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Saint-Imier 2023 : “Renversé”, le site qui renverse la réalité
René Berthier, 25 juillet 2023
Article mis en ligne le 14 septembre 2023
dernière modification le 2 septembre 2023

Saint-Imier 2023 : “Renversé”, le site qui renverse la réalité

Suite aux agressions subies à Saint-Imier lors des récentes Rencontres Internationales anti-autoritaires par la table de presse de la Fédération anarchiste, sur lesquelles cette dernière ne sʼest pas encore prononcée, le site de Suisse romande “Renversé” a publié un “Communiqué”.  [1]

Origine Monde nouveau

Je nʼétais pas présent lors de ces événements et il revient à la Fédération anarchiste de sʼexprimer là-dessus, si elle lʼestime nécessaire.
Je ne parlerai pas non plus des commentaires de “Renversé” sur le livre de Hamid Zanaz : celui-ci est parfaitement capable de se défendre lui-même et surtout, je suis persuadé quʼil se fout éperdument de ce que pense “Renversé” de son livre.
Concernant les propos tenus sur ce qui passe pour être mon “livre” mais qui nʼest quʼune petite brochure dans laquelle je ne suis pas le seul intervenant, je tiens à faire quelques commentaires.

Le fait que la brochure Un voile sur la cause des femmes ait plusieurs intervenants nʼest pas de mon fait et je nʼai donc pas “donné la parole à différents intervenants” : ce sont les éditeurs de la brochure qui lʼont fait. Je nʼai pas été consulté concernant ces intervenants ni sur le titre de la brochure, mais sur le fond je mʼen fous un peu. Ce sont des articles que jʼavais écrits bien avant que les Éditions du Monde libertaire aient décidé de les publier. Je trouve que le titre résume assez bien la situation, bien que moi-même je ne parle que très peu du voile, et jamais dans un sens polémique.

Que la couverture de lʼouvrage montre lʼimage dʼune femme portant le foulard nʼest peut-être pas la chose la plus originale, mais reste malgré tout parfaitement consistant avec une brochure qui parle de “théologie islamique et contrôle social des femmes”, de “féminisme islamique” ou de la Constitution iranienne.

Il est tout à fait subjectif, voire totalement faux, de dire que Un voile sur la cause des femmes défend “un projet de société qui nʼa aucune intention de considérer [la femme] comme partie prenante” : bien au contraire, les trois articles tentent de montrer que cʼest le patriarcat (je suis tenté de dire lʼhyper-patriarcat) des sociétés musulmanes qui refuse de considérer la femme comme partie prenante de son propre destin, sauf dans quelques rares pays où des progrès avaient été faits, sans cependant que cela ne remette fondamentalement en cause le patriarcat dominant. Je pense à la Tunisie, et à lʼIrak avant quʼil ne soit détruit par George Bush père et fils.  [2]

Le fait que des musulmans vivent en France ne retire rien au caractère oppressif de ce patriarcat. Les religions sont des idéologies par lesquelles les croyants sʼoppriment eux-mêmes, et ça vaut pour toutes les religions. Il nʼy a pas de “religion des opprimés”.

En 1998, jʼécrivais ceci dans un livre sur le conflit israélo-palestinien :

  • “On oublie en effet que, avant même que lʼassassinat de femmes soit devenu monnaie cou­rante en Algérie, de nombreuses palestiniennes ont été assas­sinées par les intégristes parce que leur action allait à lʼencontre du modèle patriarcal. Le sum­mum de la corrup­tion occidentale, aux yeux des intégristes, est incarné par le féminisme et le mouve­ment de libération des femmes, qui combinent les valeurs égalitaires et démocratiques pour les appli­quer aux femmes. Les femmes qui sont actives dans ces mouvements sont corrompues, licencieuses. Ce sont des re­négates quʼil est permis de tuer, de même quiconque les sou­tenant.” (Manar Hassan, Inpré­cor n° 366.)  [3]

Maintenant, dire que je parle à la place des femmes musulmanes peut être reproché au mâle blanc cis-genre hétérosexuel que je suis (chose que jʼassume parfaitement), comme lʼont exprimé les quatre ou cinq femmes qui sʼen sont pris à mon livre à Saint-Imier... lesquelles déclarèrent ne pas lʼavoir lu et parlaient à la place des femmes musulmanes puisquʼelles reconnurent quʼelles nʼétaient elles-mêmes pas musulmanes. Autrefois nous avions les intellectuels petits bourgeois qui parlaient à la place du prolétariat, aujourdʼhui nous avons les islamo-gauchistes qui parlent à la place des musulmans – lesquels nʼen demandent probablement pas tant.

Il nʼy a sans doute pas de manière plus flagrante de parler à la place des musulmanes que de dire que seules les musulmanes peuvent parler dʼelles-mêmes. Mais il y a aussi des musulmanes qui parlent à la place des musulmanes et qui feraient mieux de fermer leur clapet. Je pense à cette Qatarie, ex-productrice dʼune émission pour Al Jazira, qui, lors du premier congrès international de féminisme islamique en 2005, se félicita que son pays nʼait pas ratifié la Convention pour lʼabolition des discriminations envers les femmes de lʼONU. A ce congrès participa également lʼépouse dʼun théologien qui approuvait que les maris battent leurs femmes.  [4]

Quʼune personne qui subit une forme ou une autre dʼoppression sʼoppose à ce que des personnes qui ne vivent pas cette situation parle de leur souffrance est compréhensible. Mais dans la mesure où cette souffrance devient une lutte pour sʼopposer à ses causes, elle devient lʼaffaire de tout le monde car dans toute lutte il est nécessaire dʼavoir des alliés, et affirmer que chaque oppression spécifique ne peut avoir dʼexpression que de la part des personnes subissant cette oppression spécifique, cʼest se complaire dans lʼéchec permanent de la lutte.

Je pense que cette complaisance affecte souvent les partisans de luttes spécifiques qui découpent ces dernières en autant de tranches de saucisson souvent hostiles les unes envers les autres, afin dʼéviter dʼenvisager un combat global. Se complaire dans lʼéchec permanent de sa lutte peut dʼailleurs donner aux personnes concernées le sentiment réconfortant de “rester entre soi”.

Personne ne mʼempêchera de parler de la condition des femmes en Islam si jʼen ai envie, de même que rien ne mʼa empêché de parler de la guerre du Golfe de 1990-1991, du conflit isaélo-palestinien, de la guerre civile en Yougoslavie et que sais-je encore.

Je ne vois pas non plus ce qui mʼempêcherait de porter des dreadlocks, si je nʼétais pas chauve (je subis à ce titre une oppression spécifique et jʼinterdis aux chevelus de parler de ma calvitie). Toutes les lubies imbéciles de la sphère des dames patronnesses bien-pensantes woke-inclusives et Cie reposent la plupart du temps sur la plus crasse ignorance.  [5]

Interdire à un blanc de porter des dreadlocks est absurde car cela nʼa strictement rien dʼexclusivement rasta. On trouve des fresques minoennes datant de 1600 avant notre ère avec des gars (tout à fait européens, donc) portant des dreadlocks. On pourrait ainsi légitimement reprocher aux rastas de Jamaïque, qui nʼont commencé à apparaître que dans les années 1930, de faire de lʼappropriation culturelle aux dépens des anciens Grecs. Mais les Grecs (les Crétois en l’occurrence) ne se formalisaient pas qu’on s’approprie des éléments de leur culture.

Mais ce serait aller loin parce que les anciens Égyptiens, des ascètes dʼInde, les Africains, les Aztèques, des Polonais il y a mille ans, et jʼen passe portaient des dreadlocks.
Et dʼabord en quoi est-ce gênant que de faire de lʼ“appropriation culturelle” ? Le propre de la culture nʼest-il pas dʼêtre partagée ? Mesure-t-on lʼinvraisemblable régression que constitue lʼinterdiction de reprendre ce qui est intéressant dans les autres cultures ?
Mais poursuivons.

Ce que dit “Renversé” à propos de mon article sur la Constitution iranienne est proprement renversant. Il va de soi que le titre de lʼarticle : “La République française ? Génial !” est à prendre au second degré, ce que tout le monde nʼa pas compris, comme par exemple Riposte laïque qui en a fait un commentaire, jadis.

Le point de départ de mon article est lʼobservation que jʼavais faite dʼune gamine qui, lors dʼune manifestation contre le port de “signes ostensibles, religieux ou autres, quʼils soient islamiques ou non” (p. 34), portait une pancarte sur laquelle était écrit : “Notre Constitution, cʼest le Coran !”

Pour le communiqué de “Renversé”, mettre en regard la Constitution iranienne, reposant par conséquent sur la charia, et une gamine qui réclame lʼapplication en France de ladite charia, est donc un “amalgame dangereux” parce que la Constitution iranienne représenterait “les pratiques répressives et sexistes dʼun État”, tandis que vouloir remplacer la Constitution de la République française, tout imparfaite soit-elle, par la charia ne ferait quʼexprimer “la variété de pratiques religieuses dʼun ensemble de communautés vivant dans un pays situé à lʼautre bout de la planète”. Je me demande si le ou les auteurs du communiqué publié par “Renversé” se rendent compte de ce quʼils disent.

Lorsquʼune personne ou un groupe de personnes proclame vouloir remplacer la Constitution de la république française par la Charia, cela ne relève pas de la “variété de pratiques religieuses dʼun ensemble de communautés religieuses” mais de bien dʼautre chose : cʼest la volonté clairement exprimée dʼimposer un régime dʼoppression à des millions de gens qui nʼen veulent pas. Cʼest la volonté clairement exprimée dʼimposer à la population vivant en France le régime contre lequel les femmes iraniennes se battent aujourdʼhui.

Il a fallu mille ans à la société française pour réduire à un (relatif) silence ceux qui disaient : “Notre constitution cʼest la Bible”.

Dire que je souscris à la “panique générale” vis-à-vis des “communautés musulmanes” et que je manifeste mon “ignorance de leurs pratiques autant que de leurs croyances” est là encore parfaitement subjectif : cela suggère surtout que les auteurs du communiqué de “Renversé” sont des ignorants.

Enfin, je ne vois pas à quel moment jʼai pu implicitement (encore un point de vue subjectif de “Renversé”) faire une apologie de la “modernité”, un concept auquel je ne me réfère jamais et qui mʼénerve au plus haut point. Quant à lʼopposition entre les Lumières et lʼobscurantisme, ou entre lʼuniversalisme et lʼobscurantisme, effectivement, cela entre bien dans mon mode de pensée. Sans être un partisan inconditionnel de la pensée des Lumières, qui fut une étape, mais qui doit être dépassée, je pense quʼil y a, comme dit si bien Bakounine, une “substance commune à lʼhumanité tout entière” et que si chaque individu a le droit dʼêtre lui-même, il ne doit pas faire de son individualité une question de principe et “traîner ce boulet toute sa vie”.  [6]

Je citerai en conclusion quelques lignes que jʼai écrites en 2018 dans une brochure intitulée Athéisme !

  • “Je sais que lʼuniversalisme est une notion qui nʼa pas bonne presse aujourdʼhui dans certains milieux, y compris anarchistes. Cʼest dommage parce que je pense quʼil y a effectivement des valeurs universelles, héritées notamment de la philosophie des Lumières (encore une idée qui nʼa pas bonne presse dans la « gauche radicale »). La mode est au relativisme culturel.
  • “Ces valeurs universelles sont rejetées précisément parce quʼelles tendent à remettre en cause la tendance à confessionnaliser subrepticement la pensée. Pourtant, il y a, je pense, des choses qui, du point de vue de la dignité humaine, relèvent du Mal. Par exemple, couper le clitoris dʼune gamine, cʼest mal. Pour les anarchistes, ce nʼest même pas discutable. Le fait que cette pratique soit condamnable est un principe universel.”  [7]

En fait “Renversé” nʼa rien à dire sur mon livre, en tout cas rien à dire sur les trois articles que jʼai écrits, ce qui est frustrant. Tout ce qui en est dit est parfaitement subjectif et infondé, à côté de la plaque. Je me serais attendu à quelque chose de plus consistant que lʼaccusation sans argumentation de “paternalisme”. Le communiqué de "Renversé" n’a surtout pas démontré en quoi mes articles étaient "islamophobes".