

Origine GraswurzelRevolution
Lire une autre critique du livre de Schnell
En janvier 2018, nous avions analysé dans le GWR 425 le mouvement de Machno en Ukraine de 1917 à 1921, surtout dans sa relation avec le bolchevisme. Il est également nécessaire d’évaluer de manière autocritique la violence émanant de Makhno lui-même d’un point de vue anarchiste. La "sociologie de la violence", également appelée "recherche scientifique sur la violence", qui existe depuis le milieu des années 1980 avec Heinrich Popitz, pourrait y contribuer. On peut même remonter encore plus loin et citer comme référence historique le livre d’Elias Canetti "Masse et pouvoir", paru en 1960. Plus récemment, cette discipline a bénéficié d’une plus grande attention ou d’une extension internationale grâce aux études de Jan Philipp Reemtsma ou de Wolfgang Sofsky, notamment le livre de Randall Collins, "Violence", publié dans sa version originale en 2008 (trad. en allemand : "Dynamik der Gewalt", Hambourg 2011). Ici, une étude de Felix Schnell, "Räume des Schreckens" (1), qui se rattache à cette approche, est au centre d’une critique de la pratique de la violence de Machno. (GWR-Red.)
Il s’agit d’une description phénoménologique du micro-niveau des mécanismes de violence et de pouvoir, jusqu’aux pogroms, exactions et génocides. Dans le mouvement non-violent et anarchiste, ces études sont restées jusqu’à présent largement ignorées. (2) Cela est peut-être dû au fait que ces études se sont peu penchées sur la violence étatique, voire ont parfois justifié l’État en tant que facteur d’ordre stabilisateur et civilisateur et pour ainsi dire en tant que bouée de sauvetage face à la violence individuelle ou de groupe débordante. En outre, il existe chez Sofsky par exemple une sorte de fatalisme de la violence qui la décrit quasiment comme un phénomène naturel et qui empêche ainsi de voir les possibilités d’action non violentes et leurs éventuels succès.
Je considère que cette ignorance dans la réception non-violente et anarchiste n’est pas très utile. La recherche sur la violence met l’accent sur des problèmes qui sont d’actualité : par exemple le phénomène des "failed states" [1] dans les situations de guerre civile. Il devrait pourtant être évident, même pour les anarchistes, que la dissolution, la destruction ou la décomposition guerrière d’États ne débouche pas automatiquement sur une société libre, auto-organisée, non hiérarchique et non violente, mais souvent sur une phase de type warlord de différents pouvoirs de groupes, de milices et de pseudo-armées ainsi que d’armées internationales d’intervention, qui se nourrissent de la guerre et de la population (non réfugiée) encore présente. La Syrie, l’Irak, le Soudan, le Darfour, le Soudan du Sud, comme exemples récents, parlent d’eux-mêmes. Pour les anarchistes, cela signifie au moins que le travail de construction positif, la diffusion des contenus libertaires, des structures décisionnelles, des communes et des projets sont bien plus importants que l’espoir illusoire des aspects libérateurs de la destruction "révolutionnaire". Les structures libertaires et démocratiques de base ne se développent pas automatiquement, mais seulement par la diffusion à long terme d’une culture libertaire et par la pratique de comportements éthiques et solidaires correspondants - au niveau des masses.
MaKhno en Ukraine, acteur d’un espace de violence
L’étude de Felix Schnell intitulée "Räume des Schreckens" (Espaces de l’horreur) met l’accent sur le mouvement de Makhno en Ukraine en 1918-1921 comme exemple de tels excès de violence. Pour Schnell, les régions périphériques de l’ancien empire tsariste après 1917, c’est-à-dire pendant la guerre civile russe, constituent un "espace de violence" dans lequel de nombreuses milices de groupe et forces armées s’affrontent. Selon sa thèse, l’usage excessif de la violence était devenu endémique suite à la Première Guerre mondiale [2]. Après l’effondrement du pouvoir central des grandes villes russes, fragile dans l’immensité de l’empire tsariste, tous les conflits ont été combattus à la périphérie avec des formations violentes souvent nées localement. L’armée de Makhno est rapidement perçue comme une telle formation de violence :
"La Makhnovchtchina était une formation sociale adaptée aux conditions régnant dans les espaces de violence", et elle n’était qu’une parmi d’autres. Les acteurs de la violence étaient aussi "les bolcheviks, mais aussi les socialistes-révolutionnaires et les partisans du gouvernement de la Rada" (3) qui, sous un ataman (commandant militaire en chef), proclama la république bourgeoise en 1917 - puis les troupes d’intervention étrangères, allemandes, autrichiennes, polonaises, les armées blanches sous Denikine et Wrangel. Les groupes de population qui se sont dressés les uns contre les autres dans ce contexte étaient eux aussi nombreux, avaient vécu parfois très longtemps isolés les uns des autres dans la même région en tant qu’Allemands, Mennonites, Juifs, Russes et Ukrainiens, chacun avec des loyautés différentes, de sorte que les antagonismes de classe ont toujours été contrecarrés par des ressentiments ethniques et des pogroms contre la population juive. Toutes les armées et milices étaient en mouvement permanent, c’était une guerre de mouvement de plusieurs années qui avait des effets dévastateurs pour les paysans et paysannes restés au village, car même une milice sympathique comme celle de Makhno ne pouvait pas les protéger durablement. A ces conditions structurelles s’ajoute le caractère individuel de Machno.
Makhno : la revendication du leadership par des actes de violence
Nestor Makhno était issu d’une famille de paysans dont le père était décédé prématurément. Avant même sa majorité, il mena des attaques à main armée au sein de groupes anarchistes, fut arrêté en 1906, fut libéré pour cause de minorité, mais fut de nouveau arrêté et condamné à mort en 1910 après avoir été dénoncé depuis son village natal de Gulai-Pole (en ukrainien : Huljajpole). Sa peine a été commuée en travaux forcés à perpétuité. Il fut libéré en 1917 à la suite de la Révolution de février [3].
Il établit alors sa réputation à Gulai-Pole et dans les environs par la violence :
"L’une de ses premières actions là-bas fut de se venger des personnes qui, à l’époque, avaient contribué par leurs déclarations à son arrestation et à sa condamnation. Il a appris leurs noms dans les dossiers des autorités policières locales. Il a traîné l’un des informateurs dans la rue en plein jour et lui a tiré une balle dans la tête, il a jeté le deuxième par la fenêtre de sa maison, et enfin il a décapité le troisième, un prêtre. Ensuite, le corps sans vie a été attaché à un cheval et traîné dans les rues de Gulai-Pole". (4)
Le caractère public des exécutions est ici significatif. C’est avec de telles méthodes, particulièrement visibles dans les villes ou les grands villages, que Makhno est parvenu à sa position de force dans l’espace de violence. Rapidement : "De par son caractère, Makhno aurait été irascible, fougueux, débridé. Il aimait faire régner la peur". (5)
C’est grâce à de tels actes de violence, c’est-à-dire à des exécutions perpétrées de ses propres mains, que Makhno est devenu "Batko", ce qui signifie en ukrainien "père" ou "petit père", mais comporte en même temps la signification de "guide", "chef".
Les sources : Les mémoire d’Anna Saksaganskaja (1876-1939)
Pour cette évaluation du caractère, Schnell se réfère entre autres aux évaluations d’Anna Saksaganskaja. Je dois ici, lors de la présentation de certains actes de violence de Makhno,il y en eu d’autres, que Schnell documente avec une abondance choquante, me référer aux sources de la recherche de Schnell. Après tout, il existe de nombreux souvenirs et témoignages écrits qui proviennent soit de sources tsaristes, soit de sources de propriétaires terriens ou de grands paysans riches ("koulaks"), de fonctionnaires de l’administration ou des bolcheviks, qui ne sont dignes de confiance que dans une mesure limitée, car ils avaient un intérêt tangible à dénoncer politiquement le mouvement de Makhno. Schnell examine ces sources, lorsqu’il les utilise, mais s’appuie surtout sur les sources connues des compagnons de Makhno, Arschinoff et Voline ; il souligne cependant leurs passages autocritiques.
Les documents relatifs au mouvement de Makhno sont relativement bons. C’est une chance que le journal de l’épouse de Makhno, Galina A. Kuzmenko, soit tombé entre les mains des bolcheviks le 29 mars 1920 et ait été conservé jusqu’à aujourd’hui. Schnell s’appuie également sur les journaux d’Alexeï Tchoubenko, l’aide de camp de Makhno pendant de nombreuses années. Schnell se fie moins à l’autobiographie de Makhno lui-même (6), qui couvre la période de mars 1917 à avril 1918 : "Dans l’autobiographie de Makhno, le fait d’avoir tué lui-même ne joue pratiquement aucun rôle. (...) C’est pourtant un fait bien documenté que Makhno tuait très souvent et qu’il a tué de ses propres mains plusieurs centaines de personnes, aussi bien au combat que lors d’exécutions, selon une estimation grossière. (...) Nous n’apprenons rien par la suite sur le règlement des anciens comptes. (...) On ne parle pas de ses propres tueries, d’autres l’ont fait à sa place". (7)
Une autre source que l’on peut rapidement considérer comme fiable est Anna Saksaganskaja (1876-1939). Elle s’est retrouvée en 1919 au cœur des troupes de Makhno. Elle a rédigé ses expériences dans un ouvrage autobiographique intitulé "Sous le drapeau noir", qui n’a jamais été publié en Union soviétique, mais qui a été conservé. Dans sa jeunesse, elle faisait partie des symbolistes, un mouvement artistique idéaliste auquel appartient également la poétesse Hedwig Lachmann, la deuxième femme de Gustav Landauer. Anna Saksaganskaja a écrit des pièces de théâtre et des récits. Au printemps 1919, elle a fui la famine à Petrograd pour rejoindre sa sœur et son beau-frère, qui possédaient un immeuble locatif à Ekaterinoslav. Les troupes de Makhno se sont emparées de cette ville à deux reprises en 1919, la première fois pendant quatre jours seulement, la seconde pendant six semaines. Anna Saksaganskaya, selon Schnell, "occupait quelques pièces avec une cuisinière lorsque les soldats de Makhno ont envahi la ville et enfoncé la porte d’entrée. (...) Dans cette partie de la maison, dix soldats de Makhno ont été logés avec leur chef, un homme nommé Fedja P.. C’est probablement à cet homme, qui éprouvait une certaine affection pour elle, qu’elle devait la vie. Il se présentait comme son protecteur et réussissait à ce que personne ne l’embête. (...) Une autre protection et une certaine distraction consistaient en ce que ses capacités lui valaient d’être convoquée chez Vsevolod Volin, qui faisait alors partie de l’entourage de Makhno. Volin a donné le temps
Les massacres de Ekaterinoslav
En 1919, les historiens ont compté que Ekaterinoslav a été occupée dix-huit fois par différentes milices. Anna Saksaganskaja : "La ville passait comme un ballon de football de la main d’un parti combattant à l’autre". Tous ont fait des ravages et ont dépouillé la partie des habitants qui leur était hostile. Il est essentiel de noter que, selon Anna Saksaganskaja, les troupes de Makhno ne se sont pas comportées qualitativement différemment des autres milices blanches ou de la terreur rouge des bolcheviks. Selon Saksaganskaja, les habitants se souviennent particulièrement douloureusement de la courte période de quatre jours de la première occupation de Makhno, vu sa cruauté. Dans la rue, on a tiré sur tout ce qui bougeait, puis le centre commercial de la ville a été pillé, puis détruit. Au milieu de ses troupes, Makhno se serait tenu à un petit canon de campagne et aurait fait tirer sur les plus hauts bâtiments. A la fin, il y aurait eu plus de trois cents cadavres dans les rues. (9)
Lors de la deuxième occupation, plus longue, de Makhno, sa maison aurait été transformée par ses troupes en une sorte d’hôtel ou de casino. Anna Saksaganskaja : "L’appartement faisait penser à une rue de passage", l’alcool coulait à flots, des prostituées avaient été enlevées dans les rues, des tirs à la cible avaient été organisés sur des tableaux. Elle ne pouvait pas s’y soustraire. Dès qu’elle voulait se retirer dans la chambre qu’elle partageait avec la cuisinière, Fedja P. venait la chercher : "C’était trop dangereux, sinon elle serait soupçonnée d’être une adversaire. Elle devait être de la partie et faire bonne figure. (...) Dans tout cela, la peur de la mort était omniprésente : Anna Saksaganskaja savait, comme beaucoup d’autres, que pendant les six semaines d’occupation de la ville, des gens étaient abattus chaque jour sur les rives du Djnepr et que leurs corps étaient parfois jetés dans le fleuve, parfois simplement abandonnés. (...) Il n’était pas difficile de trouver des victimes, comme elle [Anna S. ; ndlr] l’a fait remarquer : la délation était florissante, on trouvait facilement des riches, des communistes, des critiques de Makhno et enfin des intellectuels. Le soi-disant |Département de contre-renseignement’ [une sorte de service secret de Makhno ; ndlr] était encore un appareil relativement nouveau et devait manifestement prouver son utilité et sa nécessité aux yeux du Batko.
La proximité de Voline ne garantissait donc pas non plus une sécurité absolue. Lorsque les troupes de Makhno ont finalement dû quitter précipitamment la ville, elle [Anna S. ; ndlr] a eu la chance d’échapper de justesse à une déportation par son protecteur Fedja P.". (10) Schnell résume le massacre d’Ekaterinoslaw à l’époque des deux occupations de Makhno : "Les victimes de la terreur furent en premier lieu des gardes blancs et des officiers ou des personnes considérées comme telles, mais il y eut aussi des morts parmi la population civile. Des étudiants, des commerçants, des boulangers et un groupe de juifs sont cités dans un document. Même les ouvriers de Tchetchelevka, une commune qui avait déjà brièvement existé en 1905 et qui a ensuite été ressuscitée en 1917, n’ont pas été épargnés". (11)
Concurrence avec d’autres chefs de milice : Décision par la force
Les troupes de Makhno n’étaient en aucun cas la seule milice autoproclamée progressiste, anarchiste ou socio-révolutionnaire. Les mécanismes des autres milices de gauche étaient cependant toujours les mêmes : il y avait un chef (ou une cheffe) clair(e) qui devait se légitimer par la violence et n’était reconnu(e) que s’il/elle s’imposait par la violence. Rien n’était plus corrosif pour la prétention au leadership que la défaite dans un duel de violence entre des chefs concurrents.
Outre les troupes de Makhno, il cite rapidement les milices dites "vertes" des frères Antonov, hors de portée de Makhno ; puis la milice de l’ataman Grigoriev, à l’origine un social-révolutionnaire, qui a cependant changé plusieurs fois de camp pendant la guerre civile et que Makhno a soutenu dans l’une de ses propres phases de crise, lorsque les troupes de Makhno ne comptait que 4 000 miliciens. La plus grande partie des troupes de Grigoriev se sont alors ralliées à Makhno, obéissant à l’autorité, ce qui lui a permis de disposer à nouveau de 15.000 hommes (point culminant des effectifs de Makhno fin 1919 : 80.000). (12)
Le cas de la chef de la milice anarchiste Maroussia Nikiforovna, qui a d’abord vécu sa socialisation politique chez Makhno et qui a ensuite longtemps dirigé une sorte de troupe semi-autonome, est intéressant. Avec l’épouse de Makhno, Galina Kuzmenko, elle constituait une exception, car il n’y avait pas d’autres femmes miliciennes chez Makhno. En voyage, les femmes faisaient certes partie du convoi dans des chariots, mais elles effectuaient des travaux d’intendance pour la troupe masculine (cuisine, couture de vêtements, etc.). Rapidement : "Au fur et à mesure que l’étoile de Makhno grandissait et que son pouvoir augmentait, l’anarchisme de Maroussia correspondait de moins en moins à ses plans. Un jour, alors qu’elle réclamait une grosse somme d’argent à Makhno pour sa troupe (...), Makhno l’a jetée sans ménagement d’un wagon de chemin de fer - ce qui a mis fin à leur amitié" (source Tchoubenko). Entre-temps, Maroussia avait toutefois une suite de plusieurs milliers d’hommes. C’est avec eux qu’elle a attaqué la ville d’Aleksandrovsk (province de Lougansk) fin 1917. Les mêmes mécanismes de dilapidation des marchandises pillées que ceux de Makhno à Ekaterinoslav se sont manifestés ici : "La troupe de Maroussia a pillé les |citoyens’ sans pitié. Ses soldats s’habillaient en partie de vêtements féminins colorés et de fourrures, mettaient des chapeaux de femme, s’arrosaient de parfum". Bien qu’ils aient ainsi gagné des sympathies tout à fait paysannes, "comme l’a fait remarquer le rapporteur, les pauvres de la ville ne profitaient guère de la richesse : comme les anarchistes vivaient dans l’opulence, ils consommaient eux-mêmes la plus grande partie". (13)
L’anarchisme de Makhno : un primitivisme ?
Selon Schnell, Anna Saksaganskaja "s’intéressait beaucoup à l’anarchisme de Makhno, malgré sa peur (...). Elle voulait tout simplement savoir ce que le batko entendait par là. Fedja P., son protecteur à l’époque de l’occupation d’Ekaterinoslav, l’avait fortement mise en garde contre toute question de Makhno à ce sujet : "Le Batko n’aimait pas parler de ces choses. Son propre point de vue était : "Qu’est-ce que c’est que l’anarchisme - c’est juste du brigandage". Mais elle ne manqua pas l’occasion de demander à d’autres membres de l’armée chargés de tâches de commandement ce qu’il en était de l’anarchisme. L’un d’entre eux a déclaré qu’il était encore trop tôt pour expliquer les objectifs politiques aux paysans. Les paysans vivaient plus de la pratique que de la théorie, de plus l’idée de l’anarchisme leur était étrangère". (14)
Selon Zakganskaja, le rôle de Voline était différent, on pouvait avoir avec lui des "discussions littéraires". Mais son journal anarchiste "Chemin de la liberté" n’a apparemment "guère été lu par les insurgés". Interrogé à ce sujet, un membre du cercle dirigeant de Makhno a déclaré : "C’est l’affaire de Volin. Il essaie ainsi d’impressionner Makhno. Mais Makhno n’a pas besoin de ce journal et n’y prête pas attention". (15)
Schnell doute même que Makhno ait été anarchiste. Je pense que cette appréciation est fausse, son amitié avec l’anarchiste Archinoff, du temps de sa prison moscovite, était évidente. Makhno était un lettré, son auto-désignation devrait être prise au sérieux. Ce serait trop facile pour nous de faire l’autocritique de l’anarchisme si nous ne reconnaissions pas Makhno comme anarchiste. Mais ce qui est important, ce n’est pas son auto-proclamation, mais le fait qu’il n’ait pas jugé nécessaire d’expliquer l’anarchisme dans ses discours à la population paysanne, ni même d’utiliser le mot anarchisme. Il parlait bien de "terre" et de "liberté", mais dans un sens apocalyptique de destruction des villes détestées qui ne faisaient que réquisitionner les produits des paysans.
Rapidement ajoute : "Lorsque Makhno s’adressait aux paysans, il parlait de la chute inévitable des villes, du fait que les hommes vivant librement n’avaient pas besoin de villes, qu’on n’avait pas non plus besoin de citoyens, d’ouvriers, qu’il fallait immédiatement quitter les villes et aller dans les villages, dans la steppe, dans les forêts et y commencer une nouvelle vie paysanne libre. (...) Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que pendant les six semaines d’occupation d’Ekaterinoslav en 1919, non seulement toutes les archives des autorités aient été détruites, mais aussi toutes les bibliothèques". (16)
Cette hostilité des intellectuels et cette critique de la civilisation ne s’étendaient cependant pas, selon Schnell avec complaisance, aux dernières techniques d’armement auxquelles Makhno s’intéressait. Schnell voit dans cette vision transmise aux paysans une sorte de "|communisme de l’âge de pierre’ à la Pol Pot ou au Sendero Luminoso". (17)
Ici, je ( L’auteur N. O. Fear)) ne suis pas d’accord avec lui, mais je trouve que cela se rapproche plutôt de l’anarchisme primitiviste de John Zerzan, dont la vision de destruction sans base de masse culturellement et libertairement construite d’une alternative positive implique également la destruction des villes et peut aboutir à une orgie de violence.
Pas d’antisémitisme systématique, mais faible importance de l’idéologie anarchiste
Pendant la guerre civile, on estime que 50.000 à 250.000 Juifs ont été victimes de pogroms en Ukraine ; pour la période 1917-1921, les historiens parlent même d’une "étape préliminaire à l’Holocauste". (18) Schnell présente Makhno plutôt comme une exception et se fie ici à ses mémoires, selon lesquelles les années 1905/06 lui auraient inspiré une "profonde aversion pour l’antisémitisme" (19) et qu’il était préoccupé par l’atmosphère de pogrom dans la paysannerie.
C’est ce que confirment d’autres historiens, même s’ils sont critiques à l’égard de Makhno, comme Colin Darch dans "The Myth of Nestor Makhno" de 1985 : "Toutes les présentations sérieuses que je connais s’accordent à dire que l’accusation d’antisémitisme systématique à l’encontre de Makhno [formulée principalement par les bolcheviks ; ndlr] est une invention". Il faut même, selon Darch, "souligner que Makhno a combattu l’antisémitisme parmi ses partisans à tous les niveaux, avec un succès considérable". (20)
Schnell le confirme, mais parle bien de cas isolés qui, pour des raisons de commodité, sont parfois restés impunis : "Néanmoins, c’est un simple fait que les soldats de Makhno ont également commis des pogroms. Par exemple dans la colonie juive de Garkaïa, où des dizaines de personnes ont été tuées sous le commandement du commandant [bulgare de Makhno] Demendji". Pour le commandant de Makhno, cela n’a pas eu de conséquences "parce que le Bulgare était considéré comme un commandant capable, utile et finalement irremplaçable". Vite : "Dans l’ensemble, il s’agissait de cas isolés et on ne peut pas parler d’un pogrom automatique de l’armée de Makhno". (21) Mais comme pour l’anarchisme, Makhno ne s’opposa pas ouvertement à l’ambiance générale de pogroms, précisément parmi la paysannerie, qu’il considérait sans doute comme quasi-naturellement anarchiste. Ainsi, les actes de violence isolés contre les villages juifs, même sous Makhno, sont pour Schnell "un indice que l’idéologie avait une importance plutôt faible dans la pratique de la guerre civile". (22)
Révélation de la culture de la violence de Makhno : Exécutions à froid
De nombreux éléments de la culture de la violence de Makhno (et d’autres milices), étudiés par Schnell, ne peuvent pas être présentés ici en détail : le rôle de l’alcool, par exemple, que l’empire tsariste détesté avait encore officiellement combattu, et qui coulait à flots dans les espaces de violence sans Etat parmi les paysans et les milices, noyant efficacement d’éventuels scrupules lors des actes de violence. Nous ne pouvons pas non plus aborder ici les actes de violence commis contre les villages des Allemands et des Mennonites en Ukraine, qui étaient persécutés en raison de leur prospérité économique et des accusations plus ou moins justifiées de collaboration avec les troupes d’occupation allemandes et autrichiennes, toutes classes confondues et en raison de leur appartenance à la population.
Pour Anna Saksaganskaja, Makhno était "tout simplement un psychopathe, un homme violent depuis l’enfance, qui vivait sa maladie en fonction des circonstances du moment". (23) Schnell procède de manière plus analytique dans son analyse et décrit la violence comme une qualification centrale du leadership de Makhno : "Les ordres oraux de Makhno se terminaient généralement par la phrase : |... ou je te tue !’ Tchoubenko avait lui aussi souvent entendu cette demi-phrase. (...) Un jour, alors que Tchoubenko venait de mettre en joue un cavalier avec des objets volés dans sa poche et que Makhno arrivait par hasard, il n’a pas hésité une seconde, il a sorti son revolver et a abattu l’homme". Lorsque deux anarchistes ont voulu s’enrichir grâce au trésor de guerre des troupes de Makhno et que Tchoubenko les a arrêtés, "Makhno [les] a littéralement abattus à la minute même où il en a eu connaissance", selon Tchoubenko. Rapidement : "C’est justement le caractère presque spontané de ses actions qui représentait sa plénitude de pouvoir. Peu de choses représentent la domination de manière aussi absolue que d’être maître de la vie et de la mort".
Une fois, Makhno a exécuté l’un des prêtres qu’il détestait de la manière suivante : il l’a forcé, avec l’aide d’un camarade, à monter sur une locomotive dont la chaudière était à vapeur et à sauter dedans. Comme le prêtre refusait, les deux hommes l’ont aidé de leurs propres mains. "Selon Tchoubenko, Makhno aurait souri et dit : | ’Ici, petit père, tu as le véritable enfer - si tu as effrayé les gens avec cet enfer, goûte-le maintenant toi-même’". (24) La violence de Makhno a déteint sur ses compagnons d’armes immédiats. Schnell rapporte un acte de violence commis par sa femme :
Lorsqu’un des sous-tamans a arrêté un soldat de Makhno en train de piller, il a demandé à Galina Kuzmenko ce qu’il fallait faire de lui - elle lui a répondu : "Tuez-le, il ne comprend pas". Mais Galina Kuzmenko ne s’est pas contentée de faire tuer, elle a aussi tué de sa propre main", car, selon Schnell, sa famille avait été tuée par les bolcheviks. Elle-même est cependant décrite comme insensible par ses actes de vengeance : "Dans le contexte d’une action de représailles contre la colonie allemande de Mariental, on dit : |en sortant de la cour de service dans la steppe, nous avons trouvé dans l’herbe deux hommes qui s’y étaient cachés, armés de fusils. Ils ont été découpés en morceaux. " (25)
Un autre exemple de la façon dont la violence de Makhno a déteint : le "commandant Kusenko de Makhno, qui était en train de |découper au couteau un Allemand qu’il avait traîné hors du train, a répondu aux observateurs protestataires que Makhno lui avait donné le droit de le faire - et voilà". (26)
Ce qui est frappant ici, c’est la proportion élevée d’"armes froides" au lieu de pistolets et de fusils lors d’exécutions directes, c’est-à-dire d’"armes blanches, d’armes d’estoc et d’armes à feu". Schnell ajoute : "Elles exigeaient plus de force physique, surtout elles mettaient le criminel directement en contact avec la victime (...), ce type de mise à mort est aussi plus difficile et donc plus prestigieux". (27) Plus la violence est brutale, plus la revendication d’une position élevée au sein de la hiérarchie de la communauté des combattants est donc forte, dont la base, comme cela devrait maintenant être clair, était toujours composée des deux, même dans l’armée de Makhno : de la sympathie de la population paysanne, mais aussi de la peur et de la terreur.
Désespoir des soldats et impossibilité de déserter
Anna Saksaganskaya "a fait l’observation que parmi les soldats de Makhno, beaucoup étaient désespérés par les objectifs de Batko et par leurs propres actions". (28) Nous ne pourrons jamais savoir combien d’entre eux voulaient déserter cette armée. De nombreux chroniqueurs, y compris anarchistes, du mouvement de Makhno ont toujours fait remarquer que l’armée de Makhno n’avait pas besoin d’un recrutement forcé parmi les paysans, puisque les fils de paysans venaient volontairement renforcer l’armée de Makhno. C’est peut-être vrai, mais après avoir connu de l’intérieur la réalité de leur espace de violence, ils ne pouvaient pas faire marche arrière.
Les membres du groupe de l’armée de Makhno "étaient purement et simplement empêchés par les autres de quitter le groupe : Ceux qui s’enfuyaient, ceux qui |désertaient’, étaient fusillés. L’entrée dans l’armée de Batko était en général sans contrainte, la sortie n’était prévue que par la mort". (29)
Pour de nombreux désespérés, il n’y avait souvent pas de retour en arrière possible. La ferme des parents avait entre-temps été détruite, il n’y avait pas d’arrière-pays dans la guerre civile, la milice devenait ainsi presque un système fermé, il n’y avait pas d’endroit en dehors, le propre groupe militant était presque sans alternative.
Ce mécanisme est à l’œuvre dans toutes les guerres civiles et conduit de facto à la reproduction des milices ainsi qu’à leur brutalisation interne et externe.
La déclaration de Simone Weil sur la brutalisation dans la guerre civile
Les récits de Schnell sur la manière dont les soldats de Makhno se vantaient de leurs actes de violence après les avoir commis au sein de la communauté des auteurs sont des documents particuliers sur la culture de la violence de l’armée de Makhno. Schnell résume à ce sujet les notes de Saksaganskaja dans "Unter der schwarzen Flagge". Lors des fêtes du soir, les soldats présentaient leurs "exploits" :
"Leurs récits avaient exclusivement un caractère sanglant. Chacun d’entre eux s’efforçait de surpasser l’autre dans son audace - ils parlaient des hommes comme des bouchers parlent du bétail : tués, poignardés, poignardés, éventrés. Ces mots étaient accompagnés de rires. Le public aimait ces histoires et à peine l’un d’entre eux avait-il fini de les raconter que l’autre commençait déjà son histoire non moins sanglante". (30)
Dans un autre espace de violence, la guerre civile espagnole, la philosophe anarcho-syndicaliste Simone Weil a fait des observations similaires sur la brutalisation pendant la guerre civile en se basant sur sa propre expérience. Elle écrivait dans sa "Lettre à Georges Bernanos" de 1938
"J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent"CF
Dans le contexte des actes de violence de Makhno et de son armée, il est clair que l’anarchisme, dans sa conception de la révolution, doit éviter de glisser vers la guerre civile. Je ne comprends pas pourquoi, dans les présentations récentes de l’histoire anarchiste, on accorde toujours autant de place aux anarchismes de guerre civile, et ce aussi bien sous la forme de la révolution mexicaine plus la guerre civile, de la révolution ukrainienne de Makhno plus la guerre civile et aussi de la révolution espagnole plus la guerre civile, et que les points de vue critiques ne sont souvent pas mentionnés - comme par exemple dans le documentaire cinématographique en deux parties d’arte "Pas de Dieu, pas de Seigneur" de 2013. (32)
N.O. Fear
(1) Felix Schnell : Espaces de terreur. Gewalt und Gruppenmilitanz in der Ukraine 1905-1933, Hamburger Edition/Institut für Sozialforschung, 2012.
(2) Philippe Kellermann fait ici figure d’exception, voir sa recension dans la revue "Grundrisse" n° 46 : www.grundrisse.net/buchbesprechungen/felix_schnell_martin_baxmeyer.htm
(3) Schnell, ici p. 316 et p. 298.
(4) Schnell, ici p. 291.
(5) Schnell, référence Anna Saksaganskaja, p. 317.
(6) Traduit en allemand : Nestor Makhno : Meine Autobiographie, dans : Valentin Tschepego (éd.) Makhno - Zeugnisse einer Bewegung. Aus Makhno Feder, vol. 2, Edition AV, Lich 2016, p. 9-58.
(7) Schnell, sur la critique de l’autobiographie de Makhno, ici p. 325.
(8) Schnell, hier S. 197, 199.
(9) Anna Sakganskaja, citée d’après Schnell, ici p. 198. Outre Sakganskaja, Schnell s’appuie pour cette présentation sur un autre habitant, Arbatov et son rapport "Ekaterinoslav" ; l’auteur n’est toutefois cité par Schnell qu’en tant que deuxième source, sans être présenté en détail.
(10) Première citation, Anna Sakganskaja d’après Schnell, p. 199, deuxième citation Schnell, p. 199-200.
(11) Schnell, ici p. 200.
(12) Schnell, ici p. 303.
(13) Schnell, les deux citations concernant Marusja N. p. 194.
(14) Schnell, ici p. 296.
(15) Schnell, ici p. 297.
(16) Schnell, ici p. 294.
(17) Schnell, ici p. 292.
(18) Schnell, ici p. 201.
(19) Makhno d’après Schnell, p. 347.
(20) Colin Darch : The Myth of Nestor Makhno, in : "Economy and Society", 14, No. 4, 1985, S. 524-536, hier S. 534f.
(21) Schnell, ici p. 347, p. 329.
(22) Schnell, ici p. 201.
(23) Saksaganskaja d’après Schnell, p. 330.
(24) Toutes les citations de Schnell, p. 326 et suivantes.
(25) Galina Kuzmenko : Journaux, cité d’après Schnell, p. 340.
(26) Schnell, ici p. 329.
(27) Schnell, ici p. 354.
(28) Saksaganskaja d’après Schnell, p. 357.
(29) Schnell, ici p. 358.
(30) Saksaganskaja d’après Schnell, p. 353.
(31) Simone Weil : Lettre à Georges Bernanos (1938), ici in : Charles Jacquier (éd.) : Expérience de vie et travail intellectuel. Simone Weil et l’anarchisme, Verlag Graswurzelrevolution, Nettersheim 2006, citation p. 124f.
(32) Documentaire arte : "Pas de Dieu, pas de maître. Une petite histoire de l’anarchie", réalisateur Tancrède Ramonet, 2013, voir : https://www.google.fr/search?q=youtube+arte+anarchie&ie=utf-8&oe=utf-8&client=firefox-b&gfe_rd=cr&dcr=0&ei=0TwlWreqJ_HJXvvzlvAO