De l’ombre vers le soleil, Albert Camus face à la violence
Origine LES RENCONTRES MÉDITERRANÉENNES ALBERT CAMUS
LA PESTE ET LE SAUVETAGE DES JUIFS AU CHAMBON-SUR-LIGNON PENDANT L’OCCUPATION BIFURCATION DÉCISIVE POUR SON APPROCHE DE LA RÉVOLTE NON VIOLENTE

À l’époque de la Libération, Albert Camus a noué des amitiés dc longue durée avec des anarchistes, à Paris et ailleurs, jusqu’à sa mort en 1960. Il témoigna en faveur de l’anarchiste Maurice Laisant et défendit ses actions contre la guerre en Indochine. Et, de 1948 à 1960, il rédigea fréquemment des contributions pour des journaux anarchistes de courants divers [1]. L’anarchisme est à la fois un courant philosophique et un mouvement social, dirigés contre toute forme de domination. En même temps, c est un courant organisé qui prône une économie collective sur la base du volontariat ainsi qu’une sphère publique sans limites — donc une société socialiste-libertaire. Le modèle historique fut la collectivisation sans État dans la révolution espagnole en 1936, qui, d’un point de vue anarchiste, n’était pas en échec en soi, mais à cause de la guerre civile menée par Franco et par le parti communiste espagnol au sein de la gauche. C’est dans cette tradition libertaire que Camus se situait, quand il préférait la révolution espagnole de 1936 à la révolution bolchevique de 1917 en Russie. Dans l’un de ses articles libertaires, il écrit :
Alors le 19 juillet 1936 sera aussi l’une des dates de la deuxième révolution dû siècle, celle qui prend sa source dans la Commune de Paris, qui C. ] portera l’homme plus loin que n’a pu le faire la révolution de 17. Nourrie par l’Espagne et, en général par le génie libertaire elle nous rendra un jour une Espagne et une Europe. (EL : 147-148, « Calendrier de la liberté »)
On admire la clairvoyance de ces paroles de 1954 : une dictature ne peut pas durer dans un pays où est gravé ce « génie libertaire ».
Au sein du militantisme anarchiste en général, les dénominations « libertaire » et « anarchiste » sont utilisées de façon synonyme. Une différence entre les deux fut introduite plutôt de l’extérieur, du côté non anarchiste. Quant à Camus, qui ne voulait pas établir une nouvelle idéologie, un nouvel « isme », pour sa propre prise de position il utilisa les dénominations « libertaire » et « socialisme libertaire », dans le sens d’une économie volontaire et collectivisée. Qu’il se sentît faire partie de ce courant et de ce mouvement, il l’affichait résolument pendant les disputes autour de son œuvre-phare, L’Homme révolté, notamment en 1951 et en 1952 quand, à leur tour, les anarchistes le soutinrent dans son conflit avec Jean-Paul Sartre et Francis Jeanson. Dans un article de 1952 paru dans Le Libertaire, Camus utilisait d’une manière intrépide le « nous » pour afficher ouvertement son appartenance aux mouvances anarchistes. Or, en même temps, il se démarque des tendanccs nihilistes et violentes au sein de cc mouvement :
Mais aujourd’hui, et vous autres libertaires de 1950, le savez bien, nous ne pouvons plus nous passer de valeurs positives. Où les trouverons-nous ? [...] On comprend maintenant que [... ] la conclusion de mon livre se réfère expressément aux fédérations française, jurassienne et espagnole de la Ière Internationale qui étaient en partie bakounistes.[ ... ] C’est parce que Bakounine est vivant en moi comme il l’est dans notre temps que je n’ai pas hésité à mettre au premier plan les préjugés nihilistes qu’il partageait avec son époque. Ce faisant, il me semble que j’ai finalement rendu service au courant de pensée dont Bakounine est le grand représentant [ ...] que ce livre a contribué, malgré ses défauts, à rendre plus effcace cette pensée et du même coup à affermir l’espoir, et la chance, des derniers hommes libres. (EL :
124-126, « Réponse à Gaston Leval »)
C’est donc un anarchisme antinihiliste que prône Camus ici et dans L’Homme révolté, un anarchisme des valeurs positives de la critique de la violence. Camus évoluait ainsi peu à peu vers l’attitude d’un adepte du courant anarchiste de critique de la violence, voire vers celui de la non-violence — un des courants pluriels de l’anarchisme. En fait, Camus était déjà très proche de ce que sera la conception de la révolte que les groupes d’action directe non violents pratiqueront dès 1972 autour du journal Graswurzelrevolution, en Allemagne de l’Ouest, par leurs campagnes de masse au sein du mouvement antinucléaire, de l’occupation du site de construction de la centrale nucléaire de Wyhl (jamais construite) jusqu’au blocus des transports nucléaires dans les années 1990 et 2000. C’était aussi efficace puisque l’industrie nucléaire très puissante, née sous le régime nazi, fut abandonnée d’une manière définitive après Fukushima, en 2011. Ces expériences et le concept de révolte de Camus ont marqué mon propre engagement comme militant au sein de ce mouvement.
Cependant, pour réaliser un tel concept, Camus a dû faire ses propres expériences qui l’ont conduit à concevoir une telle vision de la révolte.
Rirette Maîtrejean et Nicola Chiaromonte
Camus vient de s’installer à Paris quand l’absurde, en réalité brutale, occupation nazie se saisit de lui. Par hasard et par l’intermédiaire de son emploi au quotidien Paris Soir, il rencontre Rirette Maîtrejean, une correctrice du journal dont l’itinéraire est marqué par le mouvement anarchiste avant la Grande Guerre. Notamment, elle y critiquait d’une manière décidée les hold-up armés du groupe de la bande à Bonnot des années 1911-1912, qui se revendiquait également comme anarchiste. Par cette critique, Rirette Maîtrejean rejoint les forces de l’abandon du faux anarchisme au profit des valeurs positives de celui-ci qu’Albert Camus va partager ultérieurement. [2]
C’est avec Rirette Maîtrejean qu’en juin 1940, et dans la rnêrœ voiture, Camus part de Paris vers le sud, s’arrêtant d’abord Clermont-Ferrand puis à Lyon. Ils sont quotidiennement ensemble, et Rirette Maîtrejean lui donne une sorte d’introduction à l’histoire de l’anarchisme français et lui fait connaître d’autres correcteurs anarcho-syndicalistes. Après la Libération, Camus retrouve Rirette Maîtrejean à Paris, et ils font tous deux partie du comité parisien de rédaction de la revue Témoins. Les réunions de ce comité ont parfois lieu dans l’appartement de Rirette Maîtrejean, parfois chez Camus. Les passages sur la critique du terrorisme individualiste dans L’Homme révolté se ressentent notamment de l’influence de Rirette Maîtrejean (EL : 40, « Introduction »).
D’une même manière — et c’est encore largement inconnu et non considéré dans l’itinéraire de Camus —, c’est exactement quand Camus va de Lyon à Oran, après l’exode, qu’on doit situer le début de ses activités anti-Vichy et antinazies. En 1941, Camus et Francine Faure oscillent entre Oran et Alger, et avec leurs anciens amis du Théâtre de l’Equipe, ils organisent un réseau d’aide aux réfugiés entre Marseille, Alger, Oran, jusqu’à Casablanca [3]. Leur Maison Fichu, à Alger, en devient la tête.
L’un des réfugiés européens hébergés par la famille Faure à Oran fut Nicola Chiaromonte. Dans les années 1930, Chiaromonte et son maître à penser, Andrea Caff, faisaient partie 130 d’un groupe d’antifascistes italiens réfugiés en France, Giustizia e Libertà. Tous les deux quittent cc groupe en 1935 et le contact entre eux s’interrompt pour un certain temps. Chiaromonte combat sous André Malraux dans la révolution espagnole, et il se rapproche ensuite de plus en plus de l’anarchisme de Tolstoï, dès son arrivée à New York en 1941, par l’intermédiaire du réseau de Camus. Quant à lui, Caff reste en France, en marge des événements, et survit comme une sorte de SDF à Toulouse pendant l’Occupation [4].
En 1941 débutent les activités contre Vichy de Camus, de Francine et de sa famille à Oran. Vichy ayant exclu des élèves et des instituteurs et institutrices juifs du système scolaire, Camus, Francine et toute la famille Faure s’engagent comme enseignants dans des écoles privées juives. Camus est professeur dans le lycée privé d’André Bénichou. [5]
Ces activités sont marquées par des événements graves. L’ami de Camus, Robert Namia, est arrêté dans la Maison Fichu à Alger à cause de l’activité d’aide aux réfugiés. Pendant l’interpellation, on trouve une lettre de Namia à Camus. Autre événement critique, une lettre de Chiaromonte à Camus écrite de New York. Peu de temps après, la police convoque Camus pour un interrogatoire. Elle insiste pour vérifier que le nom « Maillot » (que Chiaromonte avait choisi comme pseudonyme) est en réalité celui de Chiaromonte, mais Camus nie. [6]
Face à de telles menaces de persécution, en 1942, il n’y a qu’une solution pour Camus : partir pour le Chambon-sur-Lignon, dans le Massif central.
Le Chambon-sur-Lignon 1942-1943, André Trocmé et Tarrou de La Peste
Depuis janvier 1942, la tuberculose de Camus s’aggrave dans 131 les deux lobes des poumons. Selon Lottman, Camus crache déjà du sang au moment de l’interrogatoire provoqué par la lettre de Chiaromonte [7] . À l’époque, on traite la tuberculose par des cures en plein air et en altitude. Francine et Albert ont de la chance puisque la grand-tante de Francine, Mme Œttly, tient une pension dans une ferme au Panelier, à trois kilomètres de la ville du Chambon sur-Lignon — sur le plateau du Vivarais, dans le Massif central.
Les Camus y arrivent au mois d’août 1942. Albert y restera jusqu’en novembre 1943, ce qui n’était pas prévu, Francine retournera en Algérie en octobre 1942 pour reprendre son métier d’institutrice.
Le 7 novembre 1942, les choses basculent : les Alliés débarquent en Afrique du Nord, et, quatre jours plus tard, les nazis occupent le territoire de Vichy. Camus est tout à coup séparé de sa femme — lui en exil. Ce sont les sujets du roman La Peste, dont il écrit la première version pendant son séjour au Chambon-sur-Lignon [8]
Les années de Vichy et de l’occupation allemande au Chambon-sur-Lignon sont inscrites à la fois dans l’histoire de Résistance et dans l’histoire de la résistance civile contre le national-socialisme en Europe. D’après l’historien Jacques Sémelin, la ville protestante du Chambon-sur-Lignon mena pendant toute la durée de la guerre un travail remarquable. Avec les pasteurs André Trocmé et Edouard Theis aux commandes, les habitants organisèrent des actions de « résistance non violente », selon leur expression. Ils aménageaient des lieux de refuge, et ils aidaient dans la recherche d’un abri ou d’un passage à l’étranger, notamment en Suisse. [9]
Des chercheurs en histoire pensent aujourd’hui qu’environ cinq mille habitants du Chambon et des villages et des fermes alentour ont sauvé à peu près cinq mille Juifs et Juives — en s’appuyant sur les estimations du fabricant de faux papiers de la région, Oscar Rosowsky. C’était une ressource primordiale puisque personne ne pouvait survivre sans faux papiers. [10]
Pour compléter les grands biographes de Camus au sujet du séjour de Camus au Chambon, des chercheurs régionaux comme Patrick Gérard Henry, ont publié des livres sur ce point, notamment, pour Henry, dans le chapitre IV de son livre La Montagne des Justes, dont je citerai des passages par la suite. [11]
A son arrivée sur le Plateau en 1942, Camus, qui avait gardé des contacts à Lyon, renoue avec Pascal Pia et avec le poète catholique René Leynaud, qui sont désormais membres de l’organisation de résistance Combat. A Lyon, et à Saint-Etienne où il doit se rendre tous les douze jours pour y subir un pneumothorax, Camus retrouve fréquemment Leynaud pendant l’année 1943. À l’une de ces occasions, Camus présente à Leynaud un ami du Plateau, le père dominicain, nietzschéen et antifasciste Raymond Léopold Bruckberger. Pia, de son côté, organise la rencontre entre Camus et Francis Ponge, dont l’épouse était native du Chambon, et avec Pierre Fayol, le dirigeant du groupe régional armé de Combat au Chambon. [12]
Ce réseau des contacts de Camus, religieux et non religieux inclus, s’étendit, selon les propos du faussaire Rosowsky, au personnage de Jean Bouix, fermier dans la commune du Mazet-SaintVoy, qui s’efforçait de trouver des Juifs qui n’avaient pas encore de faux papiers et qui essayait de les convaincre de s’en procurer. Selon Rosowsky, Bouix était « un ami d’Albert Camus ». [13]

Patrick Gérard Henry reste vague sur le fait de savoir si Camus connaissait
personnellement le coordinateur du sauvetage des Juifs, le pasteur du Chambon ,André Trocmé. Trocmé était au Chambon parce qu’il se trouvait en plein conflit avec l’Eglise protestante — son assignation au Chambon était une personnelle était une sorte de relégation. Nelly, la fille d’André Trocmé, nie la connaissance personnelle
de Camus et Trocmé. Henry poursuit son récit :
Malgré ce qu’en dit Lottman, il [Camus] était tout à fait au courant des actes violents de résistance au Chambon-sur-Lignon et dans les environs. Oscar Rosowsky,Jean Bouix et Pierre Fayol le confirment tous trois. Fayol et Camus étaient amis, et comme Todd le fait remarquer, ils écoutaient même la BBC ensemble à Panelier. En fait, malgré une opinion généralement répandue selon laquelle Camus ne participa à aucune activité de résistance avant son départ du Plateau, à la fin de 1943, il y a au moins deux raisons de croire que son action dans la Résistance commença plus tôt, dès son séjour à Panelier. La première est une lettre adressée à Francine, datée du 31 août 1944, dans laquelle il dit ceci : « Je suis entré dans la Résistance. J’y suis entré en Haute-Loire et puis toute de suite après à Paris avec Pia, au mouvement Combat. » L’autre raison est que ses faux papiers, au nom d’Albert Mathé, sont datés du 20 mai 1943. [Philippe] Hallier s’interroge lui aussi sur ce que Camus savait de la résistance non violente dans le village. Des Juifs se trouvaient partout sur le Plateau, même à Panelier, et l’écrivain était souvent en contact avec Chouraqui. La réponse que ce dernier m’a faite indique clairement qu’il avait connaissance des actes de résistance, tant non violents (ceux qui consistaient à donner refuge aux victimes potentielles des nazies) que violents : « Depuis toujours, Albert Camus était au courant de la résistance que les pasteurs Theis ct Trocmé dirigeaient au Chambon-sur-Lignon [14] . »
Dans La Peste, on trouve des allusions claires et nettes sur la Shoah en Europe, ainsi que sur les camps d’internement en France, dont différentes organisations d’aide essayèrent de sauver 134 au moins des enfants de la déportation vers les camps de la mort. Henry écrit :
Il ne fait aucun doute que Camus avait connaissance, non seulement de leur existence, mais aussi des actions légales et illégales engagées pour en faire sortir des enfants. Il était au courant parce que l’organisation de Chouraqui, l’OSE [Œuvre de secours aux enfants], était très impliquée dans ces actions. [15]
André Chouraqui, un ami juif de Camus venant d’Algérie, habita à son arrivée sur le Plateau et dirigea clandestinement l’aide aux réfugiés, pour les enfants. Camus lui rendit souvent visite. [16]
Il y a une autre preuve sur la connaissance précise de Camus quant à de telles actions de résistance, au temps de la rédaction du premier état du roman, dans le choix des noms de personnages et de lieux. Plusieurs de ces noms s’appuient sur des événements locaux : « Paneloux » pour Panelier, le « Dr Rieux » pour Dr Paul Riou. « Grand » était un fermier ami de Camus qui habitait au Panelier. [17]
Comment est-ce possible que, dans une telle situation existentielle, une résistance non violente soit effective ? Le personnage d’André Trocmé y est en position centrale. Il apporte une conception de résistance qui fut influencée par Gandhi et il la propagea pendant des années, depuis son arrivée sur le Plateau en 1934. Aucun gouvernement ne peut nous obliger à tuer ; il faut trouver le moyen de résister au nazisme sans tuer des hommes. [18]
Les convictions et le rôle de Trocmé sont le plus visibles dans le roman par le personnage de Tarrou, ce que montre Henry de manière convaincante :
[ ... ] en tant que pacifiste, il [Trocmé] se rapproche de Tarrou. C. ] La non-violence fut également très présente dans la pensée de Camus. ] Tarrou a en lui cette « grandeur » qui le rapproche de Trocmé lorsqu’il dit estimer qu’il faut résister à la violence, mais avec les seules « armes de l’esprit ». Voici comment il exprime son pacifisme : « J’ai décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir, . . ] j’ai renoncé à tuer, » Ainsi, de même que Trocmé, avec d’autres, organise des actions de refuge dans sa paroisse, Tarrou met en place les « formations sanitaires » [19]
Dans un passage important du roman, Tarrou parle à Rieux de la passion de son père pour les indicateurs horaires des trains — une allusion à l’anéantissement de masse bureaucratique par la déportation ferroviaire — et lie cela avec son dégoût à l’encontre de son père, c’est-à-dire l’Etat qui pratique la peine capitale :
Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents, Et je compris qu’il demandait même qu’on lui coupât le cou. Il disait seulement, il est vrai : « Cette tête doit tomber. » Mais, à la fin, la différence n’était pas grande. Et cela revint au même, en effet, puisqu’il obtint cette tête. Simplement, ce n’est pas lui qui fit alors le travail. [ . . . ] A partir de ce jour, je ne pus regarder l’indicateur [...] qu’avec un dégoût abominable. [20]
Tarrou décide de quitter son père et de consacrer sa vie à la lutte contre la peine de mort — comme Camus lui-même après la guerre et pour le reste de sa vie. Dans un autre passage du roman, Tarrou se demande si l’on pourrait devenir « un saint sans Dieu », mais Rieux, le personnage-phare du roman, répond :
[ ... ] mais vous savez, je me sens plus de solidarité avec les vaincus qu’avec les saints. Je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroisme ct la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme [21]
Dans sa comparaison Trocmé-Tarrou, Henry écrit : « Tarrou est une version laïque de Trocmé [22]. » Et à la fin de son étude, Henry arrive à cette conclusion :
Sous cet angle, Tarrou ressemble certainement à Trocmé cn ce qu’il personnifie l’action non violente de sauvetage, alors que Rieux pourrait incarner Fayol ct la résistance armée [23].
Camus présente donc une reconnaissance mutuelle — et non pas une contradiction — entre la lutte non violente et la lutte armée contre le national-socialisme, selon sa propre connaissance de celui-ci et sa participation à ces luttes, puisque des Juifs en fuite furent accueillis dans la ferme de Mme Œttly, « même à Panelie [24] ». Trocmé et Fayol se connaissaient, selon Henry, et éprouvaient « visiblement de l’estime l’un pour l’autre [25] ».
A cette époque, Camus pense encore que la lutte armée est indispensable pour la résistance aux nazis, la lutte non violente n’étant pas suffsante. C’est Rieux et non pas Tarrou. Tarrou est un saint, Rieux, plus profane, ne veut être qu’un homme. Dans le roman, Tarrou meurt à la fin, mais Rieux survit.
Les deux formes de résistance furent pratiquées au Chambon : les groupes armés participent aux actions de sauvetage des Juifs, et prennent des précautions pour que leurs actions armées n’attirent pas l’attention des troupes de répression de Vichy ou des nazis sur le Plateau. Il y a même une sorte de pacte entre Fayol et Trocmé. Henry cite en partie les Mémoires de Trocmé :
[…] le pasteur raconte : Fayol, « mon ami, [. .. ] avait une grande noblcssc de caractèrc. c. . ] Il vint souvcnt me voir [ quoi de plus naturel, nous professions tous les deux une attitude modérée. Je croyais insensés les coups de force contre les détachements allemands, qui ne faisaient que déclencher des représailles. Il était d’accord. » Le cas de la famille Eyraud, cependant, montre à quel point les deux groupes étaient inextricablement liés et, jusqu’à un certain point, agissaient ensemble. Mme Eyraud dirigeait une pension dans laquelle se cachèrent de nombreux enfants et jeunes adultes pendant l’Occupation. En même temps, Léon « Noël » Eyraud dirigeait le maquis. Leur fille témoigne : « La maison est alors devenue le point de ralliement des jeunes maquisards. » Elle explique aussi avec quelle énergie son père intervint pour éviter que des soldats allemands soient tués inutilement dans la région. « Je me souviens aussi du jour où il a appris le projet de jeunes maquisards de venir mitrailler les convalescents allemands qui venaient se baigner à la plage, son but était de protéger non seulement le village mais aussi des hommes sans défense. » [Le Chambon fut également un lieu de soins aux soldats allemands blessés de la guerre, à l’époque.] Il est évident que les chefs maquisards Fayol et Eyraud comprirent que le sort du village et la réussite du sauvetage non violent qui y était pratiqué dépendraient largement de la façon dont ils mèneraient leurs actions. Si les soldats allemands avaient été tués sans discernement, de très fortes représailles auraient suivi, touchant dans la région des groupes de résistance, armée ou non [26].
Plus tard, de retour à Paris, Camus se souvint bien des possibilités de cacher des Juifs et des Juives parisiens dans le réseau de sauvetage au Chambon et, dans certains cas, il envoya lui-même des persécutés de Paris vers les Fayol ou directement vers Mme Œttly. Henry écrit encore :
« Une fois à Paris, à la fin de 1943, il envoya une femme juive se réfugier dans le village et fit parvenir à Fayol un message codé expliquant qu’elle souffrait d’une « infection héréditaire [27] ».
Ce message est lisible pour les deux amis comme la peste du national-socialisme.
« Sauver les corps » comme principe dans Ni victimes ni bourreaux. L’évolution de Camus vers un anarchisme critiquant la violence dans L’Homme révolté et au sein de la lutte anticoloniale
Après sa fuite d’Oran, en 1941, Nicola Chiaromonte arrive à New York et passe ses années d’exil dans Ic cercle autour de Dwight et de Nancy Macdonald. C’est Ic temps où ceux-ci quittent la revue trotskiste Partisan Review, vers 1944, pour fonder la revue plus libertaire Politics, où sont publiés, par exemple, des articles de l’anarcho-syndicaliste française Simone Weil ou de l’anarchiste américain Paul Goodman. Les Macdonald procèdent donc d’un tournant du trotskisme vers le pacifisme et l’anarchisme individualiste [28] . Alessandro Bresolin écrit :
Chiaromonte permet à McDonald [sic ./] et au groupe de Politics de faire la connaissance de l’auteur de L’Étranger. De plus, c’est à lui de convaincre Camus d’entreprendre son voyage aux Etats-Unis au printemps 1946. [...] Chiaromonte ira chercher Camus sur le quai du port de New York. Albert est bouleversé par l’expérience de la guerre, et il trouve là un terrain fertile pour enrichir ses idées. Il est d’accord avec le milieu de Politics pour s’engager à ne pas devenir « victimes ou bourreaux » face à la guerre froide et pour refuser le partage du monde en deux blocs. [29]
Au sein de ce cercle autour des Macdonald, de Chiaromonte et de Politics, Camus discute les thèses de l’anarchiste Andrea Caff, dont l’article « A Critique of Violence » (Une critique de la violence) fut publié dans Politics en janvier 1946. Après le départ de Chiaromonte, en 1935, Caffi reste à Toulouse, y participe à la vie de l’immigration italienne et espagnole. Il est arrêté en 1944 à cause de ses activités dans la Résistance, mais passe au travers d’une condamnation. Pendant ce temps, Caff se rapproche d’un socialisme libertaire et non violent. Après la Libération, il envoie son article sur la critique de la violence à Chiaromonte. Camus rencontre personnellement Caff en 1948, quand celui-ci revient à Paris. Camus procure même du travail à Cam, chez Gallimard. Caff participe ensuite à l’antenne parisienne des Groupes de liaison internationale, une liaison entre anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, avec la participation de Camus. Les GLI avaient été fondés deux ans après les débats entre Chiaromonte, Camus et les Macdonald, d’abord à New York, puis à Paris. Dans leur manifeste fondateur, les GLI revendiquent vouloir
[...] constituer, par-dessus les frontières, des îlots de résistance où nous tenterons de maintenir, à la disposition de ceux qui viendront, les valeurs qui rendent un sens à la vie [30]
Dans ce milieu se constituèrent, entre 1948 et 1950, des campagnes de solidarité avec des libertaires espagnols emprisonnés par Franco et Staline, campagnes qui empêchèrent parfois des exécutions — une des multiples formes de pratiquer le principe « sauver les corps ». Pour Chiaromonte, Caffi fut une sorte de maître à penser l’exemplarité philosophique. La revue La Quinzaine littéraire désigna Caffi comme étant le « Walter Benjamin italien [31] ». Chiaromonte et tout le cercle de Politics avaient vocation à tirer les conséquences de l’orgie de la violence de deux guerres mondiales et des dictatures dévastatrices, et se rapprochaient finalement des théories et des pratiques de Gandhi, de Tolstoï, de Huxley et de Simone Weil. Bresolin écrit :
Mais la non-violence qu’il [Chiaromonte] développe se nourrit de la leçon de son maître, Caff, selon lequel la violence était « incompatible avec les valeurs de civilisation et d’humanité sociable que nous voulons garder. C. .. ] Avec la violence, nous renions nécessairement les valeurs qui sont notre raison de vivre. » Caff insistait beaucoup sur les connexions entre l’idée de société et l’idée de non-violence : « Il y a un conflit irréductible entre l’aspiration à la sociabilité et la volonté de puissance. Chaque violence est, par définition, antisociale [32] . »
Une fois encore, on retrouve ici la connexion entre la critique de la violence et la critique de la dominance. Sauver les corps, ce fut le principe élaboré au Chambon-sur-Lignon Camus introduisit dans les débats d’après-guerre à New York. A la mi-1946, Camus rentre de New York à Paris et publie ensuite dans Combat la série de huit articles Ni victimes, ni bourreaux, la substance de ses débats à New York. Il quitte Combat peu après pour écrire désormais, et surtout, pour des rexmes anarchistes. « Sauver les corps », ainsi qu’il intitule le deuxième de ces articles, paraît le 20 novembre 1946 (CAC 8 : 613-616, « Camus à Combat »). Dans l’avant-dernier article de cette série, en date du 29 novembre 1946, Camus reven140 dique comme principe universel et antiétatique, sur la même Ligne politique que Tarrou dans La Peste, « un code de justice internationale dont le premier article serait l’abolition générale de la peine de mort » (CAC 8 : 38).
Immédiatement après la parution de ces articles, les Macdonald les reçoivent aux Etats-Unis, les traduisent en anglais et en assurent la diffusion, notamment dans le milieu des objecteurs de conscience ainsi que dans la pensée contestataire naissante des Afro-Arnéricains. Déjà en février 1946, avant l’arrivé de Camus à New York, Dwight Macdonald avait fondé aux Etats-Unis, de concert avec des objecteurs, le CNVR (Comittee for Nonviolent Revolution), qui existera cependant seulement jusqu’en 1948 [33].
Robert Moses, dit Bob, un jeune étudiant noir venu du sud des Etats-Unis et plus tard l’un des militants les plus influents du mouvement des droits civiques, lut les textes de Camus ainsi que La Peste. Moses caractérisa la situation de l’oppression raciste aux Etats-Unis comme une peste, notamment la ségrégation dans les Etats du Sud. Il lut Ni victimes, ni bourreaux comme un appel à la révolte libertaire et non violente. De concert avec Ella Baker, Bob Moses fonda le SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee), qui menait les luttes des étudiants de base contre des restaurants, des bars, des magazines, des abris de bus, des piscines, des parcs, des bus et des autocars où sévissait la ségrégation, par des sit-in et des go-in. Le SNCC fut un mouvement de base groupe-centered (s’appuyant sur des groupes d’action directe et non violente s’appelant nonviolent action groups), dont les actions non violentes étaient coordonnées, et non dominées, par la tête de l’organisation — à l’opposé du modèle d’organisation leader-centered (s’appuyant sur des dirigeants) auquel appartenait Martin Luther King Jr [34].
Aujourd’hui, cette époque du SNCC (1960-1969) sert de modèle à une organisation de base pour les militants noirs anarchistes. Sur ce modèle de la réception et de l’influence pratique de Camus aux Etats-Unis et des actions directes et non violentes du SNCC, les tactiques comme sit-in, teach-in, go-in, die-in, etc. se répandirent en Europe en 1968, sous ces dénominations qui étaient celles des étudiants américains, Et ce au contraire des 141 thèses de la gauche radicale orthodoxe, selon lesquelles Camus ne jouait aucun rôle en 1968.
Le principe « sauver les corps-sauver les gens » fait partie intégrante du concept de la révolte chez Camus. Il est chaque fois mis en pratique dans de nombreuses actions de droits civiques, même par les milliers de militants du mouvement Refugees Welcome qui ont accueilli, nourri et accompagné, en automne et en hiver 2015 et 2016, en Allemagne, presque un million de réfugiés des terrains de guerre au Moyen-Orient — malgré l’hostilité du camp néopopuliste extrême droitier. Ce principe est également mis en pratique chaque fois qu’un navire de sauvetage embarque des réfugiés en pleine mer Méditerranée. Le week-end du colloque des Journées Camus à Lourmarin, en 2018, le navire de sauvetage de SOS Méditerranée a largué les amarres dans le port de Marseille et a été salué par les associations, en signe de solidarité. Rupert Neudeck, camusien et fondateur de l’ONG Cap Anamur, déjà actif pour les boat people vietnamiens, avait instauré comme partie intégrante de son programme de formation de son équipe la lecture du roman La Peste. Et ce n’est pas un hasard. Pour soutenir de telles actions de sauvetage, voici quelques séquences de Camus extraites de L’Homme révolté :
[...] la révolte aux prises avec l’histoire ajoute qu’au lieu de tuer et mourir pour produire l’être que nous ne sommes pas, nous avons à vivre et faire vivre pour créer ce que nous sommes [35].
Qu’un seul maître soit, en effet, tué, et le révolté, d’une certaine manière, n’est plus autorisé à dire la communauté humaine dont il tirait pourtant sa justification. Si ce monde n’a pas de sens supérieur, si l’homme n’a que l’homme pour répondant, il sufft qu’un homme retranche un seul être de la société des vivants pour s’en exclure lui-même [36]
Mais qu’il manque un seul être au monde irremplaçable de la fraternité, et le voilà dépeuplé. Le crime irrationnel et le crime rationnel, en effet, trahissent également la valeur mise au 142 jour par le mouvement de révolte. [37]
Il est bien connu que ce fondement théorique de la révolte chez Camus l’opposa foncièrement à Jean-Paul Sartre et à son collègue Francis Jeanson. Dans la progression des années 1950, cette rupture devint quasiment insurmontable quand il s’agit des querelles sur la guerre d’Algérie, dans lesquelles Sartre et Jeanson soutenaient le Front de libération nationale (FLN) sans retenue, tandis que Camus avait des contacts et des sympathies avec les messalistes autour du syndicaliste Messali Hadj, moins violent (EL : 333-344, par exemple).
En somme, il s’agit de deux conceptions diffciles à concilier — à part la lutte commune contre le national-socialisme. Sartre le disait explicitement dans sa « Préface » au livre de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre. Ses propos restent terribles jusqu’à nos jours, avec les attentats terroristes des dernieres années à Paris, à Nice ou à Berlin :
Il faut rester terrifié ou devenir terrible. ] Car, en premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : reste un homme mort et un homme libre. [ . . . Ils ont bonne mine, les non-violents : ni victimes, ni bourreaux.. [38]
Pour Camus, de tels propos sont du pur nihilisme. Et les conséquences furent d’une évidence flagrante. L’Algérie obtint l’indépcndance après une lutte armée de huit ans, mais en même temps s’installa une dictature structurelle et invisible [39] . A l’époque de Camus, on connaissait bien d’autres façons de lutter contre le colonisateur, notamment le combat non violent de Gandhi et le mouvement anticolonial aux Indes. Camus se rapprocha de plus en plus de ces positions, par exemple dans son esquisse pour un statut des objecteurs de conscience, qu’il rédige de concert avec l’anarchiste antimilitariste Louis Lecoin. Et l’on sait que ce nest pas Lecoin qui se qualifie de non violent — malgré cela, on y put lire :
Au surplus, la non-violence, qu’on prétend si souvent tourner 143 en dérision, s’est révélée en maints cas très emcace, alors que la résistance armée a manqué le plus souvent son but. L’importance du mouvement de Gandhi, à cet égard, n’est plus à dire. (EL : 84.)
Désormais, pour Camus, Gandhi n’est plus le Mahatma, le saint non profane comme Tarrou, mais une personne bien réelle, comme Trocmé, et profane, comme Rieux dans le roman. Après la Seconde Guerre mondiale, Camus se rend compte que les actions de Gandhi peuvent être mises en pratique par toute personne. La résistance non violente devient sa forme contestataire préférée, car elle entre en concurrence visible avec la lutte armée. Cela se lit dans sa Préface à Actuelles III. Chroniques algériennes 1939-1958 :
Gandhi a prouvé qu’on pouvait lutter pour son peuple, et vaincre, sans cesser un seul jour de rester estimable. Qyelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant. ] C’est pourquoi il m’a paru à la fois indécent et nuisible de crier contre les tortures en même temps que ceux qui ont très bien digéré Melouza ou la mutilation des enfants européens. Comme il m’a paru nuisible et indécent d’aller condamner le terrorisme aux côtés de ceux qui trouvent la torture légère à porter. (OC IV : 300)
En 1955, Francis Jeanson souhaitait ceci dans son livre L’Algérie hors la loi, publié de concert avec sa femme Colette : « Etant donné le rapport de forces initial, on peut bien dire que le messalisme est en voie de liquidation [40]. »
Cependant, il ne resta que la vieille méthode stalinienne, puisque Messali Hadj fut accusé de trotskisme par les Jeanson ainsi que de collaboration avec Ic pouvoir colonial, Camus, lui, avait déjà choisi son camp : par sa référence à Gandhi, il se situa clairement du côté de l’anticolonialisme, malgré tout. Dans la Préface à Actuelles III, il écrit :
Le temps des colonialismes est fini, il faut le savoir seulement et tirer les conséquences. . . . ] Je crois en Algérie à une politique de réparation, non à une politique d’expiation. [ , ] Unc esquisse de la solution me paraît encore possible. Consacrant la fin du colonialisme, elle exclut les rêveries de reconquête ou de maintien du statu quo qui sont, en réalité, des réactions de faiblesse et d’humiliation et qui préparent le divorce définitif et le double malheur de la France et de l’Algérie. Mais elle exclut aussi les rêves d’un déracinement des Français d’Algérie qui, s’ils n’ont pas le droit d’opprimer personne, ont celui de ne pas être opprimés et de disposer d’eux-mêmes sur la terre de leur naissance. Pour rétablir la justice nécessaire, il est d’autres voies que de remplacer une injustice par une autre. (OC IV : 302, 303, 304-305)
Finalement, en 1962, il semblait que les apologètes du pouvoir et de la violence aient réussi. Mais cette victoire ne pouvait pas durer éternellement. Malheureusement, il y avait une catastrophe secondaire, le sentiment des Français d’Algérie d’avoir été trahis par la République, et donc leur choix de s’orienter vers la fondation d’un parti néofasciste, le Front national de Jean-Marie Le Pen. La troisième voie de Camus, au-delà du pouvoir colonial et d’un nationalisme de libération non pluraliste, violent et autoritaire, semblait être écrasée. Mais les atermoiements de la justice et de la liberté par la violence ne peuvent durer éternellement. Une nouvelle révolte va les attaquer — Camus dans L’Homme révolté :
Si elle [la révolte] veut unc révolution, elle la veut en faveur de la vie, non contre elle. [. ] Pour finir, lorsqu’cllc fait avancer l’histoire ct soulage la douleur des hommes, elle le fait sans terreur, sinon sans violence et dans les conditions politiques les plus différentes
Lou Marin