d’un pouvoir hétérogène total qui trouve son origine manifeste dans une effervescence actuelle.

Le pouvoir fasciste est caractérisé, en premier lieu, par le fait que sa fondation est à la fois religieuse et militaire, sans que des éléments habituellement distincts puissent être séparés les uns des autres : il se présente ainsi dès la base comme une concentration achevée.

L’aspect prédominant est, il est vrai, l’aspect militaire. Les rapports affectifs qui associent (identifient) étroitement le meneur au membre du parti (tels qu’ils ont déjà été décrits) sont analogues en principe à ceux qui unissent le chef à ses soldats. La personne impérative du meneur a la portée d’une négation de l’aspect révolutionnaire fondamental de l’effervescence drainée par lui : la révolution affirmée comme un fondement est en même temps fondamentalement niée dès la domination interne exercée militairement sur les milices. Mais cette domination interne n’est pas subordonnée directement à des actes de guerre réels ou possibles : elle se pose essentiellement comme moyen terme d’une domination externe sur la société et l’Etat, comme moyen terme d’une valeur impérative totale. Ainsi sont impliquées simultanément les qualités propres des deux dominations internes et externes, militaire et religieuse) : qualités relevant de l’homogénéité introjectée, telles que devoir, discipline et ordres accomplis, et qualités relevant de l’hétérogénéité essentielle, violence impérative et position impérative due chef comme objet transcendant de l’affectivité collective. Mais la valeur religieuse du chef est réellement la valeur fondamentale (sinon formelle) du fascisme, donnant à l’activité des miliciens sa tonalité effective propre, distincte de celle du soldat en général. Le chef en tant que tel n’est en fait que l’émanation d’un principe qui n’est autre que l’existence glorieuse d’une patrie portée à la valeur d’une force divine (qui, supérieure à toute autre considération concevable, exige non seulement la passion, mais l’extase de ses participants). Incarnée dans la personne du chef (en Allemagne, le terme proprement religieux de prophète a parfois été employé) la patrie joue ainsi le même rôle que, pour l’Islam, Allah incarné en la personne de Mahomet ou du Khalife [3]. Le fascisme apparaît donc avant tout comme concentration et pour ainsi comme condensation de pouvoir [4] (signification indiquée, en effet, dans la valeur étymologique du terme). Cette signification générale doit d’ailleurs être acceptée dans plusieurs directions. Au sommet s’effectue la réunion achevée des forces impératives, mais le processus ne laisse inactive aucune fraction sociale. En opposition fondamentale avec le socialisme, le fascisme est caractérisé comme réunion des classes. Non que des classes conscientes de leur unité aient adhéré au régime, mais parce que des éléments expressifs de chaque classe ont été représentés dans les mouvements d’adhésion profonds qui ont abouti à la prise du pouvoir. Ici le type spécifique de la réunion a d’ailleurs été emprunté à l’affectivité proprement militaire, c’est-à-dire que les éléments représentatifs des classes exploitées n’ont été compris dans l’ensemble du processus affectif que par la négation de leur nature propre (de la même façon, la nature sociale d’une recrue est niée au moyen des uniformes et des parades). Ce processus qui brasse de bas en haut les différentes formations sociales doit être compris comme un processus fondamental dont le schéma est nécessairement donné dans la formation même du chef, qui tire sa profonde valeur significative du fait qu’il a vécu l’état d’abandon et de misère du prolétariat. Mais, de même que dans le cas de l’organisation militaire, la valeur affective propre à l’existence misérable n’est que déplacée et transformée en son contraire ; et c’est sa portée démesurée qui donne au chef et à l’ensemble de la formation l’accent de violence sans lequel aucune armée ni aucun fascisme ne seraient possibles.

11. L’ÉTAT FASCISTE

Les rapports étroits du. fascisme avec les classes misérables distinguent profondément cette formation de la société royale classique, caractérisée par une perte de contact plus ou moins tranchée de l’instance souveraine avec les classes inférieures. Mais la réunion fasciste se faisant, s’opposant à la réunion royale établie (dont les formes dominent la société de trop haut), n’est pas seulement réunion des pouvoirs de différentes origines et réunion symbolique des classes : elle est encore réunion accomplie des éléments hétérogènes avec les éléments homogènes, de la souveraineté proprement dite avec l’Etat.

En tant que réunion, le fascisme ne s’oppose d’ailleurs pas moins à l’Islam qu’à la monarchie traditionnelle. En effet l’Islam a créé à pied d’œuvre, dans tous les sens, et c’est pourquoi une forme telle que l’Etat, qui ne peut être qu’un long résultat historique, n’a joué aucun rôle dans sa constitution immédiate : au contraire l’Etat existant a servi dès l’abord de cadre à l’ensemble du processus fasciste d’assemblement organique. Cet aspect caractéristique du fascisme a permis à Mussolini d’écrire que "tout est dans l’Etat", que "rien d’humain ni de spirituel n’existe et a fortiori n’a de valeur en dehors de l’Etat" [5]. Mais ceci n’implique pas nécessairement la confusion de l’Etat et de la force impérative qui domine la société dans son ensemble. Mussolini lui-même, enclin à une sorte de divinisation hégélienne de l’Etat, reconnaît en termes volontairement obscurs un principe de souveraineté distinct qu’il désigne à la fois comme peuple, nation et personnalité supérieurez, mais qui doit être identifié à la formation fasciste elle-même et à son chef : peuple "du moins si le peuple... signifie l’idée... qui s’incarne dans le peuple comme volonté d’un petit nombre ou même d’un seul... Il ne s’agit, écrit-il, ni de race, ni de région géographique déterminée, niais d’un groupement qui se perpétue historiquement, d’une multitude unifiée par une idée qui est une volonté d’existence et de puissance : c’est conscience de soi, personnalité" [6]. Le terme personnalité doit être compris comme individualisation, processus aboutissant à la personne même de Mussolini, et lorsqu’il ajoute "cette personnalité supérieure est nation en tant qu’Etat. Ce n’est pas la nation qui crée l’Etat..." [7], il faut comprendre qu’il a :

  • 1° substitué le principe de la souveraineté de la formation fasciste individualisée au vieux principe démocratique de la souveraineté de la nation.
  • 2° posé les bases d’une interpénétration achevée de l’instance souveraine et de l’Etat.

L’Allemagne national-socialiste ― qui n’a pas adopté comme l’Italie fasciste l’a fait officiellement (sous le patronage de Gentile) l’hégélianisme et la théorie de l’Etat-âme du monde ― n’a pas été atteinte de son côté par les difficultés théoriques résultant de la nécessité d’énoncer officiellement un principe d’autorité : l’idée mystique de la race s’est affirmée immédiatement comme la fin impérative de la nouvelle société fasciste ; en même temps, elle apparaissait incarnée en la personne du Führer et des siens. Bien que la conception de la race manque d’une base objective, elle n’en est pas moins subjectivement fondée et la nécessité de maintenir la valeur raciale au-dessus de toute autre a éloigné d’une théorie faisant de l’Etat le principe de toute valeur. L’exemple allemand montre ainsi que la confusion établie par Mussolini entre l’Etat et la forme souveraine de la valeur n’est pas nécessaire à une théorie du fascisme.

Le fait que Mussolini n’a pas distingué formellement l’instance hétérogène dont il a fait pénétrer profondément l’action à l’intérieur de l’Etat peut être également interprété dans le sens d’une mainmise absolue sur l’Etat comme dans le sens réciproque d’une adaptation tendue de l’instance souveraine aux nécessités d’un régime de production homogène. C’est dans le développement de ces deux processus réciproques que fascisme et raison d’Etat ont pu apparaître identiques. Néanmoins, les formes de la vie conservent dans sa rigueur une opposition fondamentale lorsqu’elles maintiennent dans la personne même du détenteur du pouvoir une dualité radicale de principes : le président du conseil italien ou le chancelier allemand représentent des formes d’activité distinctes de la façon la plus tranchée par rapport au Duce ou au Führer. Il faut ajouter que ces deux personnages tiennent leur pouvoir fondamental non de leur fonction officielle dans l’Etat, comme les autres premiers ministres, mais de l’existence d’un parti fasciste et de leur situation personnelle à la tête de ce parti. Cette évidence de la source profonde du pouvoir maintient précisément avec la dualité des formes hétérogènes et homogènes la suprématie inconditionnelle de la forme hétérogène au point de vue du principe de la souveraineté.

12. LES CONDITIONS FONDAMENTALES DU FASCISME

Comme il a déjà été indiqué, l’ensemble des processus hétérogènes ainsi décrits ne peut être mis en jeu que si l’homogénéité fondamentale de la société (l’appareil de production) est dissociée par ses contradictions internes. De plus, il est possible de dire que le développement des forces hétérogénes, bien qu’il se produise en principe de la façon la plus aveugle, prend nécessairement le sens d’une solution du problème posé par les contradictions de l’homogénéité. Les forces hétérogènes développées, après s’être emparé du pouvoir, disposent des moyens de coercition nécessaires pour arbitrer les différends survenus entre des éléments auparavant inconciliables. Mais, il va sans dire qu’à l’issue d’un mouvement excluant toute subversion le sens dans lequel se produit l’arbitrage reste conforme à la direction générale de l’homogénéité existante, c’est-à-dire, en fait, aux ’intérêts de l’ensemble des capitalistes.

Le changement consiste en ceci qu’après un recours à l’hétérogénéité fasciste, ces intérêts sont ceux d’un ensemble opposés, à partir de la période de crise, à ceux des entreprises particulières. Par là se trouve profondément altérée la structure même du capitalisme, qui avait jusqu’ici pour principe une homogénéité spontanée de la production basée sur la concurrence, une coïncidence de fait des intérêts de l’ensemble des producteurs avec la liberté absolue de chaque entreprise. La conscience, développée chez quelques capitalistes allemands, du péril ou cette liberté individuelle les plaçait en période critique, doit naturellement être placée à l’origine de l’effervescence et du triomphe national-socialistes. Toutefois, il est évident que cette conscience n’existait pas encore chez les capitalistes italiens préoccupés seulement, au moment de la marche sur Rome, par le caractère insoluble de leurs conflits avec les ouvriers. Il apparaît ainsi que l’unité du fascisme se trouve dans sa structure psychologique propre et non dans les conditions économiques qui lui servent de base. (Ce qui n’entre pas en contradiction avec le fait qu’un développement logique général de l’économie donne après coup aux différents fascismes un sens économique commun qu’ils partagent, il est vrai, avec l’activité politique ― absolument étrangère au fascisme proprement dit ― du gouvernement actuel des États-Unis).

Quel que soit le danger économique auquel a répondu le fascisme, la conscience de ce danger et le besoin d’y obvier ne représentent d’ailleurs qu’un désir encore vide, doublé à la rigueur d’un puissant moyen de soutien tel que l’argent. La réalisation de la force susceptible de répondre au désir et d’utiliser les disponibilités d’argent se passe seulement dans la région hétérogène et sa possibilité dépend manifestement de la structure actuelle de cette région : dans l’ensemble, il est possible de considérer cette structure comme variable suivant qu’il s’agit d’une société démocratique ou monarchique.

La société monarchique réelle (distincte de formes politiques adaptées ou abâtardies représentées par l’Angleterre actuelle ou l’Italie préfasciste) est caractérisée par le fait qu’une instance souveraine, d’origine ancienne et de forme absolue, est liée à l’homogénéité établie. L’évolution constante des éléments constitutifs de l’homogénéité peut nécessiter des changements fondamentaux, mais le besoin de changement n’est jamais représenté au dedans que par une minorité avertie : l’ensemble des éléments homogènes et le principe immédiat de l’homogénéité demeurent liés au maintien des formes juridiques et des cadres administratifs existants et garantis par l’autorité du roi ; réciproquement l’autorité du roi se confond avec le maintien de ces formes et de ces cadres. Ainsi, la partie supérieure de la région hétérogène est-elle à la fois immobilisée et immobilisante et seule la partie inférieure formée par les classes misérables et opprimées est susceptible d’entrer en mouvement. Mais le fait d’entrer en mouvement représente pour cette dernière partie, passive et opprimée par définition, une altération profonde de sa nature : afin d’entrer en lutte contre l’instance souveraine et l’homogénéité légale qui les opprime, les classes inférieures doivent passer d’un état passif et diffus à une forme d’activité consciente ; en termes marxistes, ces classes doivent prendre conscience d’elles-mêmes en tant que prolétariat révolutionnaire. Le prolétariat ainsi envisagé ne peut d’ailleurs pas se limiter à lui-même : il n’est en fait qu’un point de concentration pour tout élément social dissocié et rejeté dans l’hétérogénéité. Il est même possible de dire qu’un tel centre d’attraction existe en quelque sorte avant la formation de ce qui doit être appelé a prolétariat conscient " : la description générale de la région hétérogène implique d’ailleurs qu’il soit posé généralement comme un élément constitutif de la structure d’ensemble qui comprend non seulement les formes impératives et les formes misérables, mais les formes subversives. Ces formes subversives ne sont autres que les formes inférieures transformées en vue de la lutte contre les formes souveraines. La nécessité propre des formes subversives exige que ce qui est bas devienne haut, que ce qui est haut devienne bas, et c’est dans cette exigence que s’exprime la nature de la subversion. Dans le cas où les formes souveraines de la société sont immobilisées et liées, les divers éléments rejetés dans l’hétérogénéité par la décomposition sociale ne peuvent se joindre qu’aux formations résultant de l’entrée en activité des classes opprimées : ils sont nécessairement voués à la subversion. La fraction de la bourgeoisie qui a pris conscience de son incompatibilité avec les cadres sociaux établis s’unit contre l’autorité et se confond avec les masses effervescentes révoltées : et même dans le temps qui suit immédiatement la destruction de la monarchie, les mouvements sociaux continuent d’être commandés par le comportement anti-autoritaire initial de la révolution.

Mais dans une société démocratique (tout au moins lorsqu’une telle société n’est pas galvanisée par la nécessité de faire la guerre) l’instance impérative hétérogène (nation dans les formes républicaines, roi dans les monarchies constitutionnelles) est réduite à une existence atrophiée et tout changement possible n’apparaît plus nécessairement lié à sa destruction. Dans ce cas, les formes impératives peuvent même être considérées comme un champ libre, ouvert à toutes possibilités d’effervescence et de mouvements, au même titre que les formes subversives dans la monarchie. Et lorsque la société homogène subit une désintégration critique, les éléments dissociés n’entrent plus nécessairement d’ans l’orbite de l’attraction subversive : il se forme en outre, au sommet, une attraction impérative qui ne voue plus ceux qui la subissent à l’immobilité. En principe, jusqu’à une date récente, cette attraction impérative s’exerçait uniquement dans le sens d’une restauration. Elle se trouvait ainsi limitée à l’avance par la nature préalable de la souveraineté disparue qui impliquait le plus souvent une perte de contact prohibitive entre l’instance autoritaire et les classes inférieures (la seule restauration historique spontanée est celle du bonapartisme qui doit être mise en rapport avec les sources populaires manifestes du pouvoir bonapartiste). En France, il est vrai, certaines des formes constitutives du fascisme ont pu être élaborées dans la formation ― mais surtout dans les difficultés de formation ― d’une attraction impérative dirigée dans le sens d’une restauration dynastique. La possibilité du fascisme n’en a pas moins dépendu du fait qu’un retour à des formes souveraines disparues était hors de cause en Italie, où la monarchie subsistait à l’état réduit. C’est précisément l’insuffisance, s’ajoutant à la subsistance royale, qui a nécessité la formation, à laquelle elle laissait en même temps le champ libre, d’une attraction impérative entièrement renouvelée et recevant une base populaire. Dans ces conditions nouvelles (par rapport aux dissociations révolutionnaires classiques des sociétés monarchiques) les classes inférieures ont cessé de subir exclusivement l’attraction représentée par la subversion socialiste et une organisation de type militaire a commencé à les entraîner en partie dans l’orbite de la souveraineté. De même les éléments dissociés (appartenant aux classes moyennes ou dominantes) ont trouvé un nouveau débouché à leur effervescence et il n’est pas surprenant qu’à partir du moment où ils ont eu le choix entre des solutions subversives ou impératives, ils se soient dirigés en majorité dans le sens impératif.

De cette dualité possible de l’effervescence résulte une situation sans précédent. Une même société voit se former concurremment, dans une même période, deux révolutions à la fois hostiles l’une à l’autre et hostiles à l’ordre établi. En même temps le développement des deux fractions opposées à la dissociation générale de la société homogène comme facteur commun, ce qui explique de nombreuses connexions et même une sorte de complicité profonde. D’autre part, indépendamment de toute communauté d’origine, le succès d’une des fractions implique celui de la fraction contraire par suite d’un certain jeu d’équilibre : il peut en être la cause (en particulier, dans la mesure où le fascisme est une réponse impérative à la menace croissante d’un mouvement ouvrier) et doit en être considéré, dans la plupart des cas, comme le signe. Mais il est évident que la simple formation d’une situation de cet ordre, à moins qu’il soit possible de rétablir l’homogénéité ébranlée, commande à l’avance son issue : à mesure que l’effervescence croit, l’importance des éléments dissociés (bourgeois et petits-bourgeois) croît par rapport à celle des éléments qui n’ont jamais été intégrés (prolétariat). Ainsi, à mesure que les possibilités révolutionnaires s’affirment, disparaissent les chances de la révolution ouvrière, les chances d’une subversion libératrice de la société.

En principe, il semble donc que tout espoir soit interdit à des mouvements révolutionnaires se développant dans une démocratie, du moins lorsque le souvenir des anciennes luttes entreprises contre une autorité royale s’est atténué et ne fixe plus nécessairement les réactions hétérogènes dans un sens contraire aux formes impératives. Il est évident, en effet, que la situation des principales puissances démocratiques, sur le territoire desquelles se joue le sort de la Révolution, ne justifie pas la moindre confiance : c’est seulement l’attitude à peu près indifférente du prolétariat qui a permis jusqu’ici à ces pays d’échapper à toute formation fasciste. Toutefois il serait puéril de croire fermer ainsi le monde dans un schéma : dès l’abord, la simple prise en considération des formations sociales affectives révèle les immenses ressources, l’inépuisable richesse de formes propre à toute vie affective. Non seulement les situations psychologiques des collectivités démocratiques sont, comme toute situation humaine, transitoires, mais il demeure possible d’envisager, tout au moins comme une représentation encore imprécise, des forces d’attraction différentes de celles qui sont déjà utilisées, aussi différentes du communisme actuel ou même passé que le fascisme l’est des revendications dynastiques. C’est en vue de telles possibilités qu’il est nécessaire de développer un système de connaissances permettant de prévoir les réactions affectives sociales qui parcourent la superstructure ― peut-être même, jusqu’à un certain point, d’en disposer. Le fait du fascisme, qui vient de mettre en cause l’existence même du mouvement ouvrier, suffit à montrer ce qu’il est possible d’attendre d’un recours opportun à des forces affectives renouvelées. Pas plus que dans les formes fascistes, il ne peut être question aujourd’hui, comme à l’époque du socialisme utopique, de morale ou d’idéalisme : un système de connaissances portant sur les mouvements sociaux d’attraction et de répulsion se présente de la façon la plus dépouillée comme une arme. Au moment où une vaste convulsion oppose, non pas exactement le fascisme au communisme, mais des formes impératives radicales à la profonde subversion qui continue à poursuivre l’émancipation des vies humaines.

Georges BATAILLE. Mars1934 in LA CRITIQUE SOCIALE - N°11